Éric Fottorino : Le contrat de lecture, salut du journal imprimé

Un contrat, deux parties. D’un côté les journaux, branchés au respirateur d’intérêts financiers, commerciaux et industriels, à l’indépendance meurtrie, mais qui peuvent encore donner de l’information « indispensable ». De l’autre le lecteur, séduit par la gratuité d’internet, Far West déontologique rapide et gratuit. Les lecteurs signeront, croit Éric Fottorino, ex-directeur du journal Le Monde, si les journaux montrent de l’audace, de la créativité et leur inspire confiance.

Nous assistons à une « montée de l’insignifiance », l’indépendance des journaux est « battue en brèche » et les diktats de l’instantanéité et de l’ubiquité ne permettent plus de réfléchir. Éric Fottorino, qui a passé 30 ans au journal Le Monde, dont cinq à le diriger, formule des constats durs à l’encontre de la presse imprimée française. Il était l’invité de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec et du Centre d’étude sur les médias, le 13 décembre, à Montréal.

L’auteur de Mon tour du Monde, paru chez Gallimard en mars dernier, n’est pas pessimiste pour autant. Les remèdes qu’il propose aux maux dont la presse papier souffre se nomment résistance, sérénité, recul, audace, innovation. Des dispositions qui nécessitent des moyens financiers, et qui pourront émerger d’un « nouveau modèle » qui se fait attendre depuis des années.

L’enjeu consiste à retourner aux sources du journalisme pour produire du contenu « indispensable » dans le contexte de superficialité et de rapidité d’internet, à se démarquer, à développer des créneaux et, enfin, à rétablir la confiance avec le lecteur.

La régulation, un échec

En France, le journalisme d’enquête bat de l’aile, observe Éric Fottorino. « Nous sommes entrés dans un journalisme de servitude. » Et si on ajoute le pouvoir d’influence des milieux d’affaires et politiques, « il est très difficile de se réinventer ».

C’est pourtant l’ex-directeur du Monde qui a amené le quotidien emblématique de la France à délaisser sa formule unique de gestion par les salariés, qui détenaient la majorité du capital. Le constat d’échec était inévitable et il fallait agir, dit en somme l’ex-directeur. Le trio Berger-Niel-Pigasse, devenu actionnaire majoritaire en 2011, gouverne maintenant les destinées du Monde.

Venus de la haute couture (Pierre Berger), de l’accès internet et de la téléphonie mobile (Xavier Niel) et du secteur bancaire (Matthieu Pigasse), les trois « bons Samaritains » étrangers à la sphère médiatique illustrent une tendance qui se généralise en France.

« La presse française aujourd’hui n’est plus indépendante », dit Éric Fottorino, en citant les cas d’autres grands titres français comme Le Figaro (Groupe Dassault), Le Point (Artemis) et Libération (Edouard de Rothschild) entièrement contrôlés par des intérêts industriels, commerciaux ou financiers.

En raison de la structure de propriété des journaux, « l’indépendance est battue en brèche », dit Éric Fottorino. « Quand on ne fait pas ses fins de mois et qu’on est dépendants de ses actionnaires, on n’est plus vraiment indépendants. Cela ne veut pas dire que les journalistes ne sont plus indépendants, pondère-t-il. Nous sommes supposés avoir une muraille de Chine entre le contenu éditorial et les considérations économiques. Nos métiers sont des métiers de confiance, liée à une image de marque. Si elle est entamée, le doute s’installe. »

De l’autre côté de la Manche, bien des murailles de Chine ont cédé – celles qui protégeaient les salles de nouvelles des sphères politiques et économiques. Cela a généré un monstre, à l’origine du scandale de l’écoute électronique illégale en Grande-Bretagne et de la Commission Leveson qui s’en est suivie. Alors que le gouvernement Cameron montre une ouverture à une autorégulation renforcée de la presse, Éric Fottorino rechigne à adhérer à un tel scénario.

« Notre régulation à nous, c’est d’offrir un contenu éditorial pensé et réfléchi, filtré, et être capable d’approfondir. Cela incombe à tout le monde. Un bon patron de presse doit être capable de comprendre qu’on a besoin de vigilance, jusqu’à ce qu’un nouveau modèle soit trouvé. »

À peine engagée dans une réflexion avec son nouvel Observatoire de la déontologie de l’information, la France est bien loin d’une approche volontaire à la Leveson, avec un organisme d’autorégulation reconnu par une loi, et ce, en dépit des dérapages de la presse en France, admet Éric Fottorino.

L’Hexagone est encore plus éloigné d’une formule contraignant les entreprises de presse à adhérer à un organisme de régulation. « Ça serait un constat d’échec, estime Éric Fottorino. Cela dirait que l’on n’est pas capables nous-mêmes de se fixer des règles, qu’on est un métier qui fait la leçon à la Terre entière et qu’on ne fait jamais le ménage chez nous. »

Se redéfinir dans le chaos 

Ratés, hésitations, dérives et pertes de rentabilité sont des manifestations d’une période transitoire, dit l’ex-journaliste et rédacteur en chef. « L’imagination est essentielle pour passer à travers cette période de mutation. Il faut perdre l’habitude de l’habitude. L’innovation sera notre assurance-vie. Ce qu’on vit, c’est une crise de l’évolution, une crise darwinienne. Ceux qui vont survivre sont ceux qui vont développer des capacités à résister. »

Éric Fottorino se souvient de l’époque où, encore aux commandes du Monde, il tentait de le sauver du naufrage. Dans le maelstrom quotidien des coûts, des dépenses et de la rentabilité, Éric Fottorino pilotait la difficile transition « avec un œil ouvert sur l’éditorial et l’autre sur le modèle en train de se faire devant nous. J’arrivais le matin avec la crainte que le journal que je faisais n’existe plus le lendemain. »

Qu’on le veuille ou non, il faut accepter de relever les manches dans cette ambiance chaotique, où on doit réfléchir à un nouveau modèle tout en s’essoufflant dans la « course à l’instantanéité, au présent, à l’ubiquité ». « On a du mal à prendre du recul », admet M. Fottorino.

Il faut cependant résister à la tentation d’abandonner l’imprimé et de se jeter corps et âme dans les plateformes numériques. « Très souvent, quand on enterre le papier, on fait une projection radicale. Mais si on lui fait dire des choses indispensables, le papier pourra continuer à exister. »

Folklorique pour certains, le journal papier symbolise l’essence du journalisme, qu’il faut réinventer, à l’heure du numérique. Et l’imprimé, cette « machine à ralentir », est un antidote de valeur au flux rapide et incessant du web. Quoiqu’en apparence improbable, « la cohabitation internet-papier est possible », assure Éric Fottorino.

Elle est également souhaitable, car penser que les recettes du web peuvent compenser la perte du papier est une lubie, croit-il. « Les recettes d’internet ne seront jamais à la hauteur. » La course aux pages vues et aux visiteurs uniques est stérile. L’audience n’a pas de valeur. « La valeur n’est pas liée à l’audience, mais à la capacité à créer des contenus considérés comme indispensables. »

Se démarquer et surprendre

« Dans ce contexte, il faut avoir une capacité à se singulariser, à surprendre, à créer de la rareté. C’est ça, qui amènera le lecteur à payer. »

C’est ici que l’occasion se présente de faire un pacte avec le lecteur. Il faut saisir cette chance, souligne M. Fottorino. Car le journalisme, le vrai, le pur, celui qui sépare le bon grain de l’ivraie, celui qui demande un effort de la part de celui qui le pratique et de celui qui en consomme le fruit, n’est pas mort, plaide-t-il.

« Je crois qu’aujourd’hui, le journalisme a changé de forme, mais pas de sens. Il est de plus en plus essentiel. Face à ceux qui caricaturent le réel, on a besoin de quelque chose de plus nuancé. La recherche de la vérité n’est jamais quelque chose de spectaculaire. Et plus l’info va se multiplier, plus on aura besoin d’information fiable, pertinente, qui pourra être livrée dans un climat de confiance, de contrat de lecture. »

L’optimisme de cet homme qui a été poussé vers la sortie du Monde, en 2011, par le trio Berger-Niel-Pigasse, tient manifestement à cette certitude que la presse écrite traditionnelle recèle une singularité et une valeur qu’il faut extraire avec de nouveaux procédés pour la rendre à nouveau attrayante, voire irrésistible.

Le journal a le potentiel d’opposer la cohérence et la clarté à l’insignifiance et à la « confusion entre ce qui est de la nouvelle et ce qui n’en est pas », générées par le flux continu d’information du web. « Le journalisme sert à créer une mémoire, alors qu’internet est un instrument qui crée l’oubli. »

Le poison de la gratuité

Qualité, cohérence, pertinence et nuance ont un prix. « Dès lors que vous initiez la gratuité, c’est un poison, car vous aurez beaucoup de mal à convaincre les lecteurs à payer pour du contenu. »

Et les lecteurs séduits par ce « poison » de la gratuité sont en proie à un vice de raisonnement, fait valoir Éric Fottorino : « Le temps est limité. On paye avec notre temps. Il y a de la « malinfo », comme il y a de la malbouffe. Avec un journal mal fait, on peut être mal informé. Il faut du contenu indispensable, qui ne fait pas perdre son temps au lecteur. »

Le lecteur est pressé, et l’information de qualité peut l’aider à obtenir un bon rapport qualité/temps. Mais l’information de qualité est un « slow food », un plat mijoté qui requiert patience, longueur de temps et argent. Faut-il frapper à la porte de l’État, lui demander d’ouvrir ses coffres pour financer ce bien public?

En France, depuis l’après-guerre, avant le refinancement à l’aide de capitaux privés, « l’idée était naturelle que la presse libre devait, pour conforter sa liberté, être aidée par l’État, convient Éric Fottorino. Mais l’État était plus ou moins une tente à oxygène. En faisant cela, on ne s’attardait pas aux problèmes. L’aide était contre-productive, car elle n’avait rien à voir avec le besoin de modernisation [des journaux]. »

Du reste, l’aide des gros conglomérats n’est pas moins pernicieuse, ajoute M. Fottorino. D’un point de vue économique, les prix ne reflètent toujours pas la véritable situation financière des journaux, soutenus par l’entreprise privée ou les deniers publics. Et la sclérose demeure, conclut-il. Alors quoi?

« Je ne crois pas que les générations à venir seront idiotes. Nous sommes dans un état de transition, de destruction. De cette destruction naîtra quelque chose. À un moment donné, la société va prendre conscience qu’on ne peut pas avoir une information qui détruit les informateurs.

« Je ne suis pas sûr qu’on va retourner au payant. Est-ce que la solution passera par un système public-privé, par un système de fondation? Ce dont je suis sûr, c’est que nous inventerons quelque chose qui permettra à une qualité d’information d’exister. »