Un récit d’agression sexuelle exceptionnel

Le 14 juin 2011, le journaliste Eli Sanders a publié un article intitulé « The Bravest Woman in Seattle » dans l’hebdomadaire The Stranger, dans lequel l’auteur rends hommage au courage d’une victime d’agression sexuelle.

Jennifer Hopper* vivait avec sa fiancée Teresa dans un quartier paisible de Seattle. En juillet 2009, sa vie a basculé lorsqu’elle et sa fiancée se sont réveillées au milieu de la nuit, face à un homme armé. Après les avoir sauvagement agressées durant plusieurs heures, il les a poignardées à plusieurs reprises. Dans un élan inespéré, Teresa a repoussé l’agresseur, ce qui a permis aux deux femmes de s’enfuir. Malheureusement, Teresa a succombé à ses blessures, alors que Jennifer a miraculeusement survécu. Cette dernière a témoigné en cour lors du procès de son agresseur, qui a été déclaré coupable et condamné à la prison à vie.

L’article de Sanders expose en détails la vie des deux femmes, l’amour qui les unissaient, leurs habitudes et leurs projets. L’article expose aussi la nuit de l’agression, en détails. « The Bravest Woman in Seattle » a été très bien reçu par le public.  L’article a mérité un prix Pulitzer à son auteur en mars dernier. Dans une lettre destinée au jury du prix, Jennifer Hopper explique la raison pour laquelle l’article l’a autant émue: 

« Le viol est laid. La peur est dévastatrice. Être témoin d’un meurtre change une vie à tout jamais. Mais d’un autre côté, il y a aussi la joie que j’éprouvais à être avec Teresa, à planifier notre mariage, à penser à notre enfant à venir et à notre désir de vivre ensemble pour toujours. Eli Sanders a tissé ces deux histoires ensemble, comme si quelqu’un était entré dans mon cœur et en avait sorti la vérité – au complet. »

Eli Sanders a accepté de discuter avec le Magazine du CPQ  sur sa démarche et le traitement médiatique des agressions sexuelles.  

*La victime ne souhaite plus garder son anonymat

MAGAZINE DU CPQ : Quel était votre objectif lorsque vous avez entrepris d’écrire « The Bravest Woman in Seattle »?

Eli Sanders: Donner aux lecteurs un aperçu de ce dont j’ai été témoin lors du procès. C’était incroyablement émouvant et frappant de constater la clarté avec laquelle la survivante, Jennifer Hopper, nous relatait la nuit de l’agression qu’elle a survécu, contrairement à sa partenaire. Et j’ai cru que les gens devaient pouvoir vivre le plus que possible ce qui c’est passé dans cette salle de cour.

MCPQ : Le style adopté aux fins de votre article est aussi très important. C’est un chronique et non pas des hard news [l’article fait plus de 5000 mots]. En quoi cette distinction est importante? Pensez-vous que cette histoire aurait pu être rapportée dans une perspective de hard news?

ES : L’histoire a été rapportée dans une perspective de hard news, je n’étais pas le seul journaliste dans la salle d’audience. Toutes les stations de télévision ou de radio avaient envoyé des journalistes. Je voulais faire quelque chose de différent. Je pensais que je pourrais faire quelque chose qui reflèterait mieux la réalité du procès, et pas d’une perspective hard news. Cette perspective est importante, les gens ont droit à ce type d’information. Mais je croyais que mon rôle dans ce contexte était d’adopter une autre direction et essayer de donner un portrait plus complet de ce que je voyais et ce que je vivais.

MCPQ: Pouvez-vous nous décrire la façon dont vous avez abordé l’article avec la victime? Était-elle très impliquée dans tout ce processus?

ES : L’agression est survenue lors de l’été 2009, j’ai écrit deux longs articles sur le crime et la suite des évènements. La survivante a lu ces articles et à un certain moment était intéressée à discuter avec moi. Donc nous avons eu une conversation off the record au cours de l’hiver 2009.

Avant de publier l’article, je savais qu’il allait couvrir des questions très difficiles, j’avais l’adresse courriel et le numéro de téléphone de Jennifer. Je savais que son témoignage était terminé. Je suis entré en contact avec elle et je l’ai averti que l’article contenait des détails très durs. Elle a répondu qu’elle avait confiance en moi, elle avait lu tout ce que j’avais écrit jusque-là et elle croyait que je devais écrire ce que je ressentais. Ce fut notre seule conversation avant la parution de l’article. 

MCPQ : Vous avez choisi de raconter l’histoire de la perspective de Jennifer, la victime qui a survécu. Pourquoi? Personnellement, au fil de ma lecture, je me sentais très proche d’elle puisque l’on apprend à la connaitre.  Le lecteur ne peut s’empêcher d’éprouver de la compassion pour la victime, particulièrement au moment où vous décrivez l’agression. J’assume que c’est pour cette raison que vous avez choisi de raconter l’histoire de sa perspective?

ES: Ce que vous décrivez est ce que tout le monde, moi y compris, a ressenti dans la salle d’audience lors du témoignage de la victime. Son témoignage a transporté chacun d’entre nous et nous a permis ce genre d’expérience ou d’identification que vous décrivez. C’est ce que j’ai voulu et tenté de reproduire pour le lecteur. En ce qui concerne la perspective, la tragédie de cette histoire réside dans le fait qu’une seule victime a survécu. Il n’y a qu’une seule personne, en dehors de l’homme qui a commis ces crimes [qui peut en témoigner]. Il n’était pas disponible et donc il n’y avait pas de compte-rendu cohérent. La tragédie de cette histoire est qu’il n’y a qu’une seule survivante capable de nous décrire ce qui s’est passé cette nuit-là.

MCPQ : Comment avez-vous été en mesure de décrire des émotions très intenses, comme la peur, la rage ou le dégout, sans tomber dans le piège du sensationnalisme? 

Beaucoup de gens m’ont posé cette question et je n’ai pas, désolé, je n’ai pas une très bonne réponse. Je n’ai pas une réponse très normative à vous offrir. C’est plutôt un sentiment, je pense qu’on le sait. Un auteur sait s’il est sensible par rapport au sujet dont il traite. L’auteur sait qu’il tombe dans le sensationnalisme. Il faut arrêter avant d’y arriver.

MCPQ : À propos des détails de l’agression, vous décrirez les évènements de manière très précise. Croyez-vous que ces détails étaient nécessaires pour les besoins de l’histoire?

Oui, mais j’ai volontairement laissé beaucoup de détails de côté. Parce que ces derniers n’étaient pas nécessaires, ce que je rapportais dans l’article était suffisant. J’avais partagé ce que j’estimais être suffisant.

MCPQ: En discutant avec des personnes qui travaillent avec des victimes d’agression sexuelle, ce qui est ressorti de ces discussions, c’est que parfois parler de la victime est risqué. En agissant de la sorte, on ouvre la porte à des jugements, des préjugés sur les agressions sexuelles ou même sur la victime elle-même. Avez-vous pris en considération ce risque lorsque vous avez décidé d’écrire sur la vie de Jennifer et sa partenaire?

ES : D’accord. Voici donc ma réponse. Toutes les conséquences potentielles que vous décrivez sont des raisons, et des raisons très sérieuses, qui poussent des survivants d’agressions sexuelles à ne pas témoigner. Il y a la peur, très légitime, que leurs actions soient mal interprétées, déformées ou présentées comme s’ils étaient responsables de ce qui leur est arrivé. Un grand nombre de survivants choisissent de ne pas témoigner pour ces raisons. Jennifer avait le choix de témoigner. J’espère que cela transparait dans l’article et c’est implicite, elle a pris une décision très courageuse. Elle était prête à affronter ces conséquences potentielles, elle a estimé qu’elle était prête à y faire face parce que témoigner était très important pour elle. Mon intention était de montrer la bravoure de son témoignage. Je pense que c’est au lecteur de juger si j’ai réussi.

MCPQ: Une énorme différence entre votre article et la couverture médiatique habituelle des agressions sexuelles est que le lecteur apprend à connaitre Jennifer et sa partenaire. Vous avez mis les choses en contexte. Peut-être que la longueur de l’article a quelque chose à voir également, le style aussi…

ES : Je suis d’accord avec vous. Je pense que plus le tableau que l’on présente est complet,  plus ce risque diminue. Il y a moins de place pour l’interprétation personnelle du lecteur sur ce qui s’est passé.

MCPQ : Peut-être que l’agression sexuelle nécessite un tel traitement. Nous pouvons traiter certains évènements d’une certaine façon, mais peut-être que d’autres évènements ou sujets nécessitent un traitement particulier.

ES : C’est déjà vrai puisque dans la façon dont les médias, ici à Seattle et aux États-Unis, offrent une grande protection pour les victimes d’agression sexuelle. Même dans mon article, vous pouvez le constater, je n’ai pas utilisé le nom de Jennifer. Aucun des grands médias de la ville ne l’a fait.

Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de la façon dont les médias traitent ces évènements. Mais je crois que vous avez raison, la couverture médiatique d’agression sexuelle exige une approche prudente.