Plaignant
M. David Ouellette
Mis en cause
M. Jean-Guy Dubuc, journaliste, M. Benoit Lapierre, éditorialiste en chef, M. François Beaudoin, directeur de l’information et le quotidien La Voix de l’Est
Résumé de la plainte
M. David Ouellette porte plainte contre le quotidien La Voix de l’Est, à propos d’un éditorial écrit par Jean-Guy Dubuc, le 24 septembre 2003, et intitulé « Quand Israël se fait assassin ». L’éditorial a été écrit au moment où le vice-premier ministre israélien avait évoqué le meurtre de Yasser Arafat comme une option. Il reproche au journaliste d’avoir assimilé le gouvernement israélien à l’ensemble du peuple juif et d’avoir cultivé des préjugés hostiles et diffamatoires à l’endroit des Juifs et du judaïsme.
Griefs du plaignant
Selon le plaignant, l’objet premier de cet éditorial est de condamner les considérations du vice-premier ministre israélien quant au sort politique et personnel de Yasser Arafat, alors que celles-ci ont été rapidement démenties officiellement par le gouvernement israélien. M. Ouellette estime que cette condamnation « dérive de la critique légitime des politiques d’un gouvernement quelconque à la diffamation du peuple juif et du judaïsme en puisant dans le canon antijudaïque d’une théologie catholique révolue et répudiée par le Vatican ».
Il cite un passage de l’éditorial mis en cause :
« On croirait entendre la condamnation du Christ lui-même, mis à mort par les Juifs. On n’aime pas la personne? On l’exécute. » Pour le plaignant, M. Dubuc avance d’emblée que les Juifs éliminent leurs adversaires par l’assassinat depuis la crucifixion du Christ, crucifixion qu’il attribue indistinctement aux Juifs.
Il considère que non seulement, M. Dubuc ressuscite l’accusation de déicide et agite ainsi le spectre de la culpabilité collective qui a valu aux Juifs des siècles de persécutions sanglantes, mais qu’en plus, il assimile sans différenciation le gouvernement d’Israël à l’ensemble des Juifs.
Le plaignant estime qu’à la lecture de l’éditorial, «le déicide imputé aux Juifs semble condamner ceux-ci à le répéter sous forme d’actions contre-terroristes du gouvernement israélien, parce que les Israélites, n’ayant pas accepté le Christ, seraient restés attachés à un code moral et juridique suranné». Et de citer le passage qui a inspiré ce commentaire:
« Et les Israélites en font tout autant, fidèles à la politique « œil pour œil, dent pour dent », figée dans un Ancien Testament qui n’a pas entendu un tout autre message de leur compatriote Jésus de Nazareth. »
En outre, M. Ouellette s’indigne à propos de la dernière phrase de l’éditorial: « Enfin, surtout, les Juifs peuvent-ils être lucides sur eux-mêmes? », question rhétorique à laquelle, selon lui, le lecteur, au bout de ce long réquisitoire théologique antijudaïque, ne peut que répondre non.
Enfin, dans un dernier paragraphe, il rappelle les raisons de sa plainte: « Cet article confond Juifs et gouvernement israélien et sous couvert de critique politique, il s’engage à dépeindre l’ensemble des Juifs et le judaïsme sous une lumière défavorable, voire maléfique. »De ce fait, il reproche à Jean-Guy Dubuc d’avoir entretenu des préjugés hostiles et diffamatoires à l’endroit des Juifs et du judaïsme.
Commentaires du mis en cause
Commentaires de Benoit Lapierre, éditorialiste en chef, cautionnés par François Beaudoin, directeur de l’information :
Pour M. Lapierre, ce que le plaignant reproche principalement à l’éditorialiste, c’est d’avoir diffamé le peuple juif.
Il reprend les deux premiers passages utilisés par le plaignant pour attester qu’à la lecture de l’éditorial, on ne peut absolument pas conclure comme le fait le plaignant. Il estime que son interprétation du texte est erronée et biaisée.
En ce qui concerne la part prise par les Juifs dans la mise à mort du Christ, le plaignant laisse entendre, selon lui, qu’il y a erreur sur les faits, ce qu’il a bien le droit d’affirmer, si ce n’est que selon le Petit Larousse : « Après la venue de Jésus à Jérusalem pour la Pâque, l’atmosphère se tendit; à l’instigation des éléments dirigeants juifs, Jésus fut arrêté, condamné à mort et crucifié sur l’ordre du procureur romain, Ponce Pilate. »
M. Lapierre affirme donc que M. Dubuc ne serait peut-être pas le seul à mal interpréter l’histoire. De ce fait, il considère que cette plainte est sans fondement et purement vexatoire.
Commentaires de Jean-Guy Dubuc, journaliste :
Pour le mis-en-cause, il est évident, à tout esprit lucide, qu’il dénonçait, à l’instar de plusieurs autres éditorialistes dans le monde, les paroles du chef du gouvernement d’Israël, et non tous les Juifs du monde.
« Quant au procès de Jésus, on ne refera pas l’histoire! », s’exclame-t-il.
Il dit laisser le Conseil de presse à ses responsabilités, mais, que personnellement, il croit ne devoir changer aucun mot de ce qu’il a écrit. Selon lui, les paroles du gouvernement israélien méritaient la réprobation mondiale.
Enfin, il conclut sur ces commentaires: « Il faut quand même appeler un chat un chat et
qualifier les gestes de tous les artisans de la haine, quels qu’ils soient. »
Réplique du plaignant
Selon le plaignant, l’article de M. Dubuc est certes un billet d’opinion, mais même un éditorial doit reposer sur des faits vérifiables et des réalités tangibles. M. Ouellette atteste que les arguments de M. Dubuc reposent sur des préjugés d’ordre religieux et un déterminisme théologique qui n’ont pas leur place dans la critique de mesures antiterroristes évoquées par le membre d’un gouvernement étranger.
Le plaignant, qui considère comme incontestable le fait que M. Dubuc accuse les Juifs de la mise à mort du Christ, se lance alors dans des considérations théologiques. Cette accusation repose sur les seuls évangiles. Or, selon lui, si ceux-ci « contiennent un noyau de vérité historique, les récits de la Passion sont indubitablement un théologoumène dont les objectifs clairement prosélytes visent à la fois la conversion des Juifs et la délégitimation de la foi rivale des premiers chrétiens, soit le judaïsme ». En outre, du fait qu’à son idée, les apôtres ne sont pas d’accord entre eux sur les faits, il affirme que « M. Dubuc ne peut se réclamer de l’objectivité historique des évangiles et encore moins fonder son accusation de déicide et inférer qu’un déterminisme théologique opère dans les actions politiques ou le sens de la justice des Juifs ou de l’État d’Israël ».
Il assure, par ailleurs, que si certains Juifs considéraient Jésus comme un dangereux adversaire, divisés comme ils l’étaient sous la domination romaine, ce ne sont certainement pas tous les Juifs qui ont cherché à influencer les Romains à condamner le Christ. Il estime, donc, qu’en l’absence de toute autre preuve documentaire de la vie de Jésus que les évangiles, imputer la mise à mort du Christ aux Juifs et à leurs descendants est tout aussi dénué de fondement historique au sens moderne et critique que l’extrapolation de M. Dubuc, «on n’aime pas la personne? On l’exécute!». En outre, pour M. Ouellette, M. Dubuc n’explique pas en quoi les Juifs ont pour habitude d’éliminer leurs adversaires en les tuant, et en ce sens, l’accusation est gratuite et collective. Il complète son argumentation en ces termes: « Jusqu’à preuve du contraire, ce sont bien plutôt les Juifs qui ont subi des exécutions sans appel depuis les pogromes d’Éléphantine aux Croisades, en passant par l’Inquisition et la Shoah, jusqu’aux purges « antisionistes » de Staline et le terrorisme islamo-palestinien. »
Il insiste sur le fait que ces accusations s’adressent bien aux Juifs dans leur ensemble, et non au vice-premier ministre israélien, car «Israélite» et «Israélien» ne sont pas des termes interchangeables, « Israélite » désignant les Juifs ou les habitants du royaume biblique d’Israël », « Tous les Israéliens ne sont pas Israélites et tous les Israélites ne sont pas Israéliens », affirme-t-il. Il estime que lorsque M. Dubuc lance ces accusations aux Israélites, il ne s’adresse pas strictement aux décideurs politiques israéliens, comme il le dit dans ses commentaires.
Par ailleurs, selon le plaignant, la relation que M. Dubuc établit entre le supplice de Jésus – « châtiment éminemment romain, ordonné par le procureur Ponce Pilate, selon les évangiles eux-mêmes » – et les mesures envisagées par le gouvernement israélien pour défendre ses citoyens du « terrorisme orchestré par Yasser Arafat depuis cinq décennies » est délirante. Pour M. Ouellette, si M. Dubuc souhaitait dénoncer la politique du gouvernement, il aurait pu être plus crédible en s’abstenant d’avoir recours à des clichés antijudaïques ciblant l’ensemble des Juifs. Il considère qu’en homme instruit, M. Dubuc sait pertinemment que l’accusation de déicide a historiquement servi à inciter les masses contre les Juifs et à décimer des communautés entières et qu’en choisissant ainsi la rhétorique du déicide juif et de l’aveuglement spirituel des Juifs, il poursuivait une « stratégie discursive dépendante du ressentiment antijuif séculaire véhiculé par l’Église jusqu’à l’adoption de Vatican II ».
Enfin, il conclut que M. Dubuc, qui remet en question la lucidité des Juifs, a écrit un texte qui recèle des charges intempestives à l’endroit des Israélites. Le journaliste transgresserait ainsi la ligne rouge entre la critique légitime d’un gouvernement et la délégitimation, ainsi que la diffamation d’un peuple entier sur fond d’intolérance religieuse.
Analyse
Le journalisme d’opinion accorde aux professionnels de l’information une grande latitude dans l’expression de leurs points de vue, commentaires, opinions, prises de position, critiques, ainsi que dans le choix du ton et du style qu’ils adoptent pour ce faire. Traditionnellement, l’éditorial et le commentaire émanent de la direction d’un média et reflètent la position, les convictions ou l’orientation générale de l’éditeur – ou de l’équipe éditoriale – quant aux questions qui y sont traitées. Les sujets et les contenus des éditoriaux relèvent de la discrétion de l’éditeur qui est libre d’établir la politique du média en ces matières.
M. Ouellette reproche à M. Dubuc d’avoir véhiculé dans son éditorial des préjugés hostiles et diffamatoires à l’endroit des Juifs et d’avoir assimilé, dans sa critique, l’ensemble de ceux-ci avec le gouvernement israélien.
Si l’éditorialiste fait une critique sévère du gouvernement israélien et des Juifs, il rappelle aussi qu’Israël est « le pays qui a souffert du pire assassinat des temps modernes». Il ne s’agit donc pas ici d’un pamphlet antisémite. Jean-Guy Dubuc n’hésite pas non plus à formuler des commentaires négatifs à l’égard de Yasser Arafatet du peuple palestinien. Ainsi, même si son opinion est très tranchée sur le sujet, et son titre d’éditorialiste le lui en donne le droit, M. Dubuc ne fait pas non plus l’apologie des Palestiniens.
En ce qui concerne l’assimilation du peuple juif avec le gouvernement israélien, sans s’attarder sur des réflexions sémantiques, il faut à tout le moins reconnaître qu’Israël est un état juif. Le Conseil de presse ajoute qu’à chaque fois qu’un gouvernement prend une décision, en tant que représentant du peuple, il est évident que les conséquences des décisions rejaillissent automatiquement sur l’ensemble de la communauté. Ici, comme la critique vise le gouvernement israélien, elle a donc des répercussions immédiates sur la communauté juive. Néanmoins, le Conseil ne relève pas de remarques pouvant susciter un éventuel manque de respect envers des groupes sociaux ou religieux.
Quant aux aspects historiques, théologiques et sémantiques auxquels le plaignant se réfère, le Conseil de presse considère qu’il n’est pas de son ressort de se lancer dans un tel débat. Il laisse aux spécialistes le soin d’élucider ces questions.
En conclusion, le Conseil reconnaît que l’éditorialiste avait le droit d’exprimer librement son opinion, en vertu de sa liberté rédactionnelle, même si ses propos ont pu paraître offensants pour certains.
Décision
Pour toutes ces raisons, le Conseil rejette la plainte contre le journaliste Jean-Guy Dubuc et le quotidien La Voix de L’Est.
Analyse de la décision
- C03A Angle de traitement
- C03B Sources d’information
- C11B Information inexacte
- C11C Déformation des faits