Auteur: Marc-François Bernier
Ce texte a été publié à l’origine sur le site de la Chaire de recherche en éthique du journalisme (CREJ), puis sur le site de ProjetJ. Nous le reproduisons ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Veuillez noter que les opinions émises dans ce texte n’engage que l’auteur, et ne sauraient être vues comme une prise de position du Conseil de presse du Québec ou encore du Magazine du CPQ.
*****
On ne peut vraiment plus se fier à rien ! Il semble si naturel de croire que les décisions des tribunaux, en matière de diffamation ou de respect de la vie privée par exemple, ont pour effet de refroidir les ardeurs des journalistes (le prétendu mais non moins populaire « chilling effect »), de les inhiber au point de priver le public d’informations importantes.
Or, les enquêtes empiriques nous invitent à questionner ce qui semble être une croyance ne reposant sur aucune donnée probante. À la limite, on peut même soutenir que la prétendue inhibition n’est en fait qu’une pratique journalistique responsable, conforme à l’éthique et à la déontologie. La crainte de poursuites favoriserait la rigueur plutôt que l’autocensure.
Différentes enquêtes s’opposent donc aux discours alarmistes de ceux qui considèrent tout jugement, tout règlement ou même toute décision d’un conseil de presse comme autant de mesures liberticides dommageables pour la démocratie. En voici un bref aperçu tiré d’une analyse de la Chaire de recherche en éthique du journalisme. Les références scientifiques se retrouvent dans l’article original publié ici.
La notion de « chilling effect » n’a pas une définition précise pour les uns et les autres, ce qui permet d’autant plus de l’utiliser un peu selon ses intérêts. Certaines définitions vont même jusqu’à soutenir que la liberté d’expression ne saurait admettre une quelconque responsabilité aux médias, toute responsabilité ayant un effet réfrigérant ou inhibiteur. Il a été établi, dès 1978, qu’il pouvait y avoir des effets inhibiteurs permis et désirables, et d’autre non souhaitables, comme quoi on ne saurait se contenter d’une conception négative du « chilling effect ». Par exemple, il peut être justifié de ne pas publier des articles qui attaquent injustement une réputation. Cet effet pourrait exister mais les médias en exagèreraient les conséquences néfastes afin de servir leurs propres intérêts. Certains chercheurs saluent même la fonction non pas inhibitrice, mais plutôt raisonnable de cet effet « refroidissant » qui peut parfois être la seule façon de calmer la « surchauffe » des salles de rédaction.
Stratégies
Une recherche empirique menée auprès de médias (dirigeants et journalistes) ainsi que d’avocats spécialisés en droit des médias (sans compter une analyse de la jurisprudence en matière de diffamation en Nouvelle-Zélande), en arrive à la conclusion que les facteurs de dégradation de la qualité de l’information ne peuvent être causés par une inhibition journalistique due à l’application des lois car les médias parviennent à diffuser l’information qu’ils souhaitent. En effet, les journalistes ont trouvé des façons de négocier avec les contraintes légales de façon à informer le public, en évitant autant que faire se peut d’éventuelles poursuites pour diffamation ou non respect de la vie privée par exemple. Certes, les frais de consultation légale peuvent parfois constituer un facteur d’inhibition, mais cela ne paraît pas un facteur excessif. De tous les facteurs d’inhibition, c’est le facteur commercial qui inquiète le plus les journalistes et dirigeants des médias et non les contraintes légales. Il en va de même pour les journalistes québécois.
Les effets inhibiteurs que l’on dit liés aux menaces de poursuites, et éventuellement à des poursuites civiles, sont généralement bien gérés par les médias qui disposent de plusieurs stratégies de règlement peu coûteuses, la condamnation étant rare. Les lois sur la diffamation en vigueur en Nouvelle-Zélande n’imposeraient pas un effet inhibiteur excessif, un point de vue partagé par les avocats des médias qui ont participé à l’enquête.
En 2006, des auteurs iront même jusqu’à se demander si l’effet inhibiteur existe aux États-Unis, au terme d’une recherche menée auprès de 180 journaux, dans une perspective comparatiste avec une enquête similaire réalisée en 1992. Ils ont à leur tour observé une diminution de l’effet inhibiteur, défini comme la crainte d’être poursuivi pour avoir publié des informations. Cette crainte est loin de toujours être perçue de façon négative par les journalistes de leur enquête. Par ailleurs, plusieurs variables peuvent influencer cette crainte, notamment le fait d’avoir une assurance contre la diffamation, de recourir aux services légaux avant la publication ou encore l’importance des coûts légaux encourus les années précédant l’enquête. Leur recherche indique que les participants qui étaient les plus inquiets quant aux attentes économiques de leurs propriétaires ou actionnaires étaient plus affectés par l’effet refroidisseur. En somme, le risque de poursuite est un facteur de la vie réelle parmi d’autres facteurs et rien ne justifie d’en exagérer la force inhibitrice.
Des chercheurs américains observent l’existence de recherches aux conclusions contradictoires en ce qui concerne l’effet inhibiteur, aux Etats-Unis, des lois sur la diffamation. Pour leur enquête empirique comparative entre les États-Unis et l’Australie, ils ont interrogé des éditeurs, des journalistes d’enquête et des conseillers juridiques des médias.
Selon eux, des ajustements organisationnels existent pour s’adapter à un régime juridique différent, sans toutefois priver le public d’une information d’intérêt public. Les journalistes et avocats travaillent ensemble pour trouver les façons acceptables et responsables de publier des informations importantes. Cela peut passer par une vérification plus poussée des faits, ou une écriture plus précise, etc.
Du point de vue des journalistes, les normes journalistiques demeurent pertinentes dans le cours de leur travail (exactitude, équité, etc.), et elles seraient même plus importantes que le contexte judiciaire qu’on associe pourtant au « chilling effect ». Une réflexion éthique sur les conséquences parfois démesurées que l’information peut avoir sur des gens, eues égard à son importance réelle, est aussi au rendez-vous chez certains journalistes.
Une recherche exploratoire s’est pour sa part intéressée à l’opinion de 42 journalistes ayant fait l’objet d’une poursuite pour invasion de la vie privée, mais qui ont été disculpés. Les changements les plus fréquents étaient de nature défensive (ajustement de leurs routines pour éviter une nouvelle poursuite) plutôt que de nature instructive (modifier fondamentalement leurs pratiques), ce qui ne laisse aucunement croire que des informations importantes seraient censurées. Au contraire, elles sont mieux vérifiées avant diffusion.
Cela réfute la conception unidimensionnelle et uniquement négative de l’effet inhibiteur, alors qu’il est justifié de le considérer, dans certains cas, comme un facteur de prise de conscience des responsabilités des médias, basées sur des normes déontologiques reconnues. Finalement, un important jugement (Herbert v. Lando) sur les petits quotidiens et les petites stations de télévision aux Etats-Unis, à eu très peu d’effet direct de refroidissement, contrairement à ce qui avait été prédit.
Notons cependant qu’une autre étude conclut que le nombre d’émissions d’information a augmenté aux Etats-Unis à la suite de l’abolition de la Fairness Doctrine aux Etats-Unis, qui obligeait un média électronique à accorder un droit de réplique à ceux qui étaient mis en cause sur leurs ondes. Mais cette conclusion est contestée par d’autres chercheurs, comme le mentionne un impressionnant rapport sur la régulation des médias en Australie. L’auteur principal de ce rapport note que la première étude a confondu la hausse des émissions avec la hausse des licences de stations de radio FM, lesquelles se consacrent surtout à la musique. Il ajoute que d’autres chercheurs font valoir que des diffuseurs, pour avoir le plus vaste public possible, s’abstiennent de diffuser des programmations controversées, une décision liée au marché et non à un quelconque effet inhibiteur.
Une recherche de 2004 observe que les articles contenant des allégations diffamatoires étaient plus présents dans des journaux des États-Unis que dans ceux d’Australie. Cette différence est attribuée à un effet inhibiteur qui serait plus présent en Australie qu’aux Etats-Unis, où règne le First Amendment. Mais l’analyse comparative n’a pas pris en compte certaines variables explicatives concurrentes, notamment les normes journalistiques en vigueur dans les deux pays et, surtout, les politiques éditoriales en vigueur. Les politiques éditoriales en vigueur aux États-Unis (le choix quotidien de ce qui sera couvert ou non, en fonction d’impératifs économiques notamment) pourraient conduire à une présence accrue de reportages judiciaires dans les médias états-uniens, ce qui pourrait expliquer que des allégations diffamatoires (concernant les corporations) soient plus présente aux Etats-Unis, dans le cadre de la couverture de procès par exemple, alors qu’en Australie on s’intéresse davantage aux personnalités politiques.
Au Québec
Plus près de nous, dans la récente édition de son ouvrage essentiel à la formation des futurs journalistes, Pierre Sormany reconnait que malgré quelques condamnations importantes en diffamation (il cite notamment les cas des docteurs Frans Leenen et Martin Myers contre la CBC, et de Gilles E. Néron contre Radio-Canada), le « nombre d’enquêtes diffusées depuis quelques années n’a pas diminué. Ces jugements ont eu pour effet de forcer les journalistes à redoubler de prudence, en s’assurant de respecter à chaque étape de la collecte et du traitement de l’information les normes éthiques les lus rigoureuses. Cela a beaucoup alourdi le travail des journalistes (et des services juridiques des entreprises de presse), mais cela a aussi contribué, paradoxalement, à l’amélioration de la qualité d’enquête des médias».
Il y a lieu, finalement, de laisser parler les journalistes québécois eux-mêmes. Dans le cadre de la plus vaste enquête empirique menée auprès de ces derniers, nous avons observé que parmi une pluralité de facteurs pouvant nuire au droit du public à une information de qualité, les décisions des tribunaux civils (dans les cas de diffamation) ne sont pas considérées comme une menace lourde de la part des journalistes. Avec une moyenne de 4,13 sur 7 (4 étant la valeur mitoyenne ou neutre sur l’échelle de 7) on constate que les décisions des tribunaux ne sont pas perçues comme des obstacles majeurs pour les journalistes, si on les compare à d’autres phénomènes vécus quotidiennement, et qui proviennent le plus souvent de l’intérieur même de leur organisation de travail ou du milieu médiatique.
Traditionnellement, les journalistes se sont inquiétés de l’intervention des tribunaux dans leur travail, y voyant une entrave à leur liberté d’informer et une menace au droit du public à l’information. Toutefois, notre enquête de 2008 suggère que le risque pour le droit du public à une information de qualité provient davantage des conglomérats médiatiques que de sources extérieures.
Conclusion
Une acception unidimensionnelle, négative et liberticide du prétendu effet inhibiteur, telle que nous la présentent certains, est donc réfutée par les sciences sociales. Peut-être faut-il considérer que la doctrine du « chilling effect », bien que pouvant parfois refléter une situation réelle et des préoccupations sérieuses, est bien souvent un mythe professionnel, c’est-à-dire une croyance à la fois stratégique, réconfortante et confortable.
Il ne faut donc pas s’étonner d’entendre tel journaliste, tel patron de presse ou tel juriste dénoncer rapidement l’effet réfrigérant ou inhibiteur de toute mesure visant à réguler les pratiques journalistiques. Si un tel effet était aussi évident et palpable, les recherches en sciences sociales l’auraient rapidement mesuré. Pour l’instant, il semble que tel n’est pas le cas. Cela ne veut pas dire qu’il faut rejeter toute critique visant les formes de régulation existantes ou à venir. Mais la pensée critique doit aussi s’exercer à l’endroit de telles prétentions, pour en vérifier le fondement factuel, autant que faire se peut, avec les limites propres aux méthodes des sciences sociales.
Marc-François Bernier est titulaire de la Chaire de recherche en éthique du journalisme de l’Université d’Ottawa et membre du comité éditorial de ProjetJ.