Vers une campagne 2.0?

Le sujet alimente les discussions à la radio et à la télévision, il génère sa part de textes dans les journaux et sur le web, de nombreux chroniqueurs s’en servent comme d’un étalon pour mesurer le degré d’intensité de la campagne…

Bref, pour plusieurs analystes politiques, la chose semble entendue : le Québec est en train de connaitre sa première campagne électorale où le champ de bataille principal se trouvera sur les réseaux sociaux. À tel point que le député libéral fédéral de Bourrassa, Denis Coderre, littéralement une vedette de Twitter avec ses 68 000 abonnés, soutenait sur les ondes du 98.5 au début du mois d’août que la présence des politiciens sur les réseaux sociaux était maintenant « un incontournable ». Lors de la même émission, le chroniqueur politique de La Presse, Vincent Marissal, décernait même des prix citrons à tous les politiciens qui n’étaient toujours pas présents sur les réseaux sociaux.

L’enthousiasme que suscite la rumeur d’une campagne électorale 2.0 chez une partie de la classe politique et des médias agace Thierry Giasson, du groupe de recherche en communication politique de l’Université Laval. Le chercheur suggère d’ailleurs la prudence devant tout débordement d’enthousiasme. D’abord parce que le phénomène n’est pas tout à fait nouveau. « La possibilité qu’ont les politiciens de s’adresser directement aux électeurs sans l’appui des médias traditionnels existe depuis l’arrivée des premiers blogues, il y a quelques années et déjà, en 2008, des politiciens québécois étaient sur Twitter. » Ensuite, parce que les réseaux sociaux constituent un lieu d’échanges politiques encore inoccupé par la très grande majorité de la population. « À peine 10 % des Québécois fréquentent Twitter à l’heure actuelle — 80 % de la population s’informe toujours par le biais de la télévision, des journaux, de la radio et des plates-formes internet des médias traditionnels. » « Les gens ont besoin des médias traditionnels pour s’informer », soutenait pour sa part l’éditorialiste en chef du journal Le Soleil, Pierre-Paul Noreau, dans une entrevue accordée à l’émission La Tribune de Radio-Canada, le 30 juillet dernier. Selon lui, Twitter demeure un espace essentiellement occupé par les érudits de la politique et les professionnels de l’information. « Twitter n’est pas l’endroit où sont discutés les grands sujets de fond. »

La révolution : un mirage?

Cela dit, on ne peut nier que les organisations politiques, et leurs acteurs, sont de plus en plus présentes sur les réseaux sociaux. Il suffit de naviguer quelques minutes sur Twitter, par exemple, pour constater à quel point les principaux partis et de nombreux candidats impliqués dans la campagne électorale actuelle y sont actifs. Cette prépondérance qu’accordent de plus en plus d’acteurs politiques aux réseaux sociaux suffit-elle à faire de la campagne actuelle une « campagne électorale 2.0 » ? « Pas vraiment », estime Thierry Giasson. « Une campagne 2.0 supposerait que, non seulement les acteurs politiques, leurs partisans actifs et les journalistes se serviraient des réseaux sociaux pour relayer de l’information, mais également, que les électeurs en général utiliseraient ces outils pour s’informer, former leur opinion et, éventuellement, orienter leur vote. Or, ce n’est pas le cas. La vaste majorité de la population est complètement absente de ces réseaux. » Devons-nous en conclure que la « campagne 2.0 » dont on parle sur différentes tribunes n’est alors qu’une vue de l’esprit? « Non », soutient M. Giasson. La campagne, ou la révolution 2.0 existe bel et bien, mais elle n’est pas celle que nous imaginons. « Ceux qui sont les plus touchés par le phénomène du 2.0 sont les journalistes. C’est commencé depuis environ deux ans en fait. Dès que Twitter s’est imposé comme canal de transmission, les méthodes traditionnelles de cueillette et de traitement de l’information se sont transformées. Twitter a remplacé le Blackberry comme outil de communication privilégié. Maintenant, le personnel politique communique d’abord avec les journalistes par le biais de Twitter. Ce n’est qu’ensuite que les communiqués ou encore les convocations sont acheminés par courrier électronique puis versés sur les fils de presse. »

Le chercheur observe que l’émergence de Twitter favorise le développement de liens plus étroits entre les journalistes et les membres de la classe politique. Ce rapprochement s’est amorcé avec l’apparition des blogues et de Facebook. Twitter a ajouté un élément d’instantanéité à cette relation. « Ça a entraîné un changement majeur dans la pratique journalistique : les représentants des médias ont soudainement eu la possibilité de questionner directement les protagonistes, d’amorcer des discussions et même d’entreprendre des débats en temps réel avec certains d’entre eux et cela, au vu et au su de leurs abonnés. » Le réseau du petit oiseau nous a d’ailleurs permis d’assister à ce genre de confrontations au début du mois de juillet. En moins d’une semaine, le chef de la Coalition Avenir Québec, François Legault, s’est retrouvé au centre de débats, communément appelés tweets fights, qui l’ont placés sur la sellette. Il y a d’abord eu l’échange serré sur la hausse des droits de scolarité avec la présidente de la Fédération étudiante universitaire du Québec, Martine Desjardins. Puis, quelques jours plus tard, M. Legault se retrouvait à nouveau au cœur d’un échange animé avec le chroniqueur politique de La Presse, Vincent Marissal. Cette fois, la discussion portait sur la proposition de la CAQ d’augmenter les salaires des enseignants de 10 à 30 % en échange d’une hausse des exigences d’entrée dans les facultés d’éducation. L’objet de ces débats a fait grands bruits; l’essentiel a été repris dans les médias traditionnels et a constitué une source d’information pour les électeurs. Pouvons-nous déduire de ces deux exemples que Twitter contribue à relever le niveau du débat politique? L’éditorialiste en chef du journal Le Soleil, Pierre-Paul Noreau, tempère. « Je pense sincèrement [que l’apport de Twitter] est constructif mais son impact reste limité sur le fond. […] 140 caractères, c’est bien bref pour exprimer une opinion détaillée. Je pense que c’est un outil qui peut permettre à des gens qui suivent la politique d’avoir un petit quelque chose de supplémentaire, mais honnêtement, je ne pense pas que ça va se substituer [aux sources traditionnelles d’informations des citoyens.] »

Vers une twitterisation de l’information?

Pour les journalistes, l’émergence des réseaux sociaux, en particulier Twitter, accélère grandement la cueillette d’informations. « La twittosphère est devenue un véritable moyen de communication dont se servent abondamment les journalistes pour alimenter leurs collègues, échanger avec le personnel politique et informer les citoyens », constate Thierry Giasson. Cette médaille a cependant son revers. « Le personnel politique sait que les journalistes sont fortement présents sur ce réseau qu’il inonde littéralement d’informations gazouillées dans des messages d’au plus 140 caractères. » C’est là que la twitterisation de l’information devient inquiétante, croit Thierry Giasson. À partir du moment où les journalistes, soumis à la pression de la concurrence, relaient cette information à leurs collègues et abonnées Twitter sans la vérifier, des questions déontologiques se posent. « Ils [les journalistes] vont sortir l’info rapidement et ils vont prendre ensuite quelques moments pour faire les vérifications et dans les premiers papiers ou les premiers topos qui vont sortir après, ils vont amender ou modifier certaines choses. »

Selon le professeur Giasson, le grand perdant de la révolution 2.0 est le public et son droit à une information de qualité. « À partir du moment où les journalistes ne prennent pas le temps de bien vérifier, valider, toute l’information qui leur est transmise et qu’ils commettent des erreurs, qu’ils tournent les coins un peu ronds, qu’ils prêtent foi à certaines rumeurs auxquelles ils ne devraient peut-être pas prêter foi, c’est toute la qualité de l’information qui est remise en cause. Les journalistes politiques le reconnaissent », soutient le professeur Giasson. « L’arrivée de Twitter a réduit considérablement leur temps de réaction. Or, la maitrise du temps constitue une arme redoutable à l’ère de l’information instantanée que les acteurs politiques ne se privent pas d’utiliser. »

Certains s’inquiètent par ailleurs de l’impact que pourraient avoir les réseaux sociaux sur la propension des journalistes à couvrir davantage la joute électorale, c’est-à-dire les aspects d’une campagne relevant de la stratégie, que les débats de fond. À cet égard, Thierry Giasson estime que Twitter et Facebook ne changeront rien à la tendance observée dans le milieu journalistique. « Dans toutes mes analyses de contenu depuis 1993, j’observe une propension de plus en plus grande des journalistes à traiter de sujets périphériques aux grands enjeux de société pendant les campagnes électorales. On parle de la course, des stratégies politiques, de la personnalité des chefs, du manque d’organisation de certaines formations politiques… Quelle est la valeur ajoutée de cette information pour l’électeur qui veut éclairer son choix en vue du vote? Elle n’est pas forte à mon avis. »

Tout ça pour ça?

« Les journalistes politiques sont à peu près les seuls à avoir soulevé cette question d’une campagne électorale 2.0 parce qu’ils sont très présents sur les réseaux sociaux. Cet engouement ne se retrouve pas dans la population. » Pour Thierry Giasson, « les journalistes verront peut-être beaucoup d’action sur les réseaux sociaux, mais ce n’est pas sur ce terrain que l’élection se jouera. » Le chercheur estime que les acteurs politiques et les journalistes qui les côtoient accordent une importance démesurée à l’influence des réseaux sociaux sur l’évolution de l’opinion publique dans le cadre de l’actuelle campagne électorale. Il n’en demeure pas moins qu’ils sont de plus en plus nombreux, politiciens, stratèges et journalistes politiques, à voir dans Facebook, Twitter et autres Youtube, un outil électoral stratégique. Tous les partis y sont présents, certains plus que d’autres. Quelques chefs et de nombreux candidats s’y activent également, tous avec le même objectif : propager leur message au travers de ce monde virtuel dans l’espoir qu’il trouve son chemin dans celui, très réel, des urnes le jour du scrutin.