Couverture des drames familiaux : mode d’emploi?

De journaliste à victime d’un drame humain

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Les deux proches de Will Corporon, tués par un tireur embusqué : son père, Dr William Lewis Corporon et son neveu, Reat Griffin Underwood. Source : Poynter

Dans le sillage des catastrophes, actes violents et tragédies, les journalistes ont la difficile tâche de solliciter le témoignage de personnes précipitées malgré elles au cœur d’un drame humain. Et si un journaliste se retrouvait dans la peau de celui qui ouvre sa porte aux médias, malgré son extrême douleur? Quelles leçons en tirerait-il?

La dure réalité a rattrapé la fiction pour un ex-journaliste américain, en avril dernier. Le père et le neveu de 14 ans de Will Corporon, ex-photographe de presse et directeur de l’information d’une télévision locale de l’Arkansas, sont tombés sous les balles d’un tireur embusqué.

Le suspect arrêté, connu pour son implication passée au sein du Ku Klux Klan, aurait pris pour cible les deux victimes alors qu’elles se trouvaient devant un centre communautaire juif.

La tragédie a eu un écho médiatique international (la couverture de NBC ici, de The Guardian ici, de Libération ici). Sans réfléchir, comme sous l’emprise de ses anciens réflexes de journaliste, M. Corporon s’est placé lui-même sous le feu des projecteurs. L’expérience s’est bien déroulée et lui a inspiré un conseil destiné aux journalistes : « restez humains ».

Fuite impossible

Pour un citoyen ordinaire frappé par un drame, le réflexe est le plus souvent de fuir, lorsque la première caméra se pointe. L’expérience de M. Corporon l’a fait réagir autrement.

« Je savais que les médias ont des délais à respecter, que les journalistes ont besoin de raconter une histoire, que la télévision a besoin d’images; je savais que nous [M. Corporon et sa famille] ne pouvions pas nous cacher et tenter d’avoir notre intimité, a confié M. Corporon à Poynter.

« Nous devions fournir de l’information sans quoi les médias auraient fait tout ce qui leur est possible pour mettre la main par eux-mêmes sur des photos et des bribes de l’histoire. Et cela n’était pas souhaitable. Dans ces conditions, notre intimité aurait véritablement été compromise. La dignité de mon père et de mon neveu aurait été compromise. »

Will Corporon a rédigé le communiqué de presse de l’hôpital où le décès de son neveu a été constaté. Il a récolté auprès des membres de sa famille les plus belles photos montrant le grand-père et son petit-fils, ensemble, unis dans la complicité qui les animait de leur vivant. Des images qui ont fait le tour de la planète, en quelques minutes.

Parler avec son coeur

Disponibles malgré l’épreuve, l’ex-journaliste et sa sœur — remarquablement forte dans le deuil de son fils — se sont prêtés au jeu médiatique, de façon candide, sans fard. « Nous voulions donner la meilleure image possible de nos proches disparus. Dans les circonstances, il n’y avait pas moyen de faire cela sans montrer notre chagrin. Nos sorties médiatiques n’étaient pas préméditées. Nous étions simplement honnêtes. Nous parlions avec notre cœur. »

Les deux proches des victimes se sont permis de sélectionner les médias à qui ils accorderaient une entrevue. Ils estiment avoir été bien traités par les journalistes qu’ils ont rencontrés et sont satisfaits du traitement respectueux de la mémoire des victimes.

Agréablement surpris

« Les journalistes que nous avons côtoyés ont tous été très professionnels. J’étais très content et agréablement surpris. […] Nous n’avons pas eu à répondre à la question : « comment vous sentez-vous?  » Nous n’avons pas eu à répondre à des questions au sujet du tireur. […] Nous avions été clairs, avant d’accorder les entrevues, que nous ne répondrions pas aux questions en lien avec l’assassin et, heureusement, personne n’a outrepassé cette volonté. »

Cette expérience a révélé à M. Corporon que lorsque les journalistes couvrent des drames humains, ils ne peuvent se soumettre à leur mantra habituel : « laissez vos opinions de côté et rapportez les faits ».

Ce genre de situation exige une approche différente, croit-il. « Je crois que les journalistes (et les autres artisans des médias) qui font un bon travail sont ceux qui sont capables de voir les événements d’un point de vue humain. »

Temps de réflexion

Afin d’atteindre cet idéal de couverture humaine et respectueuse, les salles de nouvelles devraient s’accorder périodiquement des moments de réflexion, d’auto-évaluation et même de formation, croit M. Corporon. Mais sa connaissance des besoins opérationnels des médias lui commande d’être réaliste.

« La quête incessante d’information, qui pousse à passer rapidement d’une nouvelle à l’autre, ne permet pas beaucoup de temps de réflexion et encore moins une évaluation extensive ou de la formation. »


Les propos de Will Corporon sont tirés d’une entrevue réalisée par la journaliste Jill Geisler, pour Poynter. Traduction libre du Magazine du CPQ.