Hiérarchiser la valeur de vies humaines

Montréal, lundi 15 décembre 2014 — Le tribunal d’honneur du Conseil de presse du Québec a rendu et publié dix (10) nouvelles décisions reliées à des plaintes qu’on lui avait soumises. Sept (7) d’entre elles ont été retenues, les trois (3) autres ayant été rejetées. Quatre d’entre elles sont ici résumées.

Hiérarchiser la valeur de vies humaines : est-ce acceptable?
D2014-05-117 : M. Yvan Gauthier c. M. Benoît Dutrizac, animateur et journaliste, M. Michel Lorrain, directeur général, l’émission « Dutrizac » et la station 98.5 FM

Un chroniqueur peut-il, même implicitement, hiérarchiser le droit à la vie de certains groupes de personnes? C’est la question à laquelle le Conseil a dû répondre, en jugeant une plainte visant M. Benoit Dutrizac, pour des propos tenus dans le cadre de l’émission portant son nom, diffusée au 98.5 FM. Discutant avec un collaborateur qui rapportait la mort d’environ 400 personnes, en Afghanistan, des suites d’un tremblement de terre, M. Dutrizac avait répondu : « Souhaitons que ce ne soit que des talibans. » Pour le plaignant, il ne faisait aucun doute que de tels propos étaient offensants et haineux.

Pour déterminer si les propos critiqués étaient haineux, le Conseil a analysé la question en deux temps : 1) s’agissait-il d’une incitation à la violence? et/ou 2) d’une incitation à l’exécration ou au dénigrement?

S’il semble évident que l’on doit répondre par la négative à la première question, la réponse à la seconde ne va pas de soi. Car en « souhaitant » que les personnes décédées appartiennent toutes à un groupe défini par ses croyances théologico-politiques — les talibans — plutôt qu’à un autre — les « simples » Afghans —, M. Dutrizac affirme indirectement que la vie de ces derniers a plus de valeur, ou autrement dit, que la vie des talibans a moins de valeur. Une telle hiérarchisation est-elle discriminatoire?

Aux yeux du Conseil, même si elle est effectivement fondée sur un motif discriminatoire, ce genre de hiérarchisation n’est pas forcément de nature à encourager la haine envers un groupe. Ainsi, si le chroniqueur avait plutôt affirmé : « souhaitons qu’il n’y ait aucun enfant parmi les victimes », on ne saurait y voir une incitation à haïr les adultes.

Le Conseil a également considéré que les effets potentiellement préjudiciables découlant des propos de M. Dutrizac, sur les talibans, étaient pour ainsi dire nuls, étant donné qu’il s’agit ici d’un groupe contre lequel le Canada a été jusqu’à tout récemment en guerre. Il est donc très peu probable que ces propos aient changé quoi que ce soit aux sentiments qu’entretiennent déjà les Québécoises et Québécois à l’endroit des talibans.

Pour toutes ces raisons, le Conseil a jugé, à la majorité, que le chroniqueur n’a pas commis de faute, rejetant du même coup la plainte. Deux membres ont cependant exprimé leur dissidence.

De la compassion nécessaire dans la couverture des drames humains
D2014-04-112 : Mme Denise Voyer et M. Roland Gagnon c. M. Stéphane Tremblay, journaliste, Mme Christine Lepage, directrice de l’information et CIMT-TVA Rivière-du-Loup

La couverture journalistique des drames humains demande de la part des journalistes et des médias une grande sensibilité aux souffrances que vivent les victimes de ces événements. C’est ce principe qui était en jeu dans cette plainte, déposée par Mme Denise Voyer et M. Roland Gagnon contre M. Stéphane Tremblay et la station CIMT-TVA Rivière-du-Loup, visant un reportage qui traitait du suicide de leur fils, Marco Gagnon, survenu le lendemain de son arrestation pour possession et distribution de pornographie juvénile. 

Les plaignants font valoir que le journaliste et son caméraman ont manqué de respect en insistant indûment pour obtenir une entrevue avec eux, alors qu’ils étaient toujours en état de choc. Moins de 45 minutes après avoir appris le décès de leur fils, le journaliste et son caméraman se pointaient au domicile familial, où ils auraient cogné, seraient entrés et se seraient assis, sans qu’on les invite à le faire. Le caméraman aurait ensuite demandé à tourner des images, ce à quoi Mme Voyer aurait répondu : « Qu’est-ce que vous faites ici? » Après un premier refus, elle aurait ensuite accepté d’accorder une entrevue.

Le Conseil a jugé que le journaliste a manqué de discernement en traitant le consentement de Mme Voyer comme celui de n’importe quelle autre source. Il y avait lieu de tenir compte de la situation extrême que la plaignante vivait et de sa vulnérabilité qui en découlait, et de mettre en doute le caractère libre et éclairé de la décision d’une personne qui vient tout juste d’apprendre le suicide de son fils, ce qu’il n’a de toute évidence pas fait.

Les plaignants reprochaient également au journaliste d’avoir menacé le propriétaire de l’immeuble où habitait leur fils : s’il ne lui donnait pas d’information, celui-ci diffuserait des images de l’immeuble en question, ce que le propriétaire refusait. Le Conseil a, ici aussi, donné raison aux plaignants, jugeant qu’un tel chantage, qui relève de l’abus de pouvoir, était inadmissible.

La plainte a donc été retenue pour manque de respect et le journaliste blâmé pour abus de pouvoir.

Mégaplainte sur la couverture du projet de Charte de la laïcité par La Presse
D2013-09-040 : M. Michel Lincourt et M. Michel Pion c. Mme Lysiane Gagnon, chroniqueuse, M. André Pratte, éditorialiste, M. Yves Boisvert, chroniqueur, M. Alexandre Pratt, directeur de l’information, le quotidien La Presse et le site Internet lapresse.ca

MM. Lincourt et Pion ont déposé, en septembre 2013, une plainte visant plusieurs dizaines d’articles, de chroniques et de lettres d’opinions publiées dans l’édition papier de La Presse, ainsi que sur le site internet du quotidien. Une étude minutieuse quant à la recevabilité des griefs exprimés a cependant permis de grandement réduire le spectre de la plainte. Il a ainsi analysé certains textes de la section « Débats », un éditorial de M. André Pratte, une chronique de M. Yves Boisvert, une chronique de Mme Lysiane Gagnon, publiée le 3 septembre 2013, ainsi qu’une photographie accompagnant une lettre d’un lecteur.

En premier lieu, le Conseil a étudié la prétention des plaignants à l’effet que la section « Débats » n’offrait pas aux lecteurs, contrairement à ce que son titre laissait entendre, de réels débats, puisque les opinions qui y étaient exprimées s’opposaient toutes, à leur avis, au projet de Charte du Parti Québécois. Cette prétention n’a cependant pas survécu à l’analyse du Conseil : en effet, environ 25 % des opinions émises dans la section « Débats » de la version papier du quotidien défendaient le projet. Aux yeux du Conseil, La Presse a donc respecté son obligation de diffuser une pluralité de points de vue sur cette question.

Les plaignants prétendaient également que M. André Pratte induisait son public en erreur lorsqu’il écrivait que le projet de Charte constituait « incontestablement [une] violation de la liberté de religion qui, en droit international comme en droit canadien et québécois, comporte la liberté de manifester sa foi en public. » Le Conseil leur a une fois de plus donné tort, jugeant que la très vaste majorité des experts s’entendaient sur le fait que le projet constituait une forme d’atteinte à la liberté de religion, même dans certains lieux publics, et que le débat portait davantage sur la question de savoir si une telle atteinte était ou non légitime.

Le Conseil a également rejeté un troisième grief, en vertu duquel les plaignants reprochaient au quotidien d’avoir refusé un droit de réplique à M. Lincourt concernant une chronique de M. Yves Boisvert, ainsi qu’à M. Daniel Baril, concernant une chronique publiée par Mme Lysiane Gagnon.

Finalement, le Conseil a estimé que la photographie accompagnant une lettre d’un lecteur, sur laquelle on pouvait voir deux femmes déambulant dans la rue, l’une portant le hijab, n’induisait pas le public en erreur quant à la portée réelle du projet de Charte. 

En conséquence, le Conseil rejette la plainte de MM. Lincourt et Pion.

En rafale

D2014-03-101 : Une manifestation étudiante n’est pas synonyme de vandalisme

Le Conseil a accueilli la plainte de M. Félix Gingras Genest, qui reprochait à l’Agence QMI et au site Internet journaldemontreal.com d’avoir accompagné un article traitant d’une grève générale annoncée d’une photographie montrant un manifestant sur le point de lancer une pierre. Il estimait qu’une telle photographie induisait le public en erreur, en associant indûment l’Association pour une solidarité étudiante (ASSÉ) à la violence. Le Conseil lui a donné raison.

D2014-05-127 : Copier intégralement un texte, même s’y référant, constitue du plagiat

Dans cette affaire, deux journalistes du quotidien La Presse, soit Maxime Bergeron et Kathleen Lévesque, se plaignaient qu’un texte publié sur le site Internet de Yahoo! Québec a plagié un texte qu’il avait publié deux semaines plus tôt.

À l’aide d’un tableau comparatif, les journalistes ont démontré que le texte publié sur Yahoo! Québec était effectivement truffé de passages intégralement copiés de leur texte original. Bien que le texte en question mentionne, à plusieurs reprises, que les informations proviennent d’un article de La Presse, il n’en demeure pas moins, aux yeux du Conseil, qu’il s’agit de plagiat. Le simple fait de donner une référence n’est pas une licence pour copier impunément. Il aurait fallu, à tout le moins, utiliser des guillemets, afin d’indiquer clairement que les extraits copiés n’avaient pas été rédigés par la journaliste fautive.

D2014-04-104 : Publireportage mal identifié dans l’Argenteuil

Le plaignant dans cette affaire, M. Martin Nadon, jugeait qu’un article intitulé « Yves St-Denis, candidat libéral : L’homme de la situation! » était en fait un publireportage non identifié, ce que le directeur général de l’hebdomadaire avoue sans détour, regrettant cette erreur. Bien que le texte portait la mention « Publireportage », quoiqu’inscrite en très petit caractère, la typographie était identique à celle du journal, ce qui pouvait induire les lecteurs en erreur. La plainte a donc été retenue.

D2014-04-105 : Vérifier ses sources, une obligation fondamentale, même pour un éditorial

Mme Marilou Alarie, candidate aux élections municipales de Saint-Bruno-de-Montarville, reprochait toute une série de griefs à M. Philippe Clair, éditeur de l’hebdomadaire Les Versants du Mont-Bruno. 

Dans un texte traitant notamment de la campagne électorale, ce dernier s’en prenait à la plaignante, l’accusant d’avoir manqué de jugement en publiant une photo où l’on apercevait l’ancienne résidence des défunts parents de son adversaire, accompagnée, selon lui, d’un commentaire de bien mauvais goût, sans cependant préciser la nature de celui-ci. Le Conseil a jugé que cette information était incomplète.

Le Conseil a également donné raison à la plaignante, qui reprochait à M. Clair d’avoir erronément rapporté que la photo en question avait été supprimée de son compte Facebook. L’éditeur s’appuyait, pour sa part, sur deux sources : le chef du parti de Mme Alarie, ainsi que son adversaire politique. Aux yeux du Conseil, M. Clair aurait dû faire ces vérifications par lui-même, d’autant plus qu’il était extrêmement facile de le faire.

D2014-05-124 : Abolition du registre des armes d’épaule : bien l’illustrer

Le Conseil a une fois de plus dû se pencher sur une plainte portant sur une illustration fautive d’un article portant sur l’abolition du registre des armes d’épaule, cette fois pour un article publié dans le Journal de Montréal. L’article était accompagné de la photographie d’un revolver, une arme qui n’est pas affectée par l’abolition du registre des armes d’épaule. Le surtitre de l’article en question était également imprécis, puisqu’il laissait entendre que l’article traitait du registre des armes à feu, alors qu’il s’agissait en fait du registre des armes d’épaule.

D2014-05-123 : Manque d’équilibre et rectificatif insuffisant

Le plaignant dans cette affaire, M. Nicolas Le Mat, ancien directeur général adjoint de la municipalité de l’Abbaye de Saint-Benoît-du-Lac, reprochait au Journal de Magog et au Journal de Sherbrooke toute une série de griefs. 

Après avoir rejeté les griefs pour information inexacte et traitement journalistique inapproprié, le Conseil a donné raison au plaignant lorsque celui-ci reprochait au Journal de Magog de ne pas l’avoir contacté avant de publier un article rapportant la réaction d’anciens employés devant son départ. Le Conseil a également jugé qu’un rectificatif publié dans le Journal de Sherbrooke pour une erreur commise dans le Journal de Magog n’était pas de nature à réparer le tort causé.

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SOURCE :
Julien Acosta, directeur des communications
Conseil de presse du Québec
Tél. : (514) 529-2818

RENSEIGNEMENTS :
Guy Amyot, secrétaire général
Conseil de presse du Québec
Tél. : (514) 529-2818