Filature interrompue : Radio-Canada devait-elle diffuser?

La nouvelle a eu – à tort ou à raison – l’effet d’une bombe. L’impact du reportage de l’équipe d’Enquête de Radio-Canada sur l’interruption inexpliquée de la filature d’Eddy Brandone par la Sûreté du Québec, moins de 30 minutes après sa rencontre avec Jean Charest dans un hôtel de Dorval en mars 2009, a ébranlé la caravane libérale. Pendant que les commentaires déferlaient sur les réseaux sociaux, le premier ministre critiquait vivement la décision de la SRC de diffuser le reportage en pleine course pour l’obtention du pouvoir au Québec. Radio-Canada a-t-elle fauté en diffusant ce reportage?

Précisons d’emblée que ce n’est pas le rôle du Magazine du CPQ de répondre à cette question. Plutôt, il s’agira ici de chercher à comprendre un peu mieux les questions que soulève cette « affaire », et de tenter de cerner les différentes réponses qui ont été apportées jusqu’ici : autrement dit, de problématiser les enjeux.

Une question d’intérêt public ?

Une question fondamentale s’impose à tout journaliste au moment d’approcher un sujet. C’est celle, impérieuse, de l’intérêt public : le sujet mérite-t-il d’être traité et rapporté dans les médias ? Cette question s’est imposée aux journalistes de l’équipe d’Enquête de Radio-Canada au moment de réaliser le reportage sur la filature interrompue d’un proche du Parti libéral du Québec, Eddy Brandone. S’il s’en est trouvé bien peu pour répondre non à l’intérêt public du sujet, la question du timing de la diffusion de la nouvelle en a fait sourciller plus d’un, notamment le premier ministre du Québec lui-même. Jean Charest n’a pas tardé à réagir à la diffusion du reportage de l’équipe de Radio-Canada. Selon lui, la nouvelle sur l’interruption de la filature d’un militant et collecteur de fonds libéral, en mars 2009, quelques minutes à peine après que ce dernier l’eut rencontré dans un hôtel de Dorval où il participait à une rencontre avec des représentants de la communauté inuit, suggère qu’il y ait eu intervention du politique. Incisif, il s’en est d’abord pris au travail des journalistes Alain Gravel et Marie-Maude Denis avant de s’interroger ouvertement sur les intentions de la direction de Radio-Canada en diffusant le reportage, qui laisse entendre au surplus qu’Eddy Brandone et lui entretenaient des liens privilégiés. « Ce reportage n’aurait jamais dû être fait en pleine campagne électorale. Ça vient nous distraire des vrais enjeux […]. Le laxisme n’est pas chez nous, il est à Radio-Canada, sur ses règles d’éthique journalistique », a soutenu M. Charest devant les journalistes qui suivent sa campagne.

La Fédération professionnelle des journalistes du Québec a fortement réagi aux propos de M. Charest. Dans un communiqué, la FPJQ s’est d’abord portée à la défense des deux journalistes de Radio-Canada « qui ont fait un travail remarquable pour exposer les problèmes de corruption et de collusion dans l’industrie de la construction », avant de rappeler « [qu’il] n’appartient pas au premier ministre, ni à aucun autre politicien, de dicter aux médias leurs choix rédactionnels […]. Les journalistes et les médias doivent rester libres de traiter des sujets comme ils l’entendent, sans subir des critiques indues de décideurs publics. » Selon la FPJQ, la diffusion du reportage sur la filature interrompue d’un proche du Parti libéral est hautement d’intérêt public, particulièrement en période de campagne électorale où l’intégrité fait partie des enjeux discutés.

La position sans équivoque de la Fédération professionnelle des journalistes n’a cependant trouvé qu’un écho partiel au sein de la presse politique, et l’on sent une certaine tiédeur de la communauté journalistique à endosser complètement le travail du diffuseur public. Dans son blogue au magazine L’actualité, la chroniqueuse politique Chantal Hébert, évoque son malaise. « La diffusion d’un reportage d’enquête est tout aussi pertinente en campagne électorale qu’à n’importe quel autre moment. Mais quand l’intention n’est pas de lancer par ricochet des pierres sur la maison de verre qu’est la campagne de n’importe lequel des partis en lice, des précautions s’imposent. Pourquoi? Parce que les pots cassés en campagne électorale sont généralement irréparables. »

Est-ce à dire que le caractère dommageable d’une nouvelle pourrait justifier sa rétention par les médias d’information? La question est large et mérite quelques précisions. Le rôle des médias, tel qu’il est généralement accepté en démocratie, est de rapporter une information exacte, sans en exagérer la portée. Le code de déontologie du Conseil de presse du Québec stipule d’ailleurs que « la presse ne peut se permettre de taire ou de donner une image déformée des faits sous prétexte […] qu’ils sont susceptibles de compromettre certains intérêts particuliers. » Selon ce principe, retenir l’information aurait ainsi exposé Radio-Canada à la critique. D’abord, parce que le diffuseur public n’aurait pas rempli son mandat d’entreprise de presse. Ensuite, comme le soulignait l’auteur du reportage sur la filature avortée, Alain Gravel, parce que Radio-Canada aurait alors prêté flanc à la critique des opposants des libéraux qui auraient pu l’accuser de protéger le gouvernement sortant sous prétexte de ne pas vouloir s’immiscer dans la campagne.

Pour la professeure en journalisme de l’Université Laval, Colette Brin, le fait que l’intégrité fasse partie des enjeux discutés par les différents partis depuis le début de la campagne électorale et occupe l’actualité depuis plusieurs années au Québec justifie d’autant plus la diffusion du reportage. Selon elle, l’impact potentiel de la nouvelle sur l’opinion impose toutefois une grande prudence de la part du média.

Manon Cornellier, dans un billet de blogue également publié sur le site internet du magazine L’actualité, défend aussi ce point de vue : « Il est plus qu’à-propos de diffuser des reportages d’enquête en campagne électorale, surtout s’ils offrent des informations supplémentaires sur un des enjeux clés de la course, comme ici celui de l’intégrité. Mais quand la complexité des faits peut amener les auditeurs à tirer des conclusions hâtives et que cela peut influer sur le cours de la campagne, il revient aux journalistes et aux médias de faire preuve d’une précision chirurgicale dans tout ce qui entoure la présentation dudit reportage. »

Le principe de prudence

Marc-François Bernier, également professeur en journalisme, quant à lui à l’Université d’Ottawa, croit aussi que les médias devraient, dans ce genre de situation, jauger « la proportionnalité des conséquences [de la diffusion d’une nouvelle] ». En d’autres termes, et en cela son propos se rapproche de celui de Chantal Hébert, il estime que la rigueur journalistique doit être proportionnelle aux dommages potentiels que peut avoir la diffusion de la nouvelle.

Or, il estime que c’est à cet égard que le travail de Radio-Canada peut-être critiqué. Selon lui, les reportages d’Alain Gravel et Marie-Maude Denis suggèrent implicitement que Jean Charest serait intervenu auprès de la Sûreté du Québec pour que la filature soit interrompue, sans toutefois que les journalistes aient de preuve pour appuyer cette supposition. Pour le professeur Bernier, l’enquête de Radio-Canada apparaît « incomplète et source de confusions pour le téléspectateur. […] Que voulait démontrer le reportage? Que la Sûreté du Québec a mal fait son travail ? Qu’une intervention politique a forcé l’interruption de la filature? Nous ne le savons pas. C’est là qu’il y a confusion. On ne sait pas très bien ce que les journalistes voulaient démontrer. À mon avis, c’est une enquête qui n’était pas aboutie; [or] quand une nouvelle est susceptible de susciter une série de réactions comme ça a été le cas avec le reportage d’Enquête, les journalistes ont une obligation encore plus forte de s’assurer que leur histoire est solide à tous les points de vue. » Ce qui ajoute au questionnement, croit le professeur Bernier, c’est que « le reportage était annoncé pour créer une bombe dans la campagne électorale… Vu sous cet angle, ce n’est pas [le travail de] la police qui était visé. »

Dans un commentaire publié sur le réseau social Twitter, l’ex-journaliste de Radio-Canada à la colline parlementaire d’Ottawa, Daniel L’Heureux, a également souligné le risque que l’écoute du reportage amène les électeurs à conclure que Jean Charest est intervenu directement auprès de la Sûreté du Québec pour que cesse la filature d’Eddy Brandone, présumé proche du crime organisé. Selon lui, la position de M. Charest présentée en conclusion de reportage ne suffit pas à lever ce doute.

Manon Cornellier poursuit dans cette veine, en y apportant cependant une nuance : « ce n’est pas le reportage, qui précise bien que rien ne prouve que M. Charest y soit pour quelque chose qui me dérange. Je n’ai aucun problème non plus avec la diffusion du reportage en pleine campagne électorale. C’est plutôt la façon dont ce reportage a été présenté et résumé qui est, à mon avis, en cause. » Puis la chroniqueuse ajoute : « Chaque fois que j’ai entendu la manchette à la radio de Radio-Canada mercredi [8 août 2012], elle laissait flotter un sous-entendu. On restait avec l’impression que Jean Charest pouvait être intervenu. »

Radio-Canada se défend

Dans une lettre envoyée à ses employés, la direction de l’information, Jean Pelletier, a défendu la diffusion des deux reportages. Selon lui, le « reportage n’affirme pas ni même n’insinue que le premier ministre lui-même a ordonné l’arrêt de cette filature. Le reportage fournit d’ailleurs le témoignage de quatre sources policières hautement crédibles qui, chacune, donne une interprétation différente de cette suspension sans jamais, toutefois, déclarer que le premier ministre y a joué un rôle. 

Pour ce qui est de la crédibilité des sources qu’évoque M. Pelletier dans sa lettre aux employés, comme elles sont anonymes, on doit s’en remettre à la crédibilité de l’équipe de journalistes d’Enquête, qui a par ailleurs plusieurs fois démontré l’excellence de son travail.

Ce qui est certain, c’est que le travail de Radio-Canada soulève des questions, à tout le moins, d’ordre méthodologique. Les observateurs ont été nombreux à souligner la confusion qu’entretient la nouvelle. Une fois la fin de la filature d’Eddy Brandone admise, que voulait démontrer le reportage? Que la Sûreté du Québec, en interrompant la filature, cherchait à protéger le pouvoir politique? Que l’on doit soupçonner – même si ce n’est jamais affirmé – Jean Charest, ou quelqu’un de son entourage, d’être intervenu pour que la police cesse la filature? Ces questions ne sont pas anodines et témoignent, peut-être, de l’importance du principe de prudence lorsqu’on touche à des affaires aussi complexes, et nébuleuses.