La ligne (rose) de l’éditorial

Auteure: Catherine Voyer-Léger

Ce texte a été publié originellement sur le blogue de Catherine Voyer-Léger. Nous le reproduisons ici avec l’aimable autorisation de l’auteure. 

Catherine Voyer-Léger a été membre du Conseil de presse de 2007 à 2009 et a assuré au cours de ce mandat la présidence du comité des plaintes.

Veuillez noter que les opinions émises dans ce texte n’engage que l’auteure, et ne sauraient être interprétées comme une prise de position du Conseil de presse du Québec ou encore du Magazine du CPQ.

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Je change rarement d’idée. Je ne m’en vante pas, mais je suis bien obligée de le constater. Après 23 ans, ça ne m’est plus arrivé souvent. Je m’étais fait une tête sur pas mal d’affaires. À partir de ce moment-là, j’ai creusé (beaucoup), affiné (le plus possible), cherché une cohérence (le plus souvent). Sauf que depuis quelques mois, je pense que je suis en train de changer d’idée. C’est assez rare pour que ça ait le mérite d’être souligné.

Ma conception des médias a été largement forgée par mon passage au Conseil de presse du Québec (CPQ) où j’ai siégé comme représentante du public pendant quelques années avant de devenir présidente du Comité des plaintes. J’ai beaucoup appris pendant ces années de bénévolat et elles ont entre autres influencé ma façon de concevoir la distinction entre le journalisme d’opinion et le journalisme d’information.

Par exemple, j’ai parfois critiqué Le Devoir, par exemple, pour ce qui me semblait une certaine tendance à ne pas assez distinguer les genres. J’ai aussi répété à quelques reprises que La Presse devrait préciser la position de ses chroniqueurs qui écrivent dans les pages éditoriales et dont le statut n’est pas très transparent pour le lecteur.

J’écrivais il y a moins d’un an sur ce blogue que si l’objectivité n’existe pas, le journalisme a tout de même un devoir de réserve quand il fait travail d’information. Mais depuis ce temps, j’avoue que ma conception vacille fréquemment.

Par exemple, après plusieurs semaines de conflit étudiant, j’ai partagé un article de Vincent Marissal sur ma page Facebook. Un de mes abonnés a alors écrit qu’il était heureux de lire « enfin » quelqu’un à La Presse qui se réveillait. Manifestement cette personne n’avait lu ni les textes de Michèle Ouimet, ni ceux de Rima Elkouri, ni les autres dont les couleurs ont toujours été très claires. La multiplication de ce genre d’anecdotes m’indique que le poids symbolique de l’éditorial n’arrive pas à se diluer dans des opinions divergentes. Les gens ne perçoivent pas la barrière entre l’éditorial et la rédaction.

Comment le lecteur lambda peut-il réellement se retrouver dans ses codes? Il n’y a vraiment que moi et ma petite clique de dopés aux médias qui sommes capables d’expliquer sans hésitation la différence entre un journaliste d’information, un chroniqueur et un éditorialiste. Il n’y a que moi et mes semblables qui peuvent remarquer un glissement de ton, savoir qu’en tournant la page on change d’univers entre la rédaction et l’éditorial. Qui comprennent vraiment que Patrick Lagacé n’occupe pas la même position que François Cardinal.

Et puis, cet été, j’ai lu les éditoriaux de La vie en rose regroupé et commenté par Marie-Andrée Bergeron (éditions du Remue-Ménage). C’est en janvier 1987 que Françoise Guénette signait un texte sur le journalisme qui m’a particulièrement remuée et a confirmé mes doutes.

L’éditorial s’inscrivait dans la foulée d’un congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) où on avait discuté de la notion d’objectivité pour savoir s’il fallait l’inscrire dans la Charte du journalisme. Dans cet éditorial, Françoise Guénette défendait l’idée d’une presse d’opinion comme l’étaitLa vie en rose. Elle défendait l’idée d’une presse « dont la grille d’analyse soit immédiatement avouée, clairement posée. » Comme elle le souligne plus tard « la rigueur n’est pas incompatible avec l’engagement. » Selon Mme Guénette, une presse assumée dans ses lignes idéologiques encouragerait un plus grand sens critique du public et le responsabiliserait.

Chose certaine, il me semble de plus en plus qu’on se leurre en imaginant que les gens comprennent quelque chose dans les distinctions finalement assez artificielles qui organisent le métier. D’autant plus qu’avec l’éclatement des plateformes et la circulation des articles indépendamment de la mise en page papier, les frontières s’effondrent.

Entendons-nous: j’ai la conviction que la plupart des journalistes d’information font leur gros possible pour respecter l’esprit de réserve malgré les contraintes avec lesquels ils travaillent. Mais si des chroniqueurs qui affichent clairement leurs désaccords avec la ligne éditoriale n’arrivent pas, aux yeux du public, à se défaire complètement d’une certaine aura idéologique, comment imaginer que l’information dite neutre y parvient.

Et si le public n’arrive pas à faire la différence, est-ce que la différence fait vraiment sens?