Les médias doivent-ils tenir compte de l’effet d’entraînement de leurs reportages?

La question ne date pas d’hier. Elle était posée dans le livre Questions d’éthique : jusqu’où peuvent aller les journalistes? paru en 1991. Oui, répondaient les auteurs, mais pas au prix du devoir d’informer. Dans un rapport signé en août, le coroner Yvon Garneau relance le débat en recommandant au Conseil de presse une diffusion d’information « restreinte et pertinente » en matière de drames familiaux.

Le 2 mai 2011, à Saint-Edmond–de-Grantham, en Estrie, Martin Houle, 37 ans, tuait sa fille Florence, âgée de 2 ans, et son fils Zacharie, 8 ans, en incendiant son véhicule, dans lequel prenaient place les deux jeunes victimes. Seul le troisième enfant de M. Houle, âgé de 6 ans au moment des événements, a survécu. Le père lui-même, qui vivait des problèmes financiers et conjugaux, a été retrouvé mort non loin du véhicule.

Ce drame survenait alors que les caméras des médias québécois étaient braquées sur le procès du cardiologue Guy Turcotte, alors accusé d’avoir tué ses deux enfants, avant de tenter de s’enlever la vie. 

L’effet Turcotte

Les commentaires du coroner, inclus dans ses rapports d’investigation sur le suicide et les deux infanticides de Saint-Edmond-de-Grantham, tiennent sur une page. M. Garneau y évoque la concordance de temps entre cet événement et le procès de Guy Turcotte. Il souligne aussi que « d’autres drames semblables se sont déroulés au Québec au cours des dernières années et, encore plus récemment, dans la région de Warwick en juillet 2012 ».

Il faut « intensifier les démarches pour trouver des solutions avant qu’un autre drame familial ne survienne », écrit-il. Il recommande donc à un comité d’experts de l’Université Laval de produire son rapport « le plus rapidement possible, étant donné l’urgence de la situation ». Ce comité avait été mandaté par le ministre de la Santé, en octobre 2011, pour brosser un portrait du phénomène des homicides intrafamiliaux au Québec.

Il tourne ensuite son regard vers les médias. « Je suis aussi d’avis qu’il y a souvent l’effet d’entraînement dans ce genre de situation. » Il recommande au Conseil de presse du Québec (CPQ) « que la diffusion de l’information sur les drames intrafamiliaux soit restreinte et pertinente, tout en respectant le droit du public à l’information ».

Avant d’écrire son rapport, Yvon Garneau dit avoir réfléchi et tâté le pouls de simples citoyens, de journalistes, de policiers, de médecins, de psychologues, de criminologues et de divers autres experts.

Dans les documents qu’il a livrés au Bureau du coroner il y a quelques semaines, il choisit de citer une seule référence, soit Suzanne Léveillée, professeure au département de psychologie de l’Université Laval, spécialiste des drames intrafamiliaux. La chercheuse lui a dépeint le profil de personnes vulnérables susceptibles de passer à l’acte :

« Ils peuvent se sentir une victime du système judiciaire, en colère et en détresse. Ces personnes présentent une personnalité fragile et face à certains stress n’arrivent pas à se contenir et passent à l’acte. De plus dans cette période de fragilité intense, il est fort possible qu’ils deviennent influençables aux commentaires des gens autour d’eux incluant les propos et événements (drames familiaux) relatés dans les médias. »

Trop peu

La mère de Florence et Zacharie, assassinés à Saint-Edmond-de-Grantham, a reproché au coroner Garneau, dans une entrevue accordée à la télévision publique, d’avoir occulté des éléments importants de la problématique.

Le président de la Fédération des journalistes du Québec (FPJQ), Brian Myles, est encore plus cinglant. Selon lui, le rapport du coroner offre tout simplement trop peu de matière pour lancer le débat d’importance qu’il prétend instiguer.

« Ce rapport-là n’est pas une base saine pour engager une quelconque réflexion. L’analyse est faible. Il y a un vice méthodologique profond. Le type s’attarde à un commentaire d’une psychologue, et c’est à partir de ça qu’il fait le procès d’intention des médias et qu’il tire des conclusions sur des liens de cause à effet. Je trouve décevant et déplorable qu’un coroner fasse autant de dommages avec si peu de fardeau de preuve. S’il avait vraiment voulu rendre service pour la protection de la vie humaine, il aurait pu s’interroger sur la prise en charge des enfants et du type [Martin Houle]. Il ne nous apprend absolument rien sur la prise en charge, sur les ressources et sur l’aide. Le coroner omet de questionner les instances publiques qui auraient pu ou qui auraient dû jouer un rôle de prévention et de prise en charge. »

« Mon rapport, ce n’est pas une thèse de doctorat, se défend Yvon Garneau. Il est sobre, j’ai limité mes mots. Mon mandat, c’est d’expliquer les causes et les circonstances des décès. Il ne fait pas 15 pages, 20 pages, comme le président de la Fédération professionnelle des journalistes aurait souhaité voir, mais c’est parce qu’il ne comprend pas le mandat du coroner. »

Yvon Garneau explique qu’il aurait pu se limiter à l’investigation des causes du décès, en raison de la nature criminelle du dossier. Dans le cas fictif d’un dossier criminel qui chemine ensuite devant le tribunal, le coroner n’a juridiction que pour établir les causes du décès. « Quant aux commentaires et aux circonstances, on dit: “plus de détails seront connus lors d’un procès public”. Ça fait une page, une page et demie et on se limite à ça. Dans ce cas-ci, il y a eu suicide, c’est venu boucler la boucle. Mais j’aurais pu me limiter à décrire la cause du décès. Mais vu l’urgence de la société d’entendre parler de ça, je me suis donné un devoir de faire ce rapport-là, en me disant : “Ça fera ce que ça voudra, dans le sens que je sais que certains ne vont pas aimer et que d’autres vont aimer, parce que la question n’est pas clarifiée et je n’ai pas l’intention de vouloir la clarifier.” »

Lien causal?

Pour y voir clair, il faut répondre à la question : y a-t-il ou non un lien de cause à effet entre la couverture médiatique des drames familiaux et le fait, pour certains individus, de passer à l’action?

En 2008, l’Association des psychiatres du Canada (APC) présentait des lignes directrices en matière de couverture médiatique du suicide et étayait sa démarche par des études scientifiques. « Des faits en abondance démontrent que le compte-rendu de cas de suicides dans les médias entraîne des suicides par imitation chez les adolescents et les jeunes adultes de moins de 24 ans. Selon toute vraisemblance, un lien de causalité existe entre les reportages sur un suicide dans la presse et à la télévision et des suicides par imitation. »

Parmi les travaux résumés par l’APC figurent deux études américaines publiées en 1970 et 1973. Dans les deux cas, les chercheurs ont utilisé des données avant, pendant et après une grève empêchant la publication de journaux. « Durant l’interruption de parution du journal de Détroit pour cause de grève, le taux de suicide a baissé. Fait à noter, à la reparution du journal à la fin de la grève, le taux de suicide s’est mis à remonter jusque-là où il était auparavant. Le même phénomène a été observé durant une grève de la presse à New York, au cours de laquelle le taux de suicide chez les jeunes femmes a diminué. »

Il est loin d’être clair qu’on puisse extrapoler, à partir des résultats de ces études, des conclusions s’appliquant à d’autres types d’actes violents, notamment aux drames familiaux, admet-on à l’APC.

Pour Brian Myles, il y a lieu d’être sceptique. « Le lien de cause à effet entre l’exposition à la violence dans les médias médias au sens large, que ce soit le cinéma ou autres formes d’expressions médiatiques et le passage à l’acte, ç’a été démonté. On en a fait, des études sur la violence à la télé; c’est pas ça qui amène un passage à l’acte, c’est autrement plus complexe. C’est très réducteur de penser que c’est simplement les médias. Pour une étude qui dit : “Attention, il y a peut-être un risque”, il y en a d’autres qui vont dire : “Non, il n’y en a pas”. Je mets quiconque au défi de la faire, la preuve scientifique, qu’effectivement, notre contenu fasse des morts ou mets des idées dans la tête des gens. »

Le coroner Yvon Garneau se garde d’établir un lien de causalité, mais croit que le principe de précaution dicte la prudence. « M. Houle, lorsqu’il a décidé de mettre fin à ses jours, ne nous a pas laissé une lettre qui disait : “Vive Guy Turcotte”. On fait un lien par rapport aux circonstances de temps et de lieu. Mais le phénomène de l’imitation ou de l’entraînement existe quelque part. Ce que Mme Suzanne Léveillée dit, pour me convaincre d’écrire une recommandation et de susciter le débat, c’est que c’est possible. »

Ligne de conduite

Le secrétaire général du CPQ, Guy Amyot, dit accueillir l’invitation à la réflexion du coroner. « On va recevoir son appel. Nous avons déjà pris contact avec le comité d’experts de l’Université de Laval. On va certainement réfléchir. Est-ce qu’on va, en bout de piste, émettre des directives, il faudra voir. Mais la question doit être documentée. »

Quant aux lignes directrices que les médias pourraient se donner pour la couverture des drames familiaux, celles préconisées par l’APC pour les suicides tombent sous le sens, estime-t-il. « Personne ne dit qu’il ne faut pas en parler. D’abord, il y a un devoir d’informer. Il s’agit de bien en parler. Il y a des choses à dire et des choses à ne pas dire, comme les détails précis sur le moyen utilisé. »

L’APC souligne notamment l’importance d’éviter le mot « suicide » dans le titre, la publication des photos de la victime, l’emploi d’un ton admiratif envers elle, ou de présenter le suicide de façon simpliste. L’Association propose plutôt de mettre l’accent sur les solutions de rechange au suicide, les ressources communautaires disponibles, les exemples de dénouements favorables de crises suicidaires ou les façons d’aborder une personne suicidaire.

S’il admet que plusieurs journalistes s’astreignent déjà à certaines règles, Bryan Myles fait valoir que ce n’est pas en vertu de principes moraux, ou pour éviter les impacts liés à leurs reportages.

« Ils essaient autant que possible d’éviter le sensationnalisme. C’est ce qu’on leur conseille et ce qu’on leur enseigne. Ce n’est pas parce qu’ils craignent qu’il y ait un effet d’entraînement, c’est qu’ils ne veulent pas abreuver les lecteurs de détails inutiles et qu’ils essaient de faire de l’information dans la recherche de l’intérêt public. C’est souvent ce qui nous dicte notre conduite, ce n’est sûrement pas la crainte de faire des morts au final et d’entraîner des passages à l’acte. [Autrement] On va s’empêcher de parler de n’importe quoi, parce que des supposés esprits fragiles passeraient à l’acte. »

Service public

En matière de suicide ou de drames familiaux, parler des solutions de rechange, des ressources ou donner des exemples positifs fait partie de la notion de service public que le journaliste est parfois appelé à fournir. Mais jusqu’où les médias doivent-ils jouer ce rôle? Leur véritable vocation est ailleurs, note Brian Myles, qui cite le journaliste et auteur français Albert Londres : « Notre rôle, c’est de porter la plume dans la plaie. C’est d’exposer, au bénéfice de nos auditeurs et lecteurs, les dysfonctions d’une société. On n’est pas des relationnistes, on n’est pas des courroies de transmission des messages préapprouvés par la santé publique. Il ne faut pas nous voir comme des espèces d’agents communautaires de deuxième ordre. Il faut bien comprendre que la misère et la détresse précèdent souvent l’arrivée des journalistes sur le lieu d’une tragédie. »