Notes de clôture du Séminaire international sur l’autorégulation des médias

Auteur: Ivor Shapiro

Ce texte est une traduction (par Nathalie Villeneuve) de l’allocution de clôture du Séminaire international sur l’autorégulation des médias, organisé par le Centre d’études sur les médias, le 2 novembre 2012. Nous le reproduisons ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Veuillez noter que les opinions émises dans ce texte n’engage que l’auteur, et ne sauraient être vues comme une prise de position du Conseil de presse du Québec ou encore du Magazine du CPQ.

*****

Comment rendre justice et faire écho à une journée de discussion et d’information intenses et complexes en une vingtaine de minutes? Je ne vais pas résumer nos discussions une à une, mais plutôt essayer de brosser à grands traits quelques thèmes clé et y apporter mes réflexions.

Commençons par la notion centrale qui a motivé notre rencontre, l’idée de l’imputabilité des médias. Cela est tout sauf une nouvelle idée, ou encore une idée du 20e siècle. Depuis Gutenberg, une imputabilité existe entre l’imprimeur et la personne qui paye les factures, entre l’auteur et le propriétaire de l’imprimerie, entre l’éditeur et l’annonceur, et entre tout le processus et l’acheteur de l’imprimé.

Plus récemment, mais moins clairement, s’est posée la question de l’imputabilité des journalistes et des entreprises de presse, non seulement envers leurs actionnaires et leur clientèle – une imputabilité qui s’établit par les lois du marché –, mais envers la société dans son ensemble. Un bon argument peut motiver une réponse négative à cette question : on peut s’opposer à ce qu’un journaliste soit plus imputable que n’importe quel autre citoyen. Si les journalistes défient le Code criminel, s’ils font quelque chose de mal, alors il faut s’en prendre à eux comme à des citoyens, et non pas comme à des spécimens d’une espèce de plus en plus difficilement reconnaissable qu’on appelle « journaliste »!

Car après tout, le journaliste fait ce que n’importe quel citoyen est libre de faire et devrait être encouragé à faire : être attentif à ce qui se passe dans le monde, poser des questions, découvrir des choses, décrire ce qu’il entend et voit, c’est-à-dire s’adonner à des activités de nature journalistique. Une société libre ne réglemente pas ce type d’activités.

Pourtant, nous le faisons! Nous vivons tous dans des sociétés qui accordent une très grande valeur (inégalée d’un point de vue historique et géographique) à la liberté d’expression et nous vivons dans des cultures où l’idée d’un gouvernement qui exerce un contrôle sur la liberté de parole est très mal accueillie.

Cependant dans nos pays respectifs, il y a des limites à la liberté d’expression, à la fois dans les lois et la jurisprudence. Des limites liées à la diffamation, au racisme, au droit à la confidentialité (nous avons beaucoup parlé, aujourd’hui, de l’émergence du droit à la vie privée comme une notion sensible ou de plus en plus établie, particulièrement en Europe).

Il était fascinant d’entendre notre collègue de l’Espagne exposer comment une jeune démocratie, n’ayant qu’une brève expérience de la liberté d’expression, navigue dans cette dialectique. S’il est une voix importante qui était absente, lors de cette rencontre, c’est celle de l’Afrique du Sud, un pays dont la constitution démocratique est encore plus récente que celle de l’Espagne, mais qui a su structurer de façon créative un conseil de presse vigoureux, qui travaille encore à se définir.

Comme nous l’avons vu aujourd’hui, la portée des régimes de régulation des médias est très diverse. En Italie, comme dans plusieurs pays de l’Amérique latine, les journalistes sont contraints de se qualifier et de s’inscrire, pour obtenir un statut professionnel. Cette façon de faire a été assez bien reçue par les journalistes et les citoyens en général. Dans d’autres pays, incluant la plupart des pays anglophones, l’idée d’une forme de statut ou de registre de journalistes est la plupart du temps vu, à tout le moins par les journalistes, comme une grave violation de la liberté de presse. Au Canada, cette question a récemment occasionné une rupture, assez contre-productive, entre les anglophones et les francophones.

Cependant, comme notre collègue de France l’a dit de façon éloquente, tout comme l’illustrait aussi notre collègue des États-Unis, l’absence de lois laisse la liberté d’expression à la merci des intérêts commerciaux. Cette réalité peut amener ceux qui ont le journalisme à coeur à se demander si les médias jouent leur rôle plus efficacement s’ils sont gouvernés par ces intérêts commerciaux ou par une régulation obligatoire.

Toutes les démocraties sont favorables à l’encadrement de situations où des citoyens exercent un pouvoir sur les autres citoyens. Lorsque l’allocation des libertés se fait de façon inégale, comme le disait John Rawls, alors la justice, considérée comme porteuse d’équité, exige à tout le moins une complémentarité de l’allocation. Autrement dit – et David Pritchard en a parlé de façon éloquente et concise aujourd’hui – il est largement accepté que les sociétés ont le droit ou le devoir de freiner l’exercice du pouvoir de certains citoyens sur d’autres citoyens.

Qu’est-ce que cela implique pour les médias d’information aujourd’hui? Si le journalisme a déjà exercé un pouvoir social, d’aucuns diraient que ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Oui, la propriété des entreprises de presse est très concentrée presque partout, mais ces propriétaires détiennent une part déclinante, et non grandissante, du paysage médiatique. Et le pouvoir des journalistes de contrôler l’agenda, c’est-à-dire de décider de ce qui mérite l’attention au quotidien, s’effrite ou, à tout le moins, est davantage partagé avec d’autres communicateurs du monde développé.

Nous savons et nous avons noté à plusieurs reprises, dans les discussions qui se sont déroulées aujourd’hui, que partout – et cela dépasse vraiment le problème de la suprématie des intérêts commerciaux – la propriété de ce que nous avions la coutume d’appeler la presse s’est transmise à un espace où n’importe qui peut contribuer, avec relativement de facilité, au flux d’information et de commentaires.

Mais même en tenant compte du déclin de leur capacité à contrôler l’agenda, les journalistes exercent encore d’autres formes de pouvoir. Comme notre collègue de l’Espagne l’a souligné, alors que le droit de publier est universel, plusieurs journalistes ont toujours le privilège de l’accès prioritaire ou l’accès avec plus de profondeur à l’information.

Cela apparaît comme une inévitable inégalité de pouvoir. Outre cette forme de pouvoir, les journalistes à travers le monde s’affairent à fouiller, vérifier et enquêter sur les possibles dérives. Cette activité peut faire tomber des gouvernements, mener des entreprises prospères à la faillite, briser des relations et briser des coeurs et même conduire des gens au suicide. Le travail des médias d’information ne se limite pas à investiguer et rapporter, il a un impact. (Au contraire du monde académique, comme certains pourraient l’affirmer. La plupart d’entre nous sommes au-dessus d’aspirations telles que d’avoir une incidence sur le cours de l’histoire. La dernière chose que nous voulons est que notre recherche fasse une différence! Oubliez cette idée!)

Oui, le travail effectué par les journalistes fait encore une différence. Selon que les journalistes établissent les faits correctement ou non, les replacent en contexte ou non, traitent leurs sujets honnêtement ou non, le résultat de leur travail peut faire une différence. « Ne tirez pas sur le messager », disent les journalistes lorsqu’ils changent le monde d’une manière qui ne plaît pas aux gens, mais cela est souvent une réponse qui manque de nuance, parce que les représentants des médias ne sont pas des messagers. Un messager est le serviteur des communicateurs, alors que les journalistes choisissent leur sujet et le contenu de leur message, et ces choix ont un impact. Même alors que le pouvoir de choisir ce qu’est une nouvelle est de plus en plus partagé avec les gens en général, les journalistes font des choix importants au quotidien, déterminant ce qui mérite ou non d’être analysé, ce qui mérite d’être ou non commenté, à quel degré et de quelle manière.

Aux États-Unis, Fox News est aujourd’hui [2 novembre 2012] très près de jouer un rôle vital dans le processus qui mènera à l’élection d’un président dans le pays le plus puissant du monde, à travers ses choix relativement à ce qui devrait ou ne devrait pas être rapporté ou interprété et de quelle façon. Même lorsqu’ils accèdent à du contenu en ligne gratuit, les gens obtiennent la plupart du temps de l’information générée par des employés des médias traditionnels. Dans ma ville, le Toronto Star, le journal le plus lu au Canada, s’enorgueillit non seulement de faire du journalisme d’enquête, mais d’obtenir des résultats, de faire une différence. Et lorsqu’il y a effectivement des résultats, le Toronto Star rapporte ces résultats avec fierté en une, avec la mention : « Le Star a de l’impact ».

Hier, dans le cadre de mon séminaire sur l’éthique et le droit, un journaliste canadien d’enquête de renom a parlé d’un reportage erroné de CBC qui, disait-il, a permis de garder en prison une personne innocente pendant des années, conséquemment à une accusation de meurtre. Le plus souvent, les médias aident à faire arrêter des gens. Et les poursuites en diffamation seraient rares si les choix des médias n’affectaient plus la réputation des gens.

Oui, les médias d’information font une différence. Autrement dit, les médias ont du pouvoir. Et les gens qui ont du pouvoir n’aiment généralement pas voir leur pouvoir restreint. Les journalistes et les éditeurs ne font pas exception. Une chose qui est apparue clairement, alors qu’on nous présentait aujourd’hui l’état de la situation dans différentes juridictions, est que les conseils de presse partout dans le monde ne sont pas tant nés de l’enthousiasme des éditeurs envers l’idée de l’imputabilité qu’en réponse à la menace d’un contrôle gouvernemental.

Les propriétaires des médias acceptent, à contrecoeur, des mécanismes d’imputabilité comme une réponse à la méfiance du public, pour colmater des brèches importantes dans les valeurs morales courantes touchant au droit à la vie privée, à la protection de la jeunesse, à des cas criants de tromperie motivés par des intérêts particuliers, etc. Les éditeurs se font tirer l’oreille pour participer à des structures de régulation volontaire parce que la solution alternative est pire, et les médias essaient et généralement réussissent à maintenir la portée de cette régulation la plus restreinte possible, le plus longtemps possible. Les livres, les magazines et les archives journalistiques peuvent échapper au contrôle des organes de régulation, comme nous l’a appris notre collègue belge. Et dans plusieurs juridictions, il n’existe pas de structure de régulation qui puisse s’appliquer au contenu d’information strictement numérique.

La vérité à laquelle nous devons faire face, c’est qu’il n’est pas dans l’intérêt des éditeurs, ni dans l’intérêt d’aucun autre groupe puissant de la société d’établir une structure de régulation agressive. Il était intéressant de noter la différence évidente dans le nombre de plaintes et de décisions rendues entre les organismes à participation obligatoire ou auxquels l’adhésion est importante, et les organismes où la régulation est volontaire et auxquels l’adhésion est parcellaire. Il est aussi intéressant de prendre note d’une recherche menée au Minnesota, selon laquelle un conseil de presse vigoureux semble mener à un déclin des poursuites en diffamation. Comme notre collègue australien l’a souligné avec force, « il y a une problématique inhérente à l’autorégulation volontaire », en regard du fait que les entreprises de presse peuvent adhérer, puis se soustraire à la régulation comme ils l’entendent. Ainsi, ils ne font pas qu’échapper à la régulation s’ils le désirent; ils exercent aussi suffisamment de pression financière, avec la menace implicite de leur départ, pour affaiblir cette régulation.

C’est le principe « qui paye décide ». Du point de vue de l’éditeur, le meilleur conseil de presse est un conseil de presse complaisant et redevable aux entreprises de presse. Cela les arrange de diriger le public mécontent vers un conseil de presse, de préférence terne et disposant de peu de ressources, afin d’échapper au besoin immédiat de répondre directement aux plaintes.

En fait, la complaisance et le sous-financement semblent bien caractériser les mécanismes d’autorégulation dans bien des pays, si on se fie à ce qui a été décrit aujourd’hui. La Finlande est une des exceptions, tout comme le Conseil de presse du Québec, mais même lorsqu’ils disposent de ressources, cela ne semble pas mettre les conseils de presse à l’abri de la complaisance, comme l’a peut-être démontré l’exemple du Press Complaints Commission, en Grande-Bretagne, qui dispose d’un budget de 1.9 £ M. Les assises financières réduites des grandes corporations médiatiques ont été une constante de presque toutes les présentations aujourd’hui, alors que les entreprises de presse bien établies font face à une compétition venant de tous les fronts.

Alors, au moment où la menace d’une régulation obligatoire va et vient, l’enthousiasme des éditeurs pour les mécanismes d’imputabilité fait de même. Et dans plusieurs de nos juridictions, le manque d’enthousiasme des éditeurs est couplé à un manque d’intérêt de la part du public, comme nos collègues de la Belgique, de l’Italie, de l’Espagne et du Canada l’ont mentionné : relativement peu de gens – journalistes, éditeurs, membres du public – croient fermement (encore moins passionnément) qu’un conseil de presse efficace est une entité particulièrement utile à la société.

Alors quoi? Pourquoi devrait-on s’en faire parce que moins de gens valorisent les conseils de presse? Quelle différence cela fait-il?

Il y en a beaucoup qui croient que la réponse est que cela n’a plus d’importance, et qu’un déclin des mécanismes d’imputabilité reflète fidèlement un besoin déclinant pour ces mécanismes. Nous avons eu une discussion formidable à ce sujet, et il est indéniable qu’il est maintenant largement admis, et souvent vrai que le meilleur forum pour l’imputabilité est créé par les médias sociaux. La vérité émergera, disent-ils, non pas parce qu’elle est l’objet d’une quête des journalistes, mais simplement parce qu’éventuellement, les médias sociaux vont la trouver et la divulguer dans un élan collectif.

Je crois qu’il y a un peu de vérité dans ce portrait et oui, évidemment, il est prouvé que quelquefois le processus post hoc de vérification continue en boucle des médias sociaux fonctionnent mieux que la méthode journalistique traditionnelle, sans contredit efficace et consistante, de vérification avant la publication. Mais le mode de fonctionnement des médias sociaux en pratique ressemble moins à un mécanisme d’imputabilité responsable qu’à une course chaotique pour être le premier à publier quelque chose qui peut être vrai ou non.

La mesure dans laquelle les férus de vérité sont imputables à la communauté des médias sociaux tient de la loterie et est parfois franchement gouvernée par malignité. Il est vrai, comme Richard Collins l’a dit, qu’il y a certains îlots de la Toile, comme Wikipédia, Slashdot, où des outils de vérification et de correction amènent une certaine discipline, mais ces forums sont dans le paysage depuis longtemps et ne se répandent absolument pas à la même vitesse que l’idée de « publions et attendons de voir ce qui adviendra ». Si le mantra des médias sociaux est : « Laissons les journalistes, comme n’importe qui d’autre, être imputables à la communauté! » alors nous devons le confronter avec la réalité, sur deux points.

La première tient à cette question : peut-on raisonnablement s’attendre à ce que la critique émanant des réseaux sociaux puisse affecter (c’est-à-dire améliorer) le comportement professionnel? Je ne connais pas la réponse à cette question. Je ne connais aucune étude qui y répond. Intuitivement, cependant, on peut supposer qu’un commando virtuel de lyncheurs issus des réseaux sociaux puisse intimider n’importe quel professionnel. Je ne sais pas si d’une façon globale, cela serait une bonne ou une mauvaise chose pour la société. Probablement beaucoup des deux.

Mais le pouvoir d’un tel commando fait naître une autre interrogation, peut-être plus importante : est-ce que les réseaux sociaux offrent un bon mécanisme pour accéder à la vérité? Sur ce point, je crois que nous pouvons nous attendre à une réponse mitigée. Quelquefois oui. John Stuart Mill mettait déjà de l’avant l’idée que nous parvenons à la vérité à travers un flux libre d’information et de discussion, chose que les réseaux sociaux font merveilleusement bien.

Mais les médias sociaux évoluent vite et captent l’attention brièvement et parfois, la révélation de la vérité demande un effort plus soutenu. Et l’appréciation de ce que le journaliste a véritablement fait ou omis de faire est souvent essentielle, afin d’évaluer sa démarche. Les réseaux sociaux ne peuvent être considérés comme un outil fiable permettant d’atteindre, par consensus, une évaluation factuelle et équilibrée d’un comportement complexe, tout simplement parce qu’internet n’est pas propice à une analyse intellectuelle soutenue. C’est une des raisons pour lesquelles les tribunaux son généralement meilleurs que la vindicte populaire, pour faire régner la justice.

C’est dans ce contexte qu’il peut apparaître moralement avantageux, pour n’importe quelle profession, d’avoir un organe qui se prononce, avec discipline et rigueur, pour faire apparaître la vérité, tout en jouissant de l’autorité, volontairement déléguée par les membres de la profession, pour le faire.

 Voici une citation qui semble décrire avec justesse un milieu au sein duquel la vérité est présumément le fruit d’un grand volume de reportages, plutôt que d’une consciencieuse vérification et contextualisation des faits :

« Dans quelques générations, il apparaîtra risible aux historiens que des gens prônant un gouvernement régi par la volonté populaire n’aient pas fait d’efforts sérieux pour garantir l’information sans laquelle une opinion reflétant la volonté populaire ne peut exister. “Est-il possible, demanderont-ils, qu’au début de [ce] siècle, des nations qui se décrivaient comme des démocraties se soient contentées d’agir au gré de ce qui pouvait atterrir au seuil de leur porte?…” »

L’auteur de ces lignes, écrites en 1920, est Walter Lippmann (LIPPMANN, Walter. Liberty and the News, Princeton, Princeton University Press, 2008, p. 8.), qui avait à l’esprit la presse à scandale, et non les réseaux sociaux. Plus ça change… Lippmann se demandait si « une procédure pouvait être imaginée » pour accroître l’imputabilité des éditeurs (p. 44) et, bien sûr, cette procédure a été établie et a été baptisée conseil de presse ou conseil médiatique.

Il est donc discutable que l’imposition d’une imputabilité soit plus importante que jamais à l’ère des réseaux sociaux.

En fait il est même discutable que cette imputabilité puisse migrer d’un statut de responsabilité normative à celui d’une d’une définition de référence. Prenez la question suivante : Si la recherche « prise d’otage à Kigali » sur YouTube, Facebook, Twitter ou Google génère deux résultats – un reportage d’un correspondant du journal Le Monde et une vidéo commentée par un piéton qui passait par là – quel raisonnement nous permet de dire que le reportage du Monde se distingue comme un produit professionnel (qui engage l’imputabilité journalistique), et que la vidéo du passant n’est qu’une chose parmi d’autres (un objet dont le sort est laissé à la discrétion des internautes)?

Cette question nous amène inlassablement et inévitablement à la question de définition à laquelle personne ne semble vouloir répondre : « Qu’est-ce que le journalisme? »

(Il y a quelques minutes, nous avons abordé brièvement, avec Robert Maltais et d’autres participants, la question : « Qui est journaliste? ». Par exemple, quelle est la  différence entre un journaliste et un présentateur, à la télévision? De nos jours, la plupart des gens semblent croire, et je suis d’accord avec eux, que définir « qui » est journaliste est trop difficile ou est simplement à côté de la vraie question. Autrement – et cela est déjà assez difficile – certains estiment qu’il serait plus utile de chercher une définition fonctionnelle de « ce qui » constitue un acte journalistique, un produit journalistique.)

Cette quête d’une définition fonctionnelle du journalisme est particulièrement compliquée par le fait qu’il y ait autant – de plus en plus – de façon de mettre en pratique quelque chose qui pourrait être appelé du journalisme, et un éventail encore plus diversifié et complexe de standards, incluant, comme Marie-Philippe Bouchard et Lisa Taylor l’ont souligné, la distinction de plus en plus subtile entre les faits et les opinions, et les enjeux liés au détachement dans le contexte des différentes plateformes des réseaux sociaux.

Notre collègue de France a parlé en nos noms et en celui de nos étudiants, du public et des membres de nos instances judiciaires, lorsqu’il a exprimé sa perplexité, voire son défaitisme, face à la fameuse question de la définition. Et ne nous méprenons pas, en acceptant d’emblée l’idée que les Américains égalitaires ne sont pas touchés par cette difficulté de la définition. Souvenons-nous que presque tous les états américains assurent des privilèges exclusifs aux journalistes, notamment via la loi sur la protection des sources, et les juges américains ont autant de difficulté que leurs confrères ailleurs dans le monde à déterminer qui peut profiter de ces privilèges.

Même au sein d’une société, la définition du journaliste reste évasive, et cette confusion s’accroît lorsqu’on reporte la question dans un contexte international.  Nous avons appris, grâce à des études comparatives en journalisme – comme les travaux initiés et pilotés par Thomas Hanitszch, à Munich et David Weaver, à Chicago – qu’il existe, pour les journalistes à travers le monde,  une diversité de manières d’exprimer leur identité.

Hanitzsch (HANITZSCH, Thomas. Populist disseminators, detached watchdogs, critical change agents and opportunist facilitators : Professional milieus, the journalistic field and autonomy in 18 countries, International Communication Gazette, Octobre 2011; vol. 73, 6: pp. 477-494) a établi un spectre de types d’identités : propagateur populiste, chien de garde populiste, agent critique de changement, propagateur opportuniste. Nous ne disposons pas du temps nécessaire pour explorer cette typologie, et cela n’a pas vraiment d’importance. Il importe de voir que ce spectre montre qu’à divers degrés, les journalistes s’efforcent consciemment à provoquer des choses ou se contentent de voir et de décrire les événements.  Et je crois qu’on puisse défendre vigoureusement que plus un journaliste se perçoit comme ayant un impact sur le cours des événements, plus l’exercice d’un pouvoir est réalisé de façon consciente, plus l’imputabilité a des chances d’être importante.

Dans tous les cas, ce que je suggère est que l’acceptation de l’imputabilité professionnelle puisse être, ou puisse devenir, non seulement une réponse pratique à la menace d’une action hostile du gouvernement, mais quelque chose de beaucoup plus essentiel à la définition du journalisme : la distinction entre le traitement professionnel de l’information (un service assorti d’une valeur et d’une crédibilité, qui peut être vendu), et la production commune de contenu informatif gratuit qu’on peut prendre ou laisser.

Alors oui, l’imputabilité des médias d’information est importante. Les informations et les analyses que nous avons partagées aujourd’hui sont importantes. Dans ce cas, je voudrais conclure en vous suggérant que le transfert des connaissances, un volet de la recherche universitaire qui est toujours relégué au second plan, devient plus important lorsque la connaissance acquise est importante. Étant donné le peu de connaissances des entreprises de presse et des consommateurs de leurs produits, quant à la façon dont l’imputabilité fonctionne dans leur pays et encore moins dans d’autres pays, ce champ de recherche mérite clairement un transfert de connaissances plus grand.

J’encourage donc ceux qui ont cette connaissance à la sortir du milieu académique et à l’amener dans la sphère publique. Parce que tôt ou tard, cette connaissance pourra peut-être provoquer quelque chose que nous, professeurs, préférons dire en chuchotant, plutôt qu’à haute voix : cela pourra peut-être faire une différence.