Primeur au bout du fil: retour sur l’entrevue de CJAD

Quand les Richard Henry Bain de ce monde décrochent le téléphone pour parler à un journaliste, y a-t-il des signaux d’alarme qui doivent surgir sur le tableau de bord de celui-ci? Primeur tombée du ciel ou piège à éviter? Si les questions de droit sont vite écartées, des enjeux éthiques peuvent se poser.

 « Quant à moi, je ne vois aucun problème légal, dit d’emblée Mark Bantey, avocat spécialiste du droit des médias et associé joint à son bureau de Gowlings, à Montréal. On est très loin de son procès et M. Bain a le droit de s’exprimer. »

 Rappel des faits

 Le 19 septembre dernier, une journaliste de la station de radio montréalaise CJAD a reçu un appel plutôt surprenant. Au bout du fil, Richard Henry Bain, détenu depuis les événements de la soirée électorale, au Métropolis. L’homme téléphonait de l’infirmerie du Centre de détention Rivière-des-Prairies.

En fin de soirée, le 4 septembre, un incendie et une fusillade ont assombri la célébration de la victoire des troupes péquistes, rassemblées dans cette salle de concert. La nouvelle première ministre, Pauline Marois, avait dû interrompre son discours.

Depuis, M. Bain fait face à plusieurs chefs d’accusation, dont ceux d’avoir tué le technicien de scène Denis Blanchette et blessé gravement le collègue de ce dernier, Dave Courage.

CJAD n’a diffusé que de courts extraits de l’entrevue originale, qui a duré 38 minutes, a fait savoir Astral, propriétaire de la station, dans un communiqué publié le lendemain de l’appel du prévenu à la station. Alors que la voix enregistrée de Bain se faisait entendre sur les ondes du 800 AM, Pauline Marois présentait son nouveau conseil des ministres à l’Assemblée nationale.

« There’s an expression that says : “C’est la vie”. I can’t say more than that. », s’est-il limité à dire au sujet des événements qui se sont déroulés à l’extérieur du Métropolis. « Ma vision est que la Ville de Montréal doit se séparer, afin de devenir une province », a-t-il également dit en anglais.

 Pas versé à la preuve

 Dans le cas d’une personne qui fait face à des accusations, qu’elle soit ou non en détention, il faut tenir compte de son droit à un procès équitable, admet Mark Bantey. Mais les propos qu’elle tiendra en s’exprimant sur une tribune publique ne seront pas versés à la preuve, lors du procès, explique l’avocat.

« On ne sait pas si M. Bain va opter pour un procès par jury ou par juge seul. Si c’est par juge seul, c’est sûr que le juge ne prendra pas en considération une preuve qui n’est pas soumise devant lui. Même chose pour le jury : les membres du jury auront connaissance des déclarations qui ont été faites dans le passé, mais à ce moment-là, le juge n’aura qu’à donner des instructions au jury; leur demander de faire abstraction de ce qu’ils ont entendu dans le passé. Un jury est capable de faire ça. »

 Entrave à la justice

 Dans les faits, les médias exploitent une grande latitude, avant la sélection du jury, pour ensuite s’astreindre à la discipline qui s’impose, lorsque le procès est imminent. Le tout sans entraver le cours de la justice.

« Quand quelqu’un est arrêté et accusé d’un crime, on va souvent faire référence à ses antécédents. La veille du procès [dans le cas d’un procès devant jury], ou au moment de la sélection du jury, les médias ne peuvent pas diffuser cette sorte d’information. Ça risque de causer un “mistrial [annulation du procès]. Quand on est à deux, trois ans du procès, on n’a pas à prendre cette précaution. »

L’avocat cite l’exemple de procès hautement médiatisés. « Pour le mégaprocès des Hells Angels, il y a eu beaucoup de publicité à l’avance et ils ont réussi à trouver un jury rapidement. Même chose pour Guy Turcote. Une seule chose est sûre : quand le procès débute, les médias ne doivent rapporter que ce qui se passe devant le jury. »

 Évaluation psychiatrique

 Quant à l’état mental de la personne, la même logique gouverne l’évaluation qu’auront à en faire les experts, avant le procès, affirme Mark Bantey. Les propos ou les gestes que peut sciemment tenir ou poser un accusé afin, par exemple, de faire croire qu’il est inapte et irresponsable, ne devraient pas influencer les spécialistes qui se pencheront sur sont dossier.

« Il faut faire confiance aux experts. Ils savent ce qu’ils font et sont en mesure de déterminer si oui ou non, une personne est apte à subir son procès, indépendamment de tous les gestes qu’il aurait pu poser dans le passé. »

 Droit à la dignité

 Faut-il par ailleurs s’inquiéter du droit à la dignité d’un accusé qui choisit de s’exprimer en public à un moment où il n’est peut-être pas en possession de ses moyens? Encore une fois, le questionnement est davantage d’ordre éthique que légal, selon Mark Bantey.

« Les médias doivent décider si, oui ou non, c’est une personne vulnérable, si c’est une personne compétente. Par exemple, s’il [Richard H. Bain] avait appelé et qu’il avait été clair que le gars était complètement fou, à ce moment-là je crois que CJAD aurait décidé de ne pas diffuser ses commentaires. »

Dans ce cas, la station de radio aurait tout de même eu quelque chose à mettre sous la dent de ses auditeurs, estime l’avocat. « Elle aurait peut-être rapporté le fait que ce monsieur a la pleine liberté d’appeler les médias. C’est un peut surprenant et c’est en soit une question d’intérêt public. »

La nécessité de diffuser les propos d’un individu comme Richard Henry Bain et l’intérêt du public à en prendre connaissance relève du monde de l’éthique, tranche-t-il.

 Éviter les abus

 « Si j’avais été en position de décider, je n’aurais pas diffusé. Ça n’apportait rien, en matière d’information », estime André Béliveau, ex-adjoint à la direction générale de Radio-Canada, et un des journalistes signataires de la charte constitutive du Conseil de presse du Québec, au début des années 1970. M. Béliveau est aujourd’hui chargé de cours à l’Université de Montréal.

« Il faut être pour la liberté de la presse. Pourvu qu’il n’y ait pas d’abus », dit-il. M. Béliveau invoque la notion de droit à la dignité, enchâssé dans la Charte des droits et libertés de la personne.

D’abord, la dignité de la personne qui s’exprime sur une tribune médiatique. Dans le cas de M. Bain, des doutes peuvent surgir quant à sa santé mentale, relève M. Béliveau. Ensuite, par respect pour les personnes touchées par les actes pour lesquels il est accusé. Au-delà du cas des extraits diffusés à CJAD, André Béliveau s’interroge sur le goût de plus en plus marqué des médias pour l’information-spectacle et ce qui fait grimper les cotes d’écoute.

« Est-ce normal que les médias jouent ce jeu-là? Est-ce qu’on ne doit pas s’interdire d’ouvrir la porte à tous ces “ freak shows ” et de leur donner accès aux tribunes qui ont été créées à d’autres fins? »

 Liberté de presse et droit à l’information

 La diffusion des extraits par la station montréalaise anglophone n’a pas froissé tout le monde. « Je serai toujours du côté de la liberté de la presse », a commenté Jean-François Lisée, ministre des Relations internationales et responsable de la métropole et des relations avec la communauté anglophone, et lui-même ex-journaliste, en réponse aux questions de la presse, le 20 septembre.

Dans un texte consacré aux réactions de la classe politique à l’affaire et publié sur son site, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec a fait savoir qu’elle « entérine tout à fait » les propos de M. Lisée.

Reste à déterminer si ces propos étaient d’intérêt public. C’est en ce sens que le secrétaire du Conseil de presse du Québec, Guy Amyot, rappelle qu’il « faut se demander si ça nous éclaire sur les motifs et la personnalité de M. Bain. Toute information nouvelle qui nous serait fournie pour mieux comprendre les événements est, compte tenu de leur importance, d’intérêt public. »