Plaignant
M. Robert Obadia
(ex-président, Nationair)
Mis en cause
Le Devoir
[Montréal] et M. Gérard Bérubé (journaliste)
Représentant du mis en cause
M. Bernard Descôteaux
(rédacteur en chef, Le Devoir [Montréal])
Résumé de la plainte
Les 7 juin, 13
juin et 25 octobre 1993, le journaliste Gérard Bérubé du Devoir signe des
articles qui contiennent des allégations mensongères et dénuées de fondement,
sous les titres «Obadia rebondira-t-il? : Sa compagnie d’entretien tente de
décrocher des contrats», «Obadia accuse la banque TD et le Fonds de solidarité
: La faillite pour Technair» et «Deux recours collectifs contre Obadia : Après
Nationair, Fortunair?». Ces articles s’acharnent malicieusement à présenter le
plaignant comme ayant profité des faillites de Nationair et de Technair. De
plus, le journaliste ne cherche pas à vérifier ses informations auprès du
plaignant, et se contente de sources non identifiées sans apporter d’éléments
de preuve.
Faits
Trois plaintes
ont été déposées par M. Robert Obadia, président de la défunte compagnie
Nationair, à l’encontre du journaliste Gérard Bérubé et du quotidien Le Devoir.
Ces plaintes portent sur les articles suivants:
1. publié le 7
juin 1993, l’article titré «Obadia rebondira-t-il? : Sa compagnie d’entretien
tente de décrocher des contrats» rapporte que M. Obadia, par suite de la
faillite de Nationair, travaillerait à relancer la société Technair, une
entreprise qui abritait la base d’entretien de l’aéroport de Mirabel;
2. publié le 13
octobre 1993, l’article titré «Obadia accuse la banque TD et le Fonds de
solidarité : La faillite pour Technair» rapporte que l’entreprise que M. Obadia
tentait de relancer (Technair) a été déclarée officiellement en faillite le 12
octobre 1993;
3. publié le 25
octobre 1993, l’article titré «Deux recours collectifs contre Obadia : Après
Nationair, Fortunair?» rapporte que M. Obadia pourrait jouer un rôle en rapport
à un nouveau transporteur aérien qui espère voir le jour sous le nom de
Fortunair.
Considérant que
les griefs formulés par M. Obadia relativement à ces trois articles sont de
même nature, le Conseil a choisi, en accord avec les parties, de traiter ces
trois dossiers ensemble.
Griefs du plaignant
M. Robert Obadia
reproche au Devoir et au journaliste Gérard Bérubé d’avoir manqué de
professionnalisme et de rigueur journalistique en publiant des allégations
mensongères à son sujet et des affirmations dénuées de tout fondement,
lesquelles lui causent préjudice ainsi qu’à sa famille.
Concernant
l’article du 7 juin 1993, M. Obadia indique qu’il est faux de rapporter:
– qu’il y a
gestation d’un nouveau transporteur, sous la façade d’un ancien
courtier-partenaire;
– que «ce
développement s’alimente de nombreux transferts de fonds à l’étranger observés ces
derniers temps»; et qu’il y a eu (selon des sources sûres) la vente, puis le
transfert en Europe, de son portefeuille de placement personnel, et l’émission
d’une vingtaine de chèques au montant oscillant entre 20 000 $ et 60 000 $
pièce, portant la mention «don de charité»;
– que sa fortune
personnelle est évaluée à 15 millions $ et qu’elle a été enrichie par un
dividende de 4,4 millions $ versé entre 1987 et 1990 à même l’état des
résultats de Nationair, par l’obtention de 2 millions $ de prêts sans loyer
réinjectés dans l’entreprise à fort taux d’intérêt, par de généreux salaires,
et par des honoraires de gestion annuels.
Concernant
l’article du 13 octobre 1993, M. Obadia indique qu’il est faux de rapporter
qu’il détient une participation de 50 % sur un DC-8; que cet appareil s’est
envolé pour le Tennessee; qu’il est propriétaire d’une licence dans le secteur
cargo; qu’il est impliqué dans une demande de permis déposée devant l’Office
national des transports; et qu’il serait à la tête d’une fortune évaluée à 15
millions $.
Concernant
l’article du 25 octobre 1993, M. Obadia reproche au journaliste de lui imputer
la fondation, en secret, d’un nouveau transporteur aérien; de rapporter, sans
identifier ses sources ni apporter de preuves, qu’on lui prête l’intention
«malgré ses nombreux démentis, de vouloir reprendre les lucratifs contrats de
pèlerinage à La Mecque, appartenant auparavant à Nationair»; et que «certains
lui accolent […] une fortune personnelle de quelque 15 millions $».
M. Obadia
reproche également à M. Bérubé de ne pas avoir cherché à vérifier ces
informations auprès de lui; et de n’appuyer celles-ci que sur des sources non
identifiées.
En conclusion,
M. Obadia considère que le journaliste Gérard Bérubé s’est acharné «de façon
malicieuse et diffamatoire à (le) présenter comme ayant profité des faillites
de Nationair et de Technair». S’interrogeant sur les véritables motifs du
journaliste, M. Obadia se demande «au profit de qui, et pour quel gain
personnel» il produit de tels reportages, et si ce dernier ne se trouve pas
dans une situation de conflit d’intérêts.
M. Obadia
mentionne enfin que Le Devoir n’a donné aucune suite à ses lettres demandant
que les faits soient rétablis et que des excuses soient publiées.
Commentaires du mis en cause
M. Bernard
Descôteaux, rédacteur en chef du Devoir, renvoie aux réponses du journaliste
Gérard Bérubé, auxquelles il s’associe sans réserve, pour ce qui est du contenu
des articles mis en cause.
Il souligne que
M. Bérubé a agi en professionnel de l’information et selon les règles de l’art
chaque fois qu’il a traité et publié des informations sur M. Obadia et ses
compagnies; et que ces informations ont toujours été vérifiées et
contre-vérifiées auprès de sources bien informées. Il ajoute que si «celles-ci
ont dû rester anonymes à certaines occasions, ce fut pour des raisons valables
que nous avons pu apprécier et approuver».
M. Descôteaux
considère par ailleurs que M. Obadia, par les plaintes qu’il a déposées au
Conseil de presse, a attaqué l’intégrité professionnelle de son journaliste,
et, par voie de conséquence, celle du Devoir. Il indique que les interrogations
de M. Obadia sur les «motifs réels» des reportages de M. Bérubé et sur ses
affiliations passées et présentes sont non fondées. M. Bérubé n’a jamais eu de
liens professionnels ou autres qui aient pu le mettre dans une situation de
conflit d’intérêts.
M. Gérard
Bérubé, pour sa part, rejette les accusations de manque de professionnalisme et
de rigueur journalistique portées par M. Obadia.
Il reconnaît ne
pas avoir toujours fait les démarches habituelles de vérification auprès du
principal intéressé, mais croit que son attitude était justifiée. Il explique
que cette dérogation aux principes de base du journalisme a été imposée par la
politique de désinformation de M. Obadia dans la saga de Nationair.
Il ajoute que
dès que ce dernier a eu recours aux services d’un consultant extérieur, lequel
a emprunté la voie de l’information et de la franchise, il a repris contact
avec le porte-parole de Nationair. Autrement, il a toujours validé
l’information auprès d’autres sources dignes de foi et s’est appuyé sur des
documents officiels disponibles et des déclarations ou confirmations publiques,
dont certaines proviennent de M. Obadia lui-même.
M. Bérubé
indique par ailleurs, exemples à l’appui, que les informations obtenues de
sources fiables «permettent d’affirmer que les passages décriés par M. Obadia
(dans les articles qu’il met en cause dans ses plaintes) ne sont pas dénués de
tout fondement, que ces passages s’appuient sur des faits qui ont pour
conséquence de valider, d’accorder foi à l’information obtenue de sources
sûres, et d’alimenter un doute raisonnable, plus que raisonnable».
Il souligne également
que certaines des informations que M. Obadia conteste dans ses plaintes ont été
avancées dans des reportages précédents, et, que lors de la publication de ces
articles, il n’a pas demandé de démenti ou de rétractation.
Enfin, M. Bérubé
comprend mal les reproches de M. Obadia, dans sa troisième plainte, concernant
les références aux «doutes» et à l’emploi du conditionnel. Il souligne qu’il
n’était pas le seul à s’interroger sur les activités de M. Obadia, avant et
après la faillite de Nationair. Les médias qui s’intéressaient au dossier sont
devenus sceptiques, de même que l’industrie du voyage et du transport aérien.
Quant à ses
reproches concernant l’utilisation de sources non identifiées, M. Bérubé
rappelle qu’il ne peut les dévoiler puisque celles-ci ont exigé l’anonymat et
la confidentialité. Il fait valoir cependant que d’un côté, il y a les nombreux
initiés qui donnent des détails qui se complètent et se recoupent, et de
l’autre, M. Obadia qui porte le poids de ses nombreuses imprécisions et qui a
intérêt à conserver le silence autour de sa situation financière compte tenu
des enjeux découlant de l’affaire Nationair.
Réplique du plaignant
M. Obadia estime
que Le Devoir et M. Bérubé, dans leurs réponses à ses plaintes, se sont livrés
à un procès d’intention à son égard; et que ce dernier a fait preuve d’une
attitude perverse en interprétant ses démentis ou ses réfutations comme des
admissions des faussetés qu’il a rapportées.
Il rappelle que
ses plaintes portent, au-delà des allégations mensongères qui ont été publiées,
sur l’usage abusif de sources anonymes et l’absence d’éléments de preuves. Or,
dans sa réponse à sa plainte, M. Bérubé n’a aucunement établi la preuve de ses
affirmations mensongères.
M. Obadia
signale par ailleurs que Nationair, comme toute corporation de cette taille,
avait un service de relations avec la presse; et qu’au contraire de ce que M.
Bérubé affirme dans ses réponses, il n’a jamais été contacté par Le Devoir en
rapport aux articles le concernant.
Enfin, M. Obadia
soulève les questions suivantes quant aux limites de l’éthique journalistique:
Un citoyen peut-il faire l’objet d’un procès dans les médias sans que les
sources des accusations ne soient révélées et que des faits concrets,
prouvables et irréfutables, ne soient mis en preuve pour justifier ces
accusations? Un citoyen qui ne dément pas une information mensongère peut-il
être considéré comme ayant authentifié cette information? Un journaliste a-t-il
le droit de ne pas vérifier ses informations avec le principal intéressé sous
prétexte qu’il ne le juge pas crédible? Un journaliste qui publie une fausse
information a-t-il le droit de se décharger du fardeau de la preuve et de la
transférer à sa victime?
En conclusion,
M. Obadia estime que la présente affaire a une portée générale et que le
Conseil de presse aura à déterminer lequel des deux droits suivants a préséance
dans notre société: «le droit d’un journaliste à la rumeur ou le droit d’un
citoyen à la vérité».
Analyse
M. Robert Obadia soutient que trois articles du Devoir à son sujet contiennent des faussetés qui lui causeraient préjudice ainsi qu’à sa famille.
Le Conseil rappelle qu’il n’est pas de son rôle ni de ses capacités de faire enquête pour déterminer si des faits rapportés sont véridiques ou non. Dans une affaire comme celle traitée par Le Devoir, les limites de l’analyse que le Conseil de presse peut faire de cet aspect de la plainte sont celles que lui imposent les antagonistes du litige. Il s’agit d’un tribunal d’honneur qui ne peut que compter sur la collaboration des parties en cause.
D’une part, le Conseil note qu’une bonne partie de la défense du Devoir repose sur des sources anonymes, donc invérifiables. Compte tenu de la gravité des informations rapportées, le recours important à des sources anonymes aurait commandé que le journaliste Gérard Bérubé mette plus d’efforts pour obtenir la version des faits de M. Obadia, ou qu’il appuie davantage ses assertions sur des documents disponibles. D’autre part, M. Obadia n’a pas vraiment livré ni voulu fournir au Conseil les informations susceptibles de soutenir sa thèse. Pour ces raisons le Conseil ne dispose pas d’éléments suffisants pour statuer sur la véracité des faits publiés, et partant, sur la pertinence d’une rétractation.
Le Conseil rappelle à M. Obadia que le choix d’un sujet, ainsi que la façon de le traiter, relèvent de la prérogative des médias; et qu’il ne peut interdire au journaliste Gérard Bérubé et au Devoir de s’intéresser à ses activités publiques, et de dénoncer des situations lorsqu’ils le jugent à propos, sans faire de censure et ainsi priver le public de son droit à l’information.
Enfin, le Conseil ne peut retenir le grief du plaignant selon lequel le journaliste Gérard Bérubé se trouvait en conflit d’intérêts en couvrant cette affaire, cette accusation n’étant supportée par aucune preuve.
Analyse de la décision
- C02A Choix et importance de la couverture
- C11B Information inexacte
- C12B Information incomplète
- C19A Absence/refus de rectification
- C22C Intérêts financiers
Date de l’appel
12 October 1994
Appelant
M. Robert Obadia
(ex-président, Nationair)
Décision en appel
Après étude, la
commission d’appel a conclu au maintien de la décision du tribunal d’honneur.
La commission a par
ailleurs constaté que l’élément nouveau que M. Obadia a apporté venait
confirmer ce que notait la décision du tribunal d’honneur quant au fait que
«une bonne partie de la défense du Devoir repose sur des sources anonymes, donc
invérifiables». La commission d’appel a fait sienne la note du tribunal
d’honneur, savoir: «Compte tenu de la gravité des informations rapportées, le
recours important à des sources anonymes aurait commandé que le journaliste
Gérard Berubé mette plus d’efforts pour obtenir la version des faits de M.
Obadia, ou qu’il appuie davantage ses assertions sur des documents
disponibles».
La commission a
enfin décidé de diffuser un nouveau communiqué afin de rappeler l’essence de la
décision du tribunal d’honneur et corriger l’impression laissée par le titre
inexact du communiqué émis par le Conseil le 22 juin 1994, et rendant publique
la décision du tribunal à l’égard de ces plaintes.
Griefs pour l’appel
M. Robert Obadia
a interjeté appel de cette décision.