Tuerie de Moncton : l’intérêt public dépassait la liberté éditoriale

Crédit photo : Shawn Harquail CC
Crédit photo : Shawn Harquail CC

Au cours des dernières semaines, l’ombudsman de Radio-Canada Pierre Tourangeau a publié deux révisions qui l’ont amené à arbitrer entre l’intérêt public et la liberté rédactionnelle.

La plus récente révision intitulée « Téléjournal Midi : sert-on l’intérêt public en annulant sa diffusion partout en même temps? » fait ressortir que deux décisions individuellement légitimes aux yeux des Normes et pratiques journalistiques (NPJ) de Radio-Canada, peuvent être contestables d’un point de vue global.

L’ombudsman reconnaît qu’ICI Radio-Canada Télé pouvait le 16 juin choisir de diffuser un match de la Coupe du monde de soccer plutôt que le Téléjournal Midi et que de son côté, ICI RDI pouvait juger préférable de poursuivre la diffusion des travaux de la Commission Charbonneau.

« Chacun de son côté a pris une décision éditoriale légitime. À mon avis, ça soulève un problème quand sur les deux antennes, il n’y a pas de téléjournal. On aurait dû se consulter pour faire en sorte de présenter un bulletin de quelques minutes », affirme-t-il en entrevue au Magazine du CPQ.

Dans cette révision sur le retrait du Téléjournal Midi à RDI, l’ombudsman explique par ailleurs au plaignant, un franco-ontarien soutenant que les travaux de la Commission Charbonneau n’intéressent pas les gens hors-Québec, que l’on peut présumerqueceux-ci « intéressent les 85 pour cent de francophones canadiens qui résident au Québec ».

D’autre part, dans une révision rendue le 17 juin, Pierre Tourangeau juge que l’intérêt public exigeait qu’on suspende la programmation régulière d’ICI RDI, dès le début de la tuerie de Moncton, le soir du 4 juin.

Au vue de sa décision sur le Téléjournal Midi, aurait-on pu soutenir que le nombre de francophones ne justifiait pas une émission spéciale? « Non, s’exclame Pierre Tourangeau. Je vous ramène à l’intérêt public. C’est une petite partie des francophones du pays, mais c’est une grosse nouvelle et un événement en déroulement. »

L’émission spéciale aurait-elle pu être diffusée uniquement sur les ondes de la station télévisée locale de Radio-Canada? « Effectivement, ça aurait été une avenue possible », reconnaît-il en précisant cependant que ce mandat revient à ICI RDI.

Intérêt public

M. Tourangeau explique que le 4 juin, la priorité dans l’exercice de la liberté éditoriale, c’est-à-dire la possibilité accordée aux médias de choisir les sujets qu’ils couvrent et la façon de le faire, était de servir l’intérêt public.

« Si les événements de Moncton avaient été un fait divers banal, on aurait pu être justifié de ne pas aller en émission spéciale », note l’ombudsman de Radio-Canada, Pierre Tourangeau. Or un homme lourdement armé venant d’abattre trois policiers déambulait dans un secteur de la ville, obligeant les autorités à boucler le quartier et à demander aux résidents de rester à l’intérieur.

Il précise que les décisions prises sur la base de la liberté éditoriale sont toujours discutables parce qu’elles relèvent du jugement des personnes en poste, mais dans le cas de la tuerie de Moncton, il estime que la décision était facile à trancher.

« Les gens étaient enfermés chez eux, la police appelait la population à collaborer, il y avait des consignes de sécurité à transmettre, les gens terrés dans leur maison cherchaient des moyens de s’informer », énumère-t-il.

Même si les journalistes de Moncton étaient sur le terrain tout au long de cette soirée, qu’ils sont intervenus en ondes à quelques reprises durant les bulletins de nouvelles et qu’ils retransmettaient de l’information via Twitter, Facebook et le site Internet de Radio-Canada, cela n’était pas suffisant aux yeux de l’ombudsman.

« Ce n’est pas parce que tu couvres bien sur les médias sociaux que tu fais ta job. Ce n’était pas suffisant dans ce cas-là. Dans d’autres circonstances, peut-être que ça l’aurait été. Ce n’est pas tout le monde qui se renseigne par les médias sociaux. La télé, il suffit de l’ouvrir pour s’informer », soutient M. Tourangeau.

S’il refuse de se prononcer sur une possible défaillance dans la structure décisionnelle, il rapporte : « Les gens de RDI ont eux-mêmes reconnu qu’ils auraient dû réagir avec plus d’adrénaline et être plus prompts. » Le lendemain, toute la programmation d’ICI RDI a été consacrée à cette chasse à l’homme.

Phénomène social

Reconnaissant que la proximité géographique d’une tragédie fera en sorte que le public se sentira plus concerné et que les gens désireront avoir l’information nécessaire, Pierre Tourangeau croit néanmoins que la gravité d’un événement tel que celui de Moncton dépasse l’intérêt local : « Que ça se passe à Columbine ou ailleurs, ça intéresse les gens. C’est un phénomène social très perturbant. »

Il rappelle d’ailleurs que Radio-Canada avait dépêché plusieurs journalistes sur le terrain pour couvrir la tuerie à l’école Sandy Hook de Newtown, au Connecticut. « Ça avait touché les gens parce qu’il s’agissait de jeunes enfants. C’est du gros fait divers à implication sociale. Il y a toujours des leçons à tirer de ces affaires. Les gens veulent être informés, ça les touche. »

Le type de couverture relève chaque fois de la liberté éditoriale. Dans le cas de l’effondrement d’une manufacture de vêtement au Bangladesh, par exemple, la décision dépendra de l’évaluation qu’en feront les responsables de l’information. Y-a-t-il des Canadiens parmi les victimes? L’usine produisait-elle des produits vendus au Canada? « C’est ce qui fait un bon ou un mauvais directeur de l’information. Il faut avoir les bons réflexes et un bon jugement éditorial, en fonction du mandat de son média », conclut M. Tourangeau.