Vulgarisation et liberté d’expression: le retard des scientifiques

Auteur: Pascal Lapointe
Ce texte a été publié à l’origine sur le site de l’Agence Science-Presse. Nous le reproduisons ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Mes collègues des associations canadienne et québécoise de vulgarisateurs scientifiques ont décroché cette semaine un prix pour avoir défendu la liberté d’expression des scientifiques. Bravo. Mais leur victoire envoie un message aux scientifiques —non pas ceux qui sont bâillonnés, mais les autres, pour leur inaptitude à communiquer.

Explication. L’histoire en arrière-plan de ce prix est celle dite du musellement des scientifiques à l’emploi du gouvernement fédéral canadien : depuis des années, ceux-ci sont la cible d’un contrôle de l’information de plus en plus extrême. Leurs supérieurs ne se contentent plus de rendre difficile leur accès aux journalistes (ça, n’importe quel journaliste scientifique peut vous le raconter, ça fait 20 ans). Désormais, les autorités réclament les questions à l’avance, font préparer les réponses par l’équipe des communications, refusent des entrevues, envoient au micro une tierce personne, ou retardent leur réponse tant et si bien que le sujet est abandonné…

Deux cas absurdes parmi d’autres : ce scientifique qui s’est vu interdire de parler aux médias parce que, le pauvre, il venait de publier une étude sur les changements climatiques… d’il y a 12 000 ans. Et le mois dernier, ce journaliste du Ottawa Citizen dont la demande d’information sur une recherche conjointe NASA-Environnement Canada est passée par 11 fonctionnaires à Ottawa… et a pris 15 minutes à la NASA.

Donc, voilà pour le décor. Dans le petit monde des journalistes scientifiques, ces faits sont connus depuis des années, et dans la communauté scientifique aussi : le syndicat des scientifiques fédéraux a lancé une campagne d’information et de dénonciation en 2010, destinée au grand public.

Or, pourquoi les autres scientifiques, ceux des universités, ceux qui ont la pleine et entière liberté de parole, ne sont-ils —sauf quelques exceptions— pas montés aux barricades pour appuyer leurs collègues?

On reproche souvent aux scientifiques de peu sortir de leur tour d’ivoire. Ils s’engagent peu dans les débats publics, comme experts, s’impliquent peu socialement —et, comme quoi tout cela est lié, la vulgarisation occupe peu de place dans la carrière de la majorité d’entre eux. En voici le résultat : ce sont des professionnels de la communication —journalistes et communicateurs— et non des scientifiques, qui ont profité en février dernier d’un événement très médiatisé, le congrès annuel de l’AAAS, qui avait lieu cette année à Vancouver, pour dénoncer ce « musellement » des scientifiques à l’emploi du gouvernement fédéral. L’événement, organisé par la CSWA (Canadian Science Writers Association) et l’ACS (Association des communicateurs scientifiques du Québec), a obtenu un buzzmédiatique. Suffisant pour attirer l’attention de ce Comité canadien pour la liberté de presse, qui leur a remis cette semaine son prix annuel.

Réjouissant pour la CSWA et l’ACS. Mais si la vulgarisation faisait davantage partie de la planète des scientifiques, si la chose était considérée normale, si elle était valorisée par les institutions, il y a longtemps qu’une semblable réaction aurait émergé depuis les murs universitaires.

Si vous manquiez d’exemples pour illustrer la lenteur des scientifiques à pénétrer la planète des communications et du Web 2.0, en voilà un.

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