Plaignant
M. Maxime Gagnon
M. Khalid Daher
Mis en cause
Mme Denise Bombardier, chroniqueuse
Le quotidien Le Journal de Montréal
Le site journaldemontreal.com
Résumé de la plainte
MM. Maxime Gagnon et Khalid Daher déposent plainte, le 13 mai 2016, contre Mme Denise Bombardier, chroniqueuse, le Journal de Montréal et le site Internet journaldemontreal.com, pour une chronique intitulée « Dieudonné le mal nommé », publiée le 7 mai 2016. Ils dénoncent des propos inexacts, un manque de rigueur de raisonnement, une atteinte à la dignité, de la discrimination sur la base de la race et l’absence de rectification.
La chronique signée par Mme Bombardier traite de la controverse provoquée par la venue au Québec de l’humoriste français Dieudonné M’Bala M’Bala.
Les mis en cause n’ont pas répondu à la présente plainte.
Analyse
Grief 1 : inexactitudes et manque de rigueur de raisonnement
1.1 Origines et convictions du public de Dieudonné
M. Gagnon estime que Mme Bombardier tient des propos « mensongers » lorsqu’elle « déclare, sans preuve valable que l’étendue des fans de Dieudonné est composée à 90 % de Maghrébins antisémites ».
En matière d’exactitude et de rigueur de raisonnement, le Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec prévoit, à l’article 9, Qualités de l’information que « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité; b) rigueur de raisonnement. »
Le Guide prévoit en outre, à l’article 10.2, par. (2) et (3), qu’un journaliste d’opinion « expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie ».
Dans sa chronique, Mme Bombardier affirme ceci : « Par contre, à part son public composé à 90 % de jeunes Maghrébins antisémites auxquels s’agglutinent des faunes de tous les extrêmes, aucun être humain digne de ce nom ne peut être attiré par Dieudonné. »
Dans ses recherches, le Conseil a pu constater que la question de la composition du public de Dieudonné a été commentée dans les médias français. On trouve ainsi des textes, portant précisément sur cette question, dans Le Monde et le Huffington Post France, ainsi que sur les sites web de FranceInfo.fr et 20minutes.fr. Tous ces textes décrivent, contrairement à ce qu’avance la chroniqueuse, une foule bigarrée et hétéroclite, composée de personnes de différentes origines ethniques, croyances religieuses, âges, classes sociales, etc.
Ainsi, Le Monde (08/01/2014) avance qu’il « est peu de salles en France dans lesquelles on retrouve – côte à côte et riant des mêmes blagues – des Arabes, des Noirs, des Blancs, des jeunes de cités, des électeurs de gauche, d’extrême gauche, d’extrême droite, des racistes, des antiracistes, des antisémites et des antisionistes ».
Un article du Huffington Post France (09/01/2014) évoque, parmi les admirateurs de l’humoriste, des « proches de l’ultragauche altermondialiste, tendance anarchiste », des « militants d’extrême droite », des « partisans de Bachar El Assad et Mahmoud Ahmadinejad », des gens « plus âgés, plus éduqués » et même « quelques juifs déclarés ».
Étant donné que Mme Bombardier n’appuie ses dires sur aucune source, et que ceux-ci sont directement contredits par les observations d’au moins quatre journalistes français qui se sont précisément penchés sur cette question, le Conseil juge que l’affirmation voulant que le public de l’humoriste Dieudonné soit « composé à 90 % de jeunes Maghrébins antisémites auxquels s’agglutinent des faunes de tous les extrêmes » constituait une grossière exagération, et qu’elle était en conséquence inexacte.
Cet aspect du grief est donc retenu.
1.2 Dieudonné comme chef d’admirateurs des djihadistes et allié de Daech et Boko Haram
M. Gagnon reproche de plus à Mme Bombardier d’affirmer « qu’en tant que fans nous sommes des admirateurs de djihadistes et que Dieudonné est un allié de groupes terroristes [Daech et Boko Haram] et ce évidemment sans citer aucune preuve quelconque ».
En matière de rigueur de raisonnement, le Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec prévoit, à l’article 9, Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : b) rigueur de raisonnement. »
La phrase complète à laquelle s’en prend le plaignant est la suivante : « Il est le chef d’une meute de jeunes admirateurs des djihadistes qui sèment la terreur dans nos contrées. En ce sens, Dieudonné est un allié objectif de Daech ou de Boko Haram. »
Ainsi, par syllogisme, Mme Bombardier semble vouloir démontrer que puisque Dieudonné est antisémite, ses admirateurs le sont forcément, et que puisque les antisémites sont des admirateurs des djihadistes, alors les admirateurs de Dieudonné sont également admirateurs des « djihadistes qui sèment la terreur dans nos contrées ». Or, ce raisonnement se fonde sur deux énoncés dont elle ne démontre jamais la véracité, ce qui mène conséquemment à une conclusion tout à fait fallacieuse.
Cet aspect du grief est donc également retenu.
Considérant ce qui précède, le grief pour inexactitudes et manque de rigueur de raisonnement est retenu.
Grief 2 : atteinte à la dignité et discrimination sur la base de la race
De façon générale, MM. Gagnon et Daher estiment que la chroniqueuse tient des propos insultants, qui constituent « une attaque » à l’endroit des admirateurs de Dieudonné, dépeints notamment comme « indignes d’être humains ».
Ils visent les passages suivants de la chronique de Mme Bombardier :
« Par contre, à part son public [le public de Dieudonné] composé à 90 % de jeunes Maghrébins antisémites auxquels s’agglutinent des faunes de tous les extrêmes, aucun être humain digne de ce nom ne peut être attiré par Dieudonné.
« Il est le chef d’une meute de jeunes admirateurs des djihadistes qui sèment la terreur dans nos contrées. En ce sens, Dieudonné est un allié objectif de Daech ou de Boko Haram.
« […] Ceux qui sont prêts à payer pour l’entendre augmenteront la liste des déstabilisateurs sociaux qui sévissent parmi nous et que les services de sécurité pourront photographier et ficher en toute liberté dans la salle où l’“l’artiste” se déploiera. »
Ils jugent en outre qu’ils sont discriminatoires envers la communauté maghrébine. MM. Gagnon et Daher sont d’avis que le texte de la chroniqueuse suggère, sinon affirme, que le public de Dieudonné et les Maghrébins sont antisémites, admirateurs du mouvement djihadiste et des déstabilisateurs sociaux potentiels. Ces propos sont, aux yeux des plaignants, insultants, haineux, porteurs de préjugés et d’amalgames.
En matière de protection de la dignité et de discrimination, le Guide prévoit ceci, aux articles 18 et 19 : « 18. Protection de la vie privée et de la dignité – (1) Les journalistes et les médias d’information respectent le droit fondamental de toute personne à sa vie privée et à sa dignité. » et « 19. Discrimination – (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. »
Comme le Conseil le rappelait dans une décision récente (Popovic c. journaldemontreal.com, D2016-04-139), citant une décision de la Cour suprême, le droit à la dignité « vise les atteintes aux attributs fondamentaux de l’être humain qui contreviennent au respect auquel toute personne a droit du seul fait qu’elle est un être humain et au respect qu’elle se doit à elle-même. » (([1996] 3 R.C.S. 211, par. 105) Quant à elle, l’atteinte à ce droit à la dignité s’évaluera nécessairement en tenant compte du contexte dans lequel les propos jugés vexatoires ont été tenus.
Force est de reconnaître, ici, que les propos de Mme Bombardier sont d’une rare virulence : en écrivant qu’« aucun être humain digne de ce nom ne peut être attiré par Dieudonné », elle affirme indirectement que les admirateurs de cet humoriste sont indignes d’être considérés comme humain, et par extension, indignes du respect auxquels les êtres humains ont droit. Aux yeux du Conseil, il s’agit précisément d’une atteinte à leur dignité, que le contexte ne saurait justifier.
Cet aspect du grief est retenu.
À la majorité (4 membres sur 6), le comité des plaintes a cependant rejeté les prétentions des plaignants à l’effet que les commentaires de la chroniqueuse seraient également discriminatoires envers les Maghrébins. Aux yeux de la majorité, les commentaires en question, aussi durs soient-ils, ne visaient pas les Maghrébins en général, mais bien les admirateurs de Dieudonné – et le fait d’être un admirateur de Dieudonné n’est certainement pas un motif discriminatoire reconnu.
Cet aspect du grief est donc rejeté à la majorité.
Considérant ce qui précède, le grief pour atteinte à la dignité et discrimination sur la base de la race est retenu sur le seul point de l’atteinte à la dignité.
Grief 3 : absence de correctif
M. Gagnon dit avoir tenté de contacter les mis en cause par téléphone, par courriel et via leur site Internet, afin d’exiger une rétractation, sans succès. Quant à lui, M. Daher, sans avoir fait ces démarches, estime également que Mme Bombardier devrait se rétracter.
En matière de correction des erreurs, le Guide prévoit, à l’article 27.1 Correction des erreurs, que : « Les journalistes et les médias d’information corrigent avec diligence leurs manquements et erreurs, que ce soit par rectification, rétractation ou en accordant un droit de réplique aux personnes ou groupes concernés, de manière à les réparer pleinement et rapidement. »
La jurisprudence du Conseil a maintes fois établi que pour qu’un grief d’absence de rétractation soit retenu, le média doit au préalable avoir été averti d’une erreur, et celle-ci doit être fondée. C’est manifestement le cas ici, et M. Gagnon en a fait dans sa plainte une démonstration très claire.
Considérant que des fautes déontologiques ont été précédemment constatées, le Conseil juge que les mis en cause avaient l’obligation d’apporter un correctif, ce qu’ils n’ont pas fait.
Le grief pour absence de correctif est retenu.
Refus de collaborer
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient la plainte de MM. Maxime Gagnon et Khalid Daher et blâme la chroniqueuse Denise Bombardier, le quotidien Le Journal de Montréal et le site Internet journaldemontreal.com pour les griefs d’inexactitudes et manque de rigueur de raisonnement, d’atteinte à la dignité et d’absence de rectification. Le Conseil rejette cependant, à la majorité, le grief de discrimination basée sur la race.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 9.3)
Jacques Gauthier
Président du sous-comité des plaintes
La composition du sous-comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Ericka Alnéus
- M. Jacques Gauthier
- M. Luc Grenier
Représentant des journalistes :
- M. Philippe Teisceira-Lessard
Représentants des entreprises de presse :
- M. Pierre-Paul Noreau
- M. Gilber Paquette