Plaignant
M. Najib Antoine Jabre
Mis en cause
M. Richard Martineau, journaliste
Le site Internet journaldemontreal.com
Résumé de la plainte
M. Najib Antoine Jabre dépose une plainte le 7 avril 2016 contre M. Richard Martineau, chroniqueur, et le site journaldemontreal.com. Il estime que la chronique « Justice : une peine “poids plume” », publiée le 6 avril 2016, propose une information incomplète et contient des informations inexactes, et dénonce en outre que le média ait omis d’apporter un correctif, en plus d’avoir refusé de publier certains de ses commentaires au bas de l’article en question.
La chronique de M. Martineau porte principalement sur une sentence, qu’il qualifie de « bonbon », prononcée à l’encontre d’un homme autochtone qui a infligé des brûlures à sa fillette. La clémence de la peine tiendrait compte, écrit le chroniqueur, des problèmes socioéconomiques de la communauté de l’accusé. Il établit ensuite un parallèle avec une autre décision, rendue en 1994 par la juge Raymonde Verreault, qui avait alors tenu compte, dans l’établissement de la peine d’un homme de confession musulmane reconnu coupable d’avoir sodomisé une enfant, du fait qu’il avait « préservé sa virginité », en accord avec sa religion.
Les mis en cause n’ont pas répliqué à la présente plainte.
Analyse
Grief 1 : information incomplète
M. Jabre reproche aux mis en cause d’avoir omis de mentionner « que la cause à laquelle [ils] font référence n’a aucune valeur puisqu’elle fut cassée (annulée) en appel le 7 juillet 1994. »
Il leur reproche en outre d’avoir également omis de mentionner que dans cette même décision de la Cour d’appel, les juges « reprochent en particulier à la juge Verreault [qui a rendu la décision de première instance] d’avoir vu un facteur atténuant dans le fait, pour le beau-père [l’accusé] d’avoir “ménagé la victime en préservant sa virginité” ».
En matière de complétude, le Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec prévoit à l’article 9, alinéa e), que « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes: […] e) complétude : dans le traitement d’un sujet, présentation des éléments essentiels à sa bonne compréhension, tout en respectant la liberté éditoriale du média. »
Dans ses recherches, le Conseil a pu confirmer les prétentions du plaignant : la décision rendue par la juge Verreault, à laquelle réfère M. Martineau dans sa chronique, a effectivement été cassée en appel. Logé par la Couronne, l’appel de la décision rendue en première instance par la juge Verreault a effectivement été accueilli par les trois juges qui l’ont étudié et qui ont estimé que quatre des cinq griefs étaient justifiés.
Il est également vrai que la décision rendue en appel s’en prend particulièrement à l’argument amené par la juge Verreault selon lequel en préservant la virginité de l’enfant, l’accusé l’aurait en quelque sorte ménagée. Au final, la peine infligée est ainsi passée de 23 à 42 mois.
Par une courte majorité de quatre membres sur sept, le comité des plaintes juge que le chroniqueur n’a pas, dans la présente affaire, manqué à ses obligations relatives à la complétude de l’information. Dans l’évaluation d’un grief de complétude, il importe de bien tenir compte du contexte dans lequel se serait insérée l’information omise avant de pouvoir déclarer qu’elle était « essentielle » à la bonne compréhension du sujet traité.
En l’espèce, il faut donc rappeler que la chronique de M. Martineau portait sur une autre décision judiciaire, et que la décision rendue par la juge Verreault y occupait un rôle secondaire : il la citait comme un exemple supplémentaire dans ce qu’il percevait comme une tendance lourde dans notre système de justice, à savoir la propension qu’ont certains juges à voir dans les conditions socioéconomiques, ou encore les origines culturelles et ethniques, des facteurs venant atténuer la gravité d’un geste criminellement répréhensible.
De plus, sans se prononcer sur le fond de la question, force est de constater que l’aspect décrié par M. Martineau de la décision rendue par la juge Verreault, nonobstant le fait qu’elle ait été cassée en appel, participait du phénomène qu’il dénonçait dans sa chronique, de sorte que le rappel de la décision rendue en appel n’était pas nécessaire dans les circonstances.
Aux yeux des membres minoritaires, cependant, cette omission induisait forcément le public en erreur, puisqu’elle l’amenait à croire que la décision rendue par la juge Verreault était représentative du système judiciaire québécois, alors que dans les faits, comme elle a été cassée, elle ne peut servir à caractériser ce même système. Autrement dit, appuyer, même partiellement, un raisonnement sur une cause qui a été cassée précisément sur le point mis en évidence, comme si celle-ci était révélatrice d’une tare partagée par l’ensemble de la justice québécoise dans son ensemble, c’est omettre de donner un portrait complet de la situation, et, en conséquence, manquer à ses obligations déontologiques à cet égard.
En conséquence, le grief d’information incomplète est rejeté à la majorité.
Grief 2 : informations inexactes
2.1 Référence aux origines de l’accusé
M. Jabre estime que les mis en cause « induisent les lecteurs en erreur » et déforment le sens de la décision judiciaire, en mentionnant que l’homme accusé de sodomie est arabe, dans le passage : « C’est comme la juge qui, il y a quelques années, a donné une sentence bonbon à un Arabe qui avait sodomisé sa fille. » Le plaignant souligne que « le jugement auquel ils [les mis en cause] réfèrent le lecteur ne fait aucune mention du fait que l’accusé soit arabe ».
En matière d’exactitude, le Guide précise, à l’article 9, alinéa a), que « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : […] a) exactitude : fidélité à la réalité; ».
Le Conseil a pu consulter la transcription sténographique de la décision rendue sur le banc par la juge Verreault dans l’affaire qu’évoque M. Martineau dans sa chronique, et conclut, comme le plaignant, que celle-ci ne contient aucune référence aux origines ethniques de l’accusé. C’est également le cas de la décision rendue en appel.
La décision rendue par la juge Verreault fait plutôt référence, une fois, aux « valeurs religieuses » de l’accusé et de la victime, sans préciser lesquelles. On comprend cependant, à la lecture de la décision de la Cour d’appel, que l’accusé et sa victime sont de confession musulmane : « La remarque du juge [Verreault] était fondée sur la mention par un témoin que “…chez les Musulmans, la virginité est très importante”; ».
Il apparaît donc clairement que ni la première décision ni la seconde ne font référence aux origines ethniques de l’accusé. Peut-être est-il nécessaire de préciser ici qu’il importe peu de déterminer si l’accusé était effectivement arabe ou non – là n’est pas la question. Même s’il l’était, il n’en demeure pas moins qu’il était erroné de laisser entendre, comme le fait le chroniqueur, que la décision rendue par la juge Verreault avait pris en compte les origines arabes de l’accusé, car ce n’est manifestement pas le cas.
Pour toutes ces raisons, le grief est retenu sur ce point.
2.2 Relation filiale entre l’accusé et sa victime
M. Jabre juge également qu’ils « induisent les lecteurs en erreur » en affirmant que l’homme « avait sodomisé sa fille », puisque l’accusé était en fait le beau-père de la victime, et non son père.
Les membres du comité des plaintes donnent, ici aussi, raison au plaignant. De fait, dans sa décision, la juge Verreault rappelle clairement que la victime était « l’enfant de l’épouse de l’accusé, ou plutôt disons que l’accusé est l’époux de la mère de la victime ». Autrement dit, il n’était pas son père et elle n’était pas sa fille.
Le grief est retenu sur ce point.
2.3 Citation inventée
Aux yeux des membres du comité des plaintes, la gravité de ces deux fautes d’inexactitude est amplifiée du fait qu’elle découle, en partie du moins, d’une citation que le chroniqueur a inventé de toutes pièces et qu’il attribue dans son texte à la juge Verreault, lorsqu’il lui fait dire, guillemets à l’appui : « “Dans leur culture, la virginité est très importante, et en ne la pénétrant pas dans le vagin, l’homme a préservé la virginité de sa fille”, a-t-elle dit. » Nulle part, dans la transcription sténographique de la décision de cette dernière, ne retrouve-t-on ce passage.
Il semble plutôt que cette citation inventée soit une paraphrase très approximative de ce passage de la transcription : « Les facteurs atténuants sont l’absence… pardon, le fait que l’accusé n’ait pas eu de relations sexuelles normales et complètes avec la victime, c’est-à-dire des relations sexuelles vaginales, pour être plus précis, de sorte que celle-ci puisse préserver sa virginité, ce qui semble être une valeur très importante dans leurs religions respectives. On peut donc dire que, d’une certaine façon et à cet égard, l’accusé a ménagé la victime. »
Le comité note donc l’absence de référence à la « culture » de l’accusé, à ses origines arabes ou encore au fait que la victime était sa fille dans la citation originale.
Le grief est donc retenu sur ce point.
Pour toutes ces raisons, le grief pour informations inexactes est retenu.
Grief 3 : omission de publier un correctif et refus de publication
3.1 Omission de publier un correctif
M. Jabre fait valoir que les mis en cause ont l’obligation d’apporter un correctif aux manquements qu’il a relevés. Appelé à préciser par quels moyens il avait tenté de joindre le média, le plaignant a envoyé au Conseil une retranscription de trois commentaires qu’il aurait tenté de faire publier au bas de l’article de M. Martineau, sur le site Internet du Journal de Montréal. Ces commentaires reprochaient au texte les mêmes griefs portés devant le Conseil de presse du Québec.
En matière de correction des erreurs, le Guide précise, à l’article 27.1 (Correction des erreurs) : « Les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. »
La jurisprudence du Conseil établit clairement qu’un média doit avoir été notifié de l’existence d’une erreur avant de pouvoir conclure à un manquement à leur devoir de correction. Dans le cas présent, puisqu’il semble qu’aucune correction n’a été apportée à la chronique, le comité doit établir si le fait de soumettre un commentaire dans la section prévue à cette fin, au bas d’un article journalistique publié sur internet, doit être jugé comme une tentative d’aviser un média d’information.
De l’avis des membres du comité, plusieurs canaux de communication, plus formels, étaient à la disposition du plaignant, qui aurait pu par exemple écrire un courriel aux responsables du média ou encore les contacter par téléphone. Il est en effet très facile de trouver les coordonnées électroniques, téléphoniques ou même postales des responsables du journaldemontreal.com.
Plus généralement, il serait déraisonnable de considérer qu’un simple commentaire laissé au bas d’un article journalistique constitue un moyen suffisant pour demander une correction à une erreur, qui déclencherait ainsi l’obligation déontologique du média de corriger l’erreur si elle est avérée. Il s’agirait d’un fardeau trop lourd à porter, vu le volume de commentaires reçus par les grands médias.
Ainsi, le grief est rejeté sur ce point.
3.2 Refus de publication
Le plaignant prétend que certains de ses commentaires laissés au bas de l’article ont été censurés par les modérateurs.
Il dépose en preuve une trentaine de pages de captures d’écran, enregistrées à trois moments différents, desquelles l’on devrait conclure que certains commentaires, d’abord publiés, auraient par la suite été retirés.
En matière de publication des contributions du public, le Guide précise, à l’article 16.1 (Refus de publication) : « Les médias d’information peuvent refuser de publier ou de diffuser une contribution reçue du public, à condition que leur refus ne soit pas motivé par un parti pris ou le désir de taire une information d’intérêt public. »
Après analyse, le Conseil juge que les éléments de preuve fournis par le plaignant ne sont pas concluants, notamment parce que les captures d’écran semblent avoir été éditées par celui-ci. En effet, l’en-tête de chacune des trois versions indique un nombre total de commentaires qui diffère du nombre de commentaires inclus par le plaignant, ce qui signifie donc qu’un certain nombre d’entre eux ont n’ont pas été inclus.
Dans les circonstances, sans cependant prêter de mauvaises intentions au plaignant, le comité doit rejeter le grief pour refus de publication de commentaires.
Le grief est donc rejeté sur ce point.
Le grief pour omission de publier un correctif est rejeté.
Refus de collaborer
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient, à l’unanimité, la plainte de M. Najib Antoine Jabre et adresse un blâme sévère à M. Richard Martineau et le site journaldemontreal.com pour le grief d’informations inexactes. Par ailleurs, le Conseil rejette, à la majorité (4/7 membres), le grief d’informations incomplètes et rejette, à l’unanimité, le grief d’omission de publier un rectificatif et refus de publication.
Compte tenu de la gravité de la faute d’inexactitude reconnue par le comité et du fait que M. Martineau n’en est pas à la première offense en matière d’invention de citation, une faute que lui a déjà reprochée le Conseil de presse dans le dossier D2012-04-090, et considérant en outre qu’en matière judiciaire, journalistes et chroniqueurs doivent faire preuve de la plus grande prudence, le Conseil de presse adresse au chroniqueur Richard Martineau un blâme sévère.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 9.3)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- M. Paul Chénard
- M. Marc-André Dowd
- M. Jacques Gauthier
Représentants des journalistes :
- Mme Audrey Gauthier
- M. Philippe Teisceira-Lessard
Représentants des entreprises de presse :
- M. Jed Kahane
- M. Raymond Tardif