La triste histoire de l’ex-juge Jacques Delisle est sur toutes les lèvres. Mettant en scène un juge, un décès suspect et un adultère, tous les ingrédients sont rassemblés pour en faire un événement hautement médiatisé. Cependant, on parle moins d’une autre raison qui fait que ce procès est hors du commun : à savoir que les journalistes qui couvrent le procès ont, pour une rare fois, l’autorisation de tweeter directement depuis la salle de cour. En quelques clics, le public peut suivre en direct par le fil #procèsdelisle le déroulement des audiences dans tous ses menus détails.
« L’accusé lit un roman tous les matins en attendant le début de l’audience. » « Le sang du divan provenait de la plaie. » « La sœur de la victime n’a pas regardé l’accusé en passant près de lui. » Toutes ses allégations ont été rapportées par des journalistes sur Twitter pratiquant ce qu’on appelle dans le milieu du livetweet, c’est-à-dire l’utilisation de Twitter pour couvrir un événement en direct, dans ce cas-ci depuis la salle d’audience. D’un côté, cette pratique satisfait une demande très réelle d’une partie du public, désormais habitué à avoir accès à ce genre de couverture des événements d’importance. Mais de l’autre, force est de constater que tous ne s’entendent pas sur la possibilité de couvrir de manière responsable un procès criminel par le biais de Twitter.
Pratique à adopter ou à proscrire?
Les journalistes Geneviève Laurier, du FM 93, et Kathryne Lamontagne, du Journal de Québec, sont catégoriques : le livetweet offre de nombreux avantages. La permission spéciale accordée par la cour dans l’affaire Delisle enchante les journalistes chargés de couvrir le procès. « À la radio, j’ai peu de temps pour rapporter les faits. Il faut que je le fasse d’une manière concise. Tweeter les éléments qui me semblent importants en seulement 140 caractères, c’est une bonne préparation avant d’aller en onde », mentionne Geneviève Laurier. En plus d’avoir l’occasion de pouvoir résumer et effectuer une synthèse en simultané des évènements, Twitter répond à une demande réelle du public : « Depuis le début du procès, mon nombre d’abonnés a augmenté de manière drastique et je reçois beaucoup de messages de gens qui disent aimer me lire et me suivre. Je pense que c’est une manière d’informer la population différemment, et il y a visiblement une demande pour ça », précise quant à elle Kathryne Lamontagne.
Plusieurs internautes ont confirmé le point de vue de la journaliste, comme le démontrent certains tweets :
Me Véronique Robert, avocate criminaliste, émet pour sa part un constat complètement différent : « le caractère instantané de Twitter ne permet pas de rendre fidèlement ce qui se passe dans une salle d’audience ». Essentiellement, le problème serait donc l’absence de mise en contexte, possible dans le cadre d’un reportage ou d’un article écrit, mais difficile à rendre en 140 caractères, la limite imposée par Twitter. La journaliste Geneviève Laurier reconnaît volontiers qu’il peut s’agir d’un obstacle important : « C’est certain qu’en 140 caractères, c’est difficile de tout rapporter. Donc parfois il y a un manque de contexte pour certaines personnes. » « Il y a un manque de contextualisation qui peut porter à confusion, mais on parle d’une petite confusion », nuance Kathryne Lamontagne.
Selon Me Robert, ce procès se prêterait d’autant moins à ce genre de couverture que la preuve qui y est présentée est très technique, puisqu’elle repose majoritairement sur les témoignages d’experts en balistiques. Cette particularité implique forcément un niveau de difficulté supérieur pour les journalistes.
Et la présomption d’innocence?
Selon Me Robert, si l’on se fie à ce qui s’écrit sur le fil #procèsdelisle, « cet homme est totalement condamné, il est coupable, c’est clair. On lit des tweets comme « Elle n’a pas pu tirer seule » », ce qui est hautement problématique selon la criminaliste, puisque « les journalistes ne vont jamais ajouter, parce qu’ils ont seulement 140 caractères, « selon l’expert de la Couronne ». Mais c’est hyper important de le faire. » Il y aurait donc deux grands perdants : le public, parce qu’il obtient de l’information incomplète, et l’accusé, parce qu’on porte atteinte à son droit à la présomption d’innocence. « Étonnamment, ces tweets sont toujours défavorables à la défense, ou à peu près. Je dirais même qu’à part Le Devoir, c’est toujours en défaveur de la défense. Ça me heurte dans mes idéaux, c’est sûr », déplore Me Robert.
Kathryne Lamontagne connaît la position de Me Robert sur ce point : « Me Véronique Robert a manifesté son désaccord avec cette pratique, parce que tous les arguments étaient pour la Couronne. Mais c’est vrai que tous les arguments sont pour eux, on présente la preuve de la Couronne. » Selon les deux journalistes, la situation sera équilibrée dans les prochaines semaines, puisque ce sera à la défense de présenter sa preuve. Kathryne Lamontagne reconnaît cependant que cette distinction, entre la preuve de la Couronne et celle de la défense, n’est pas très claire pour l’auditoire qui consulte le fil Twitter.
Sur l’importance du droit à la présomption d’innocence, Geneviève Laurier rappelle que « règle générale, avec les procès devant jury on fait vraiment très attention. Même si on n’a pas d’obligation légale, on le fait et on respecte la présomption d’innocence jusqu’à la fin. Tout journaliste consciencieux qui décide de faire du livetweet comme ça, s’il respecte les normes journalistiques en place et la présomption d’innocence, il n’y a pas de problèmes ».
Reste que Véronique Robert ne déroge pas : « Sur Twitter, c’est trop scindé, c’est trop compartimenté et il y a le filtre de l’opinion », ce qui peut s’avérer particulièrement dommageable à la défense. Cette dernière précise d’ailleurs que selon elle, les tweets de certains journalistes présents au procès Delisle relevaient plus souvent de l’opinion que du reportage factuel.
Un constat que Kathryne Lamontagne rejette, puisque selon elle les journalistes se limitent à tweeter « les phrases clés des témoins », sans verser dans l’interprétation et l’opinion, qui n’ont d’ailleurs par leur place dans une couverture factuelle respectueuse de la séparation des genres journalistiques.
La justice publique
En permettant aux journalistes de tweeter depuis les salles d’audience, contribue-t-on à rendre la justice plus transparente aux yeux du public? « Je suis vraiment en faveur d’une justice publique. La justice secrète, la justice en catimini, ça n’est pas conforme à mes idéaux, même si en défense, ça ferait probablement l’affaire de nos clients puisqu’ils ne seraient pas varlopés dans les journaux », concède Me Robert. Seulement, Twitter ne serait pas la meilleure façon d’y parvenir, en raison de ses limitations importantes. Et bien qu’elle soit elle-même malaisée face à l’utilisation de caméras en salle d’audience, elle admet volontiers que « si j’ai à choisir entre Twitter et la justice en direct avec des caméras, je vais choisir les caméras. Si tu t’assois devant la télé et que tu écoutes le procès, au moins tu entends tout ce qui se passe », ce qui n’est évidemment pas le cas avec les réseaux sociaux, où l’information est parcellaire, segmentée et, au final, incomplète.
Qui sait, peut-être que la présence de Twitter, que l’on pourrait considérer comme une forme de compromis par rapport à la demande récurrente des médias québécois et canadiens de permettre la présence de caméras dans les salles d’audience, fera renaître ce débat, et que la meilleure solution, comme c’est souvent le cas, ne se trouve pas nécessairement au centre…
Voir aussi: Twitter et la cinétique moderne, La présomption d’innocence et les médias