Le phénomène de la concentration dans le domaine de l’information

Le Conseil de presse du Québec, conscient des dangers possibles que peut entraîner, pour la liberté d’information et la sauvegarde du droit du public à l’information, le phénomène de la concentration financière de la presse écrite mis en lumière au Québec par une suite d’événements récents ou anticipés pouvant aboutir au contrôle de la propriété de la majeure partie des quotidiens de langue française au Québec, considère de son devoir de faire part au public du résultat de ses réflexions sur cette question complexe et difficile.

Ceci ne préjuge pas évidemment du fait que le Conseil de presse est aussi conscient des risques que comportent pour le droit du public à l’information, d’autres formes de concentration telles le regroupement syndical des forces journalistiques, la centralisation des agences de distribution de l’information, la dépendance pour les journaux de sources restreintes d’approvisionnement de papier, etc.

L’un des problèmes qui a préoccupé de façon spéciale le Conseil de presse, à cause des conséquences sérieuses qu’il peut entraîner, est, il va sans dire, la vente prochaine du quotidien Le Soleil de Québec à un consortium financier, qui, une fois cette transaction achevée, détiendra, estime-t-on, la propriété de quotidiens représentant plus de 70 % du tirage des quotidiens de langue française au Québec.

Un aspect particulier de cette transaction qui ne peut manquer d’accroître l’inquiétude de plusieurs de ceux qui ont réfléchi à cette question, c’est que Le Soleil risque de passer aux mains d’une institution financière dont l’activité principale est l’administration de titres financiers d’un vaste éventail d’entreprises et qui est, avant tout, intéressée au rendement des valeurs en portefeuille et non au sort des entreprises qu’elle détient.

Le Conseil de presse est d’avis que ce facteur accroît les dangers que représente, du point de vue du droit du public à l’information, la concentration des entreprises de presse, parce que, dans ce cas, il semble presque inévitable que les objectifs réels du service public rendu par les organes d’information ne soient sacrifiés à des fins purement financières.

Le Conseil considère aussi que le fait, pour un consortium déjà aussi puissant du point de vue économique de pouvoir exercer, à titre de propriétaire d’une proportion élevée des quotidiens de langue française au Québec, un forte influence sur l’information constitue, du point de vue du droit du public à l’information, un problème sérieux. Il y a là à la fois une source permanente de conflits d’intérêts et une menace à l’équilibre des forces nécessaires à l’existence et au fonctionnement normal d’une société démocratique.

Le Conseil de presse, pour ces raisons, est d’avis que la vente du Soleil ne devrait pas se faire à un groupe financier aussi puissant, mais que, dans l’éventualité ou des membres de ce consortium se porteraient acquéreurs du journal, Le Soleil, ces derniers s’engagent à séparer leurs intérêts dans les entreprises de presse de ceux qu’ils détiennent dans le consortium et à assurer à d’autres institutions financières, aussi bien qu’au public québécois en général, une participation aux droits de propriété dans une entreprise nouvelle regroupant tous et chacun des quotidiens déjà acquis. Cette participation devrait être suffisante pour garantir que la propriété des quotidiens du Québec ne soit assujettie au contrôle d’un groupe ou d’une personne.


Le Conseil de presse, dans l’examen qu’il a fait du phénomène général de la concentration dans le domaine de l’information a fait surtout porter sa réflexion sur les points suivants qu’il considère comme extrêmement importants :

  1. L’information, service public;
  2. La liberté de la presse;
  3. L’indépendance de la presse;
  4. Les mesures actuelles de protection contre les dangers de la concentration.

 

  1. L’information, service public

L’information, dans ses multiples facettes, à travers ses multiples fonctions, est essentiellement un service public et ce n’est que dans la mesure où elle contribue à renseigner le citoyen sur tous les événements qui le concerne et à le rendre ainsi capable de porter un jugement sur la société qui l’entoure, qu’elle répond pleinement à sa véritable fonction.


Bien que l’existence des organes d’information dépende largement de la rentabilité et de l’efficacité de fonctionnement des entreprises qui les possèdent; il n’en est pas moins vrai que leur caractère essentiel de service public leur est donné par le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur. Ce n’est pas l’entreprise, retenons-le bien, ni le producteur ou le transmetteur d’information qui donne aux moyens d’information ce caractère fondamental de service public, c’est le dernier utilisateur de l’information, le consommateur de l’information.


C’est aussi à partir du moment qu’une information est transmise au public que la liberté de l’information et celle des organes qui la transmettent prennent tout leur sens.

 

  1. La liberté de la presse

Plus qu’un simple service public, la transmission de l’information tient de l’essence même de la liberté individuelle et sociale.


La transmission de l’information doit, dès lors, demeurer libre de toutes contraintes sauf, bien sûr, de celles qui découlent de son caractère de service public. C’est en cela que réside la liberté de la presse.


À ce propos, le Conseil de presse du Québec fait sienne la définition que Pierre Béguin, du Centre de Promotion de la Presse Suisse a donnée de la liberté de la presse(1) :  » La liberté de la presse est le droit pour les journaux (et l’on peut, certes ajouter : le droit pour tous les autres organes d’information, y incluant évidemment la radio et la télévision) d’informer et de commenter sans contrainte et surtout sans que l’État ait la possibilité d’entraver cette activité par une quelconque mesure de censure. Elle ne contribue pas un privilège en faveur des journalistes. Elle a été instaurée dans l’intérêt du public, des lecteurs qui bénéficient d’un droit imprescriptible à l’information. « 


S’il est incapable dans un régime de libertés civiles que l’État se serve de ses droits de propriété, de ses pouvoirs législatifs ou de tout autre moyen à sa disposition pour assujettir à des fins politiques l’information et les organes qui la transmettent, il faut par ailleurs reconnaître que celui-ci a, en vertu de son pouvoir de protecteur des droits du citoyen, l’obligation de veiller à ce qu’un droit aussi imprescriptible du public et un service aussi essentiel à l’usage libre de ce droit soient adéquatement protégés et ce au nom même de la liberté de la presse.

 

  1. L’indépendance de la presse

La presse doit, pour être capable de respecter le droit du public à l’information, être libre de toute servitude : quand une presse est asservie par quelque pouvoir que ce soit, non seulement la liberté d’expression mais la liberté fondamentale du citoyen et de la société risque d’être sérieusement compromise et peut même cesser d’exister.


Si, à cause du danger que comporte la mainmise de l’État sur les moyens publics d’information, il faut reconnaître que dans une société libre l’un des seuls moyens, sinon vraiment le seul, de s’en prémunir, c’est de laisser au secteur privé la propriété et le fonctionnement des organes d’information, nonobstant leur caractère fondamental de service public, il faut par ailleurs, s’assurer que l’initiative privée, dans ses diverses manifestations, ne devienne elle-même une menace à cette liberté.

 

  1. Les mesures actuelles de protection contre les dangers de la concentration

Il ne semble exister à l’heure actuelle aucun moyen efficace de contrecarrer les abus pouvant découler des coalitions dans le domaine de l’information ou de prévenir les effets indésirables que pourrait avoir la concentration financière de la propriété des organes d’information.


D’aucuns sont d’avis contraire et prétendent que la loi fédérale relative aux enquêtes démontre, cependant, que dans tous les cas où on a essayé d’appliquer cette loi, même dans le cas des fusions de journaux, elle s’est avérée inefficace et inopérante notamment à cause de son caractère essentiellement répressif. Il faut reconnaître, et la jurisprudence l’a jusqu’ici démontré, que cette loi n’a pas pour objet de réglementer les coalitions pas plus qu’elle ne peut en prévenir l’existence.


Bien que, pour sa part, le Conseil de Radio-Télévision Canadienne exerce certain contrôle sur la presse électronique, (contrôle si indirect soit-il), par le truchement d’émission de permis, son intervention est surtout efficace en ce qui a trait à la propriété étrangère.

Enfin, si le Gouvernement du Québec veut exercer un contrôle similaire par sa réglementation des entreprises de cablôdistribution, rien de tel, ou s’y rapprochant, n’existe en ce qui concerne la presse écrite.


L’inexistence de moyens propres à contrer les effets négatifs de la concentration aggrave les inquiétudes du Conseil de presse, inquiétudes qu’il partage avec d’autres institutions du même genre dans d’autres pays, inquiétudes formulées également par plusieurs commissions d’enquête qui ont eu à étudier le phénomène de la concentration dans le monde de l’information, en Grande-Bretagne, au Danemark ou ailleurs, et ici même au Canada, (Comité spécial du Sénat sur les moyens de communications de masse, mieux connu sous le nom de Comité Davey), inquiétudes exprimées aussi par plusieurs associations devant la Commission parlementaire québécoise sur la liberté de presse.

Pour ces raisons, le Conseil de presse du Québec considère qu’en dépit de l’indépendance dont doit jouir la presse à l’égard de l’État et, qui plus est, en vue même de protéger cette indépendance, il appartient à celui-ci d’user de son pouvoir du protecteur des droits du citoyen pour empêcher que, par ses abus, la concentration ne porte atteinte à l’intégrité, à la qualité et à l’efficacité du service public que dispensent les organes d’information.

En conséquence, le Conseil de presse du Québec recommande que :

Le gouvernement du Québec crée, sans tarder, un organisme de surveillance de tout transfert de titres de propriété des organes d’information définis comme  » mass média  » ou confie cette tâche à un organisme existant, en stipulant clairement que quel que soit l’organisme désigné, il n’aura aucun contrôle sur le contenu de l’information.

Cet organisme aura pour tâches de :

  1. Établir des règles visant à prévenir les abus de la concentration (financière ou autre) dans le domaine de l’information ;
  2. empêcher que, dans une même localité ou une même région constituant un marché particulier d’usagers, la propriété des organes d’information ne soit détenue par un seul propriétaire (individu, groupe ou société);
  3. obliger l’acquéreur à déposer auprès de cet organisme tout renseignement jugé nécessaire concernant la structure et le fonctionnement financiers de l’organe d’information, le mode de répartition de la propriété, la liste des membres du conseil d’administration, la liste des actionnaires et tout plan de développement financier de l’entreprise;
  4. faire annuellement à l’Assemblée Nationale un rapport sur toute transaction, fusion totale ou partielle, tout transfert de titres ou tout changement de la propriété d’un organe d’information.

 

  1. Cahiers de l’I.I.P., février 1969.