L’eros du journalisme

Auteur: Stephen Ward

Ce texte a été publié originellement sur le blogue de Stephen Ward, Media Morals. Nous le reproduisons ici, après l’avoir traduit, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Souvent, lorsque je parle de journalisme objectif ou impartial dans mes conférences, les auditeurs paraissent sceptiques.

Certains soulignent que tout le monde a des préjugés, et donc, que l’objectivité est un mythe, tandis que d’autres soutiennent qu’un journaliste impartial, c’est comme un eunuque cadavérique: il prétend ne pas avoir d’émotions à propos du sujet traité, il est « détaché » et « désintéressé » — ce qui signifie, en gros, qu’il est insensible. Qui veut être ce genre de personne et, a fortiori, ce genre de journaliste? Les eunuques journalistiques sont d’étranges créatures dans l’ère du journalisme personnel multimédia.

Cette façon de voir les choses ignore cependant deux éléments qui me semblent essentiels: d’une part, l’idéal d’impartialité, en journalisme, n’exige pas des journalistes qu’ils soient ce genre de personnes insensibles; d’autre part, la croyance même en un journalisme objectif se fonde sur les émotions – sur un engagement émotif à vouloir faire le meilleur journalisme possible.

Journalisme comme « éros »

Personne ne peut pratiquer un journalisme impartial sans un amour profond et indéfectible pour la recherche, par des enquêtes, de la vérité. Platon décrivait la philosophie comme une forme d’amour: « l’éros » de la sagesse. De même, le journalisme impartial est « l’éros » d’un journalisme avisé, rigoureux, qui se fait dans l’intérêt du public. Sans cette émotion, la notion d’impartialité est d’aucun intérêt pour ceux qui pratique le journalisme.

Est-ce que cela signifie que l’impartialité et l’objectivité sont des parti pris? Oui – mais tous les partis pris ne sont pas identiques, car celui qui est accordée à l’impartialité se justifie par son impact positif sur le journalisme. Autrement dit, ce n’est pas un parti pris aveugle. Et il est positif, en ce sens qu’il atténue ou s’oppose à d’autres partis pris qui viennent déformer la réalité, comme les idées chimériques [wishful thinking], l’omission de faits contradictoires ou la promotion de certains stéréotypes.

En journalisme, l’impartialité signifie: croire suffisamment en la recherche de la vérité pour ne pas décider de la fin de l’histoire avant la fin de l’enquête; être prêt à prendre un recul critique face à ses propres croyances pour apprendre des autres; creuser chacun des faits, peu importe où ils mèneront.

Voilà ma conception de l’objectivité pragmatique en journalisme. À mon sens, l’objectivité et l’impartialité n’exigent pas qu’un journaliste (ou tout autre professionnel) n’ait aucun intérêts, valeurs ou préoccupations, ou encore qu’il n’ait aucune opinion et soit complètement neutre.

Il est ridicule de prétendre que l’impartialité et l’objectivité seraient des qualités qui émasculent le journalisme. Comment de telles idées ont-elles même pu émerger? Cela a sûrement beaucoup à voir avec l’échec de notre culture à réfléchir attentivement aux émotions et à leur place dans la démocratie.

« Éduquer » les émotions

Un point de vue simpliste consiste à considérer que les émotions nuisent à notre rationalité et qu’elles doivent être exclues de la réflexion logique. Un autre suggère plutôt le contraire : nous devons faire confiance à nos émotions et ne pas nous laisser contrôler par ce vieux despote qu’est la raison.

Une vision plus réaliste – et meilleure —, celle défendue par le philosophe John Dewey, évite ces deux extrêmes. Dewey suggère que les individus, comme les sociétés, ont besoin « d’éduquer leurs émotions » pour ne pas être contrôlés par celles-ci; nous devons apprendre à intégrer nos émotions à notre rationalité afin de parvenir à des niveaux d’expérience plus satisfaisants et à des communautés plus démocratiques.

Dans cette perspective, nos émotions et nos valeurs deviennent des composantes essentielles de tout raisonnement et enquête efficaces. Ils font partie des débats de société de qualité. Toutefois, les émotions doivent être dirigées, et utilisées de la bonne manière dans des situations bien spécifiques.

Par exemple, en matière de délibérations démocratiques, laisser les esprits s’échauffer et aboutir à une joute verbale n’est certainement pas la meilleure méthode; pas plus que de bâcler ses réflexions ou entretenir des idées fausses. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un engagement émotionnel fort envers la vérification, l’ouverture à d’autres perspectives, les désaccords respectueux et les allégations fondées sur des preuves.

Bref, nous avons besoin de formes impartiales et objectives d’enquête et de journalisme.

Par conséquent, nos institutions (académiques ou autres), devraient apprendre aux citoyens à utiliser leurs émotions à bon escient, pour renforcer la démocratie. Une façon d’y arriver est de donner aux étudiants et aux citoyens des lieux où ils peuvent participer à des forums délibératifs.

Nous devons éduquer nos émotions pour valoriser et d’apprécier les délibérations justes et impartiales. Nous devons éduquer nos habitudes émotionnelles — à savoir les émotions que nous favorisons, par exemple la colère plutôt que le calme — et revoir nos manières de réagir en général. Que nous soyons de nature compatissante ou plutôt insensible, que nous préférions les échanges posés ou agressifs, tout cela dépend beaucoup de la culture et des médias avec lesquels nous évoluons.

Il ne faut cependant pas nier que parfois, un accès de colère justifié ou l’expression d’une émotion très forte peuvent être justifiés, même dans un contexte de discussion; et qu’il ne faut surtout pas nier l’importance de pouvoir s’exprimer librement. Un débat, pour être constructif, n’a pas nécessairement besoin d’être une discussion toujours « politiquement correct ». Entre la hargne et le « politiquement correct », il y a une place pour la discussion équitable, inclusive et délibérative entre les citoyens.