Ils se font pousser, insulter, cracher dessus, pisser dessus, certains ont été battus, roués de coups, menacés de représailles. Et lundi on les empêchait de faire leur travail, on obstruait l’objectif de leur caméra, on polluait l’ambiance auditive d’invectives répétées pour rendre leurs enregistrements inutilisables. Puis on leur demandait, aux journalistes, de quitter les lieux. De se taire, finalement. Le plus étonnant? On leur a demandé poliment.
C’était la première comparution, lundi, des quatre auteurs présumés des incidents qui ont paralysé le métro la semaine dernière. Évidemment, les médias étaient nombreux, et les manifestants, venus supporter leurs camarades, aussi. Jusque-là, tout va bien.
Mais la chose s’est corsée, s’est colorée, et même putréfiée, lorsque les médias ont compris que les manifestants sur place l’étaient entre autres pour dénoncer leur travail. « Médias délateurs », « complices de la police », pouvait-on entendre et lire sur les réseaux sociaux et sur leurs pancartes – et on entend aisément en trame de fond toute la litanie des doléances habituelles, pour peu qu’on ait l’oreille imaginative.
Rien de tout ça n’est nouveau, en apparence. Mais on reste avec la désagréable impression que derrière ces dénonciations se cache un phénomène tout de même original, et qui prend de l’ampleur, sans pourtant être capable de le nommer et de le mettre en boîte pour l’analyser.
Une partie de la réponse est peut-être apparue sur Twitter, où Anabelle Nicoud rapportait qu’un manifestant avait décrit le phénomène en ces termes – des termes aussi laconiques que lourds de sens : « le lien de confiance entre la jeunesse et les médias est brisé ».
Juste ça.
On pourrait bien sûr écrire quelques bonnes thèses de doctorat sur le sujet – les façons d’aborder le sujet étant aussi nombreuses que fertiles, mais on se contentera ici de trois angles pour tenter ne serait-ce que le début d’une explication.
Angle premier : la radicalisation des discours
Le lien de confiance serait brisé, donc. Prenons l’assertion comme une hypothèse de travail.
L’est-il irrémédiablement? Est-ce le fruit d’une lente, mais certaine séparation qui se jouait depuis longtemps? Félix Séguin, journaliste affecté à la couverture judiciaire pour TVA, semble croire que les heurts entre « les jeunes » et les médias ne sont pas nécessairement représentatifs d’une tendance lourde. Ce serait plutôt circonstanciel, et principalement dû à un facteur inquiétant : la radicalisation des opinions émises dans les médias. Alors que les journalistes devraient, selon lui, chercher à se placer au centre, d’où ils pourraient mener un travail critique envers les deux camps, Séguin estime qu’ils s’ancrent au contraire dans des postures radicalement polarisées. Ce qui n’est pas sans conséquence sur le débat social, celui qui se passe dans la rue, dans les foyers, dans les cafés.
Alors les médias auraient leur part de responsabilité dans l’exacerbation des tensions? « Oui. Je pense qu’on devra certainement faire un examen de conscience quand tout ça sera fini, si ça finit un jour! […] On semble avoir notre rôle à jouer dans la polarisation des débats. Il faudra s’interroger sur la manière dont on peut couvrir un conflit qui a une telle portée sociale. »
Une partie de l’explication à cette radicalisation réside peut-être dans le fait que nous soyons entrés, depuis plusieurs années, dans ce que certains ont appelé un « âge de l’opinion ». Dominique Payette y faisait d’ailleurs référence, dans son rapport sur l’état de l’information, déposé il y a un peu plus d’un an. Comment expliquer une telle montée? En gros : parce que l’opinion, ça ne coûte pas cher à produire, ça se consomme vite et ça offre des balises dans le flux incessant des informations qui nous déferlent dessus. Même Stéphane Gendron, dans une entrevue accordée récemment au Magazine du CPQ, l’avouait candidement : il considère ses chroniques et autres coups de gueule comme le fast-food de l’opinion. Les coups de gueule se digèrent plus vite que les raisonnements tortueux s’aventurant dans les dédalles d’une pensée nuancée.
« Partout, c’est le même message. N’est digne d’intérêt que ce qui est extrême. N’est désirable que ce qui est extrême. N’existe que ce qui est extrême… », écrit Jean-Jacques Pelletier dans l’introduction de son plus récent livre, Les Taupes frénétiques.
Le monde l’information n’y échappe visiblement pas. Enfants-rois et fascistes s’affrontant à qui mieux mieux au petit jeu de qui accumule le plus de points Godwin. Des points de vue parfaitement défendables sont diabolisés, « antagonisés » au point où toute tentative de discussion constructive est tuée dans l’œuf, et remplacée par l’expression de mépris d’une rare virulence.
Reste à voir, maintenant, si les stigmates laissés par cette radicalisation s’estomperont ou s’ils marqueront le début d’un clivage, voire d’un fossé, entre les médias traditionnels et la jeunesse.
Angle second : la gaffe
À moins que le divorce ne soit encore plus circonstanciel que ce que laisse croire l’interprétation de Félix Séguin. Après tout, l’intimidation dont sont aujourd’hui victimes les journalistes a pris de l’ampleur à partir du moment où la plupart des grands médias ont décidé de publier les photos de ceux que le SPVM suspectait d’avoir participé aux incidents survenus dans le métro de Montréal.
C’est du moins ce qui semble avoir mis le feu aux poudres. Et ce mélange déjà explosif a pris des allures autrement plus incendiaires lorsque certains médias ont choisi d’identifier, avant même que des arrestations aient eu lieu, les quatre suspects. Que ces médias se soient trompés dans deux des quatre cas – des erreurs sur la personne – n’a sûrement pas aidé à calmer le jeu…
Puis, la publication des adresses de ceux chez qui des perquisitions avaient eu lieu.
Pour une bonne proportion d’étudiants impliqués dans le conflit, il s’agissait de trois erreurs fatidiques.
Certains médias à qui le Magazine a parlé pensaient la même chose. D’autres, dont La Presse, ont admis que l’identification hâtive avait mené à une erreur, mais estimaient que la publication des autres informations était tout à fait justifiée par l’intérêt public.
Mais qu’importe. La question est de savoir si cet événement à lui seul peut expliquer le bris du « lien de confiance entre la jeunesse et les médias ». C’est peut-être mince, comme explication, et certainement insuffisant, mais il ne faudrait pas non plus sous-estimer l’importance qu’il a pu occuper dans l’esprit de plusieurs. L’augmentation des incidents depuis lundi dernier tend à aussi à accréditer cette thèse.
Angle troisième: l’alternatif
Pour d’autres, le lien de confiance avait commencé à s’éroder depuis longtemps, notamment sous l’effet corrosif (et subversif) des médias sociaux.
Simon Jodoin, par exemple, blogueur et chroniqueur chez Voir, estime pour sa part qu’on se trouve aujourd’hui, en matière d’information, devant une fracture générationnelle découlant de ce qu’il nomme le « cyber-boom » : « L’idée est assez simple : si les baby-boomers étaient – et sont toujours – plus nombreux, assez pour peser plus lourd dans la balance de l’opinion publique, les jeunes d’aujourd’hui occupent quant à eux une plus grande place au sein du cyberespace, ils possèdent et maîtrisent les outils de communication et commencent à occuper des postes stratégiques dans des entreprises médiatiques ou développent des médias alternatifs qui ont une influence certaine », écrivait-il récemment dans une chronique dans laquelle il se penchait sur l’utilisation des réseaux sociaux dans le contexte des mouvements de contestation estudiantins.
Reprenant à son compte un constat émis par Jean-Jacques Stréliski (ici même, dans le Magazine du CPQ), il admet volontiers que les étudiants ont dominé le débat en raison de leur usage bien plus habile et extensif des médias sociaux.
Doit-on vraiment s’en étonner, puisque ce sont les jeunes qui, de loin, les utilisent le plus? Plusieurs études récentes tendent d’ailleurs à le démontrer (on peut en consulter ici, ici et ici, notamment).
Jodoin n’est donc pas le seul à le constater : on ne compte plus le nombre d’auteurs et autres spécialistes décrivant chacun à leur manière la fracture numérique en des termes générationnels.
Autrement dit, il semble de plus en plus que pour toute une frange de la population, on est désormais passé à autre chose.
« Si vous n’aimez pas ce que vous entendez, changez la conversation », disait Don Draper, dans la télésérie Mad Men. Aujourd’hui, les jeunes n’ont pas changé la conversation – mais ils en ont changé les règles, en investissant massivement les réseaux sociaux, leur terrain de jeu.
Les philosophes diraient peut-être : les jeunes ont adopté un éthos radicalement différent, qui révélerait une nouvelle manière d’être-au-monde. L’information, aujourd’hui, ils la partagent, y réagissent en direct, l’échangent, collaborent à la produire et en deviennent, en définitive, les producteurs.
Au point où l’on se demande parfois s’ils croient encore avoir besoin des médias pour participer à la vie publique.
Et c’est peut-être pourquoi ce manifestant (voir la fin de la vidéo), mégaphone en main, demandait tout poliment aux journalistes couvrant la première comparution des suspects, lundi, de quitter les lieux, sans se douter de l’énormité de sa demande. Une contradiction dans les termes, qui revenait, au fond, à demander à des journalistes de ne plus être journalistes. Une censure en plein midi. Pas si grave, l’information sortira quand même, devait-il se dire.
Il demandait, en somme, aux journalistes de se la fermer.
Avant d’ajouter, candidement : « Ce serait très gentil. »