Un descendant de Godzilla à bec de corbeau s’envole sur une musique de film japonais des années 1960. Un internaute anonyme navigue d’un site à l’autre, surlignant des passages, activant des vidéos, alors qu’une voix synthétique dénonce paralogismes, erreurs factuelles et abus de langage. Un graffiti inquiétant conclut le message touffu et dru : GAPPA.
La perspective d’une rencontre avec les deux initiateurs de la devise « surveiller, diffuser, combattre » n’avait rien de rassurant. Pourtant, Geneviève Côté et Olivier Roy ont accepté de laisser tomber leur masque de monstre de série B dans la sérénité.
Derrière l’esthétique emprunté à Anonymus et autres mouvements anarchiques issus d’internet, pas de créatures inquiétantes, mais bien une étudiante en littérature à l’UQAM et un professeur de philosophie du cégep de Terrebonne, tous deux en chair et en os.
Depuis juin, ils sont les porte-voix d’une communauté rassemblée sur la page Facebook de GAPPA, qui se chiffre aujourd’hui à quelque 700 âmes complices. Ces internautes documentent la matière première que les deux webmestres utilisent pour produire leurs vidéos ensuite diffusées sur YouTube. Leur terrain de jeu : les médias. L’intrant recherché : tout ce qui est susceptible d’insulter l’intelligence du lecteur, de l’auditeur, du téléspectateur.
Un véritable laboratoire de démocratie directe, né du Printemps érable. Une vigie de plus, dans le paysage médiatique québécois, enraciné dans le terreau citoyen.
Étant donné la nature de cette démarche, pas étonnant que Lucien Bouchard, farouchement opposé aux référendums d’initiative populaire proposés par le Parti québécois, reçoive un camouflet dans la plus récente vidéo du collectif, créée en marge de l’entrevue accordée au Magazine du CPQ et présentée ici en exclusivité. La commande du Magazine? Faites quelque chose qui vous définit et qui porte votre signature. Vous avez carte blanche…
Projet pédagogique
GAPPA: Guet des Activités Paralogistiques, Propagandistes et Anti-démocratiques. C’est seulement après le baptême de leur bébé que les deux créateurs de l’acronyme ont pris connaissance de l’existence du monstre cinématographique… Gappa the Triphibian Monster, réalisé en 1967 par Haruyasu Noguchi, allait devenir leur mascotte.
Elle allait se révéler publiquement pendant la crise étudiante, qui a tout déclenché, admettent Geneviève Côté et Olivier Roy. La semence était là, en dormance, depuis un ou deux ans, quand le Printemps érable s’est pointé.
« Ça vient en partie d’un projet pédagogique qu’on a élaboré, moi et quelques profs, à mon cégep, qui tournait autour de l’idée de prendre nos étudiants et de les amener à analyser et à décortiquer certains textes publiés dans les grands journaux et dans les médias mainstream, ici au Québec. »
Le Petit cours d’autodéfense intellectuelle de Normand Baillargeon a servi de matrice au projet. Les étudiants devaient choisir un texte d’opinion et traquer, avec les outils vus en classe, un gibier particulier : paralogismes, vocabulaires connotés, mécanismes de propagande, etc. Il s’agissait ensuite de relever, dans leurs collets d’analyste, ces trophées de chasse et s’en servir pour composer la critique du texte sous la forme d’une lettre, laquelle était acheminée à l’auteur.
« On avait eu un succès assez certain, se rappelle Olivier Roy. Richard Martineau en avait parlé dans une de ses chroniques. Il était vraiment mécontent de recevoir autant de critiques de ses textes. »
L’idée derrière ce projet pédagogique a engendré autre chose, qui a germé à la faveur du réchauffement du climat politique, au printemps 2012.
« Dans le contexte de la crise étudiante, où il y avait une demande vraiment très très forte pour une information indépendante, pour des réflexions sur le travail des différents médias, les pièces du puzzle se sont mises ensemble, ce projet-là [GAPPA] est né », explique Olivier.
Anonymat
Pas de site internet, pas de blogue, pas de webzine, pas de formation en production de vidéo… Pour toute ressource, GAPPA dispose d’un QG sur une page Facebook, fréquentée par une petite armée de « militants ». Des éclaireurs, qui donnent l’alerte quand ils estiment qu’un sujet devrait faire l’objet d’une attention particulière.
La nécessité est mère de l’industrie, explique Olivier : « C’est des contraintes qui ont imposé ce mode de fonctionnement. Produire une vidéo, quand t’es pas un pro, c’est long, ça demande beaucoup de travail. On n’avait pas le temps de faire toute la documentation nécessaire. On avait besoin d’aide. »
L’aide est venue. Des accros de l’information, assidus des bulletins de nouvelles, curateurs vivants de contenu web, ont répondu à l’appel et ont commencé à proposer des sujets. Quand une idée se distinguait et suscitait l’intérêt, elle devenait alerte, autour de laquelle la petite communauté se mobilisait, pour la documenter dans un mouvement collaboratif.
L’anonymat du processus découle naturellement de ce travail collectif. Pas question, pour les initiateurs de la démarche, de signer les productions vidéo. Les contributions de chacun sont plutôt mentionnées au générique. « Si on voulait être la voix de plusieurs militants, à ce moment-là il fallait disparaître un petit peu, se mettre de côté », dit Olivier, qui admet avoir hésité avant de briser cet anonymat en accordant une entrevue.
Véhicule de l’indignation
Le choc culturel qu’on peut ressentir à la première écoute d’une vidéo GAPPA est composé de plusieurs couches superposées.
D’abord, l’esthétique à la Anonymus, qui émane aussi du manifeste de GAPPA : « Médias québécois, journalistes-sophistes, chroniqueurs-rhéteurs, éditorialistes-propagandistes, politiciens menteurs, faiseurs d’images et ingénieurs de l’opinion publique, le peuple du Québec endure depuis trop longtemps votre incompétence, votre hypocrisie et votre mépris. L’emprise que vous avez sur les moyens de produire, diffuser et consommer l’information dans notre société demeure forte, mais votre poigne se desserre. »
Sous le vernis théâtral, une couche de fond d’indignation véritable. « L’heure est grave, dit Geneviève. S’il y a des sophismes, de la désinformation, de la propagande qui se fait, c’est pas acceptable. »
Mais à la base, le matériau qui sous-tend la mécanique propre à GAPPA est numérique. « Il y a un contexte, celui des nouvelles technologies de l’information et de communication et les impacts que ces nouvelles technologies ont sur la manière dont on fait l’information, avance Olivier. Je ne pense pas qu’on puisse dissocier complètement les derniers événements politiques qu’on a vécus au Québec du fait que les moyens de produire et de diffuser l’information se sont démocratisés. »
Moteur : numérique. Carburant : indignation. Carosserie : anarchique. GAPPA se propulse sur le champ de bataille, appelant, dans son manifeste, « toutE citoyennE aux armes intellectuelles, ainsi qu’à l’occupation massive de tous les espaces publics à portée de clic et de main! »
Faire réagir
GAPPA n’est pas un groupe, mais bien une tactique, précise Olivier. Le mot, emprunté à l’art militaire, suppose l’atteinte d’un résultat. C’est l’aspect du projet qui a séduit Geneviève.
« C’est l’idée d’intervenir dans l’espace médiatique. Avec le médium qu’on utilisait, la diffusion de vidéos publiques sur YouTube, si on s’adressait, par exemple, à un chroniqueur en particulier, on pouvait vraiment l’apostropher et lui dire : ² Voici, il y a tel ou tel sophisme dans votre chronique… ², le confronter et voir s’il pouvait réagir. Dans un cas, ç’a fonctionné : dans une vidéo qu’on avait faite sur une étude dont parlait Sophie Durocher dans une de ses chroniques, faite par la firme Sciencetech. La firme Sciencetech avait répondu à notre vidéo. C’est ce genre d’effet là qu’on cherchait à produire. »
Du bonbon, pour l’étudiante de maîtrise qui s’intéresse aux rapports entre la science et la littérature, et qui estime par ailleurs que les mots utilisés par les journalistes sont d’une importance cruciale.
« C’est clair que le langage, c’est assez central. Pendant le conflit étudiant, ç’a été des problématiques de langage qui sont revenues constamment. Est-ce qu’on parle d’une grève? Est-ce qu’on parle d’un boycott? Ça semble être seulement un problème de sémantique, mais dans le fond, on se rend compte que ces deux termes-là sont chacun porteurs d’une vision du monde complètement différente. »
La suite…
Il y a eu le Printemps érable, l’été à la campagne électorale, la Rentrée par la porte des élections. Puis le retour au travail et à l’université, pour Olivier et Geneviève. Avec à son actif plus d’une demi-douzaine de vidéos, représentant des dizaines et des dizaines d’heures de montage, GAPPA s’essouffle, admet Geneviève.
« Nous ne savons pas quel est l’avenir de GAPPA. Je tenais à le mentionner au cas où cela vous ferait changer d’idée pour la tenue d’une entrevue », répondait-elle dans un courriel en octobre, quand le Magazine du CPQ l’a sollicitée.
Le simple fait d’avoir joué un rôle dans l’espace occupé par les nouveaux chiens de garde médiatiques préserve la pertinence de l’entrevue, a suggéré la journaliste. Lors de la rencontre, au fil de la discussion, la légitimité de GAPPA est apparue encore plus clairement.
Des initiatives semblables, qui se multiplient par les temps qui courent (les Chihuahuas de la démocratie sont un exemple) sont un gage de santé autorégulateur, pour les médias, note Geneviève. « J’espère qu’il va y avoir de plus en plus de libres initiatives citoyennes qui vont se créer et qui vont émerger. Il y a plein de gens qui font un travail extraordinaire. Je pense à Om99Media, qui se déplacent, couvrent les événements bénévolement, font le montage, la diffusion… »
Mais ces médias citoyens ont-ils vraiment une résonnance? Rencontrez l’expert en trous noirs supermassifs : Jean Charest, une vidéo « hors série » est la production la plus populaire de GAPPA, avec quelque 4 200 visionnements. En comparaison, la vidéo intégrale Matricule 728 – Stéphanie Trudeau a été regardée plus de 304 115 fois.
« On n’est pas la panacée, répond Olivier. Les médias alternatifs et indépendants qui se servent de ces nouvelles plateformes-là rencontrent en ce moment à peu près tous le même problème. C’est pas un problème qui est nouveau, mais qui fait juste se reproduire sur ces nouvelles plateformes : c’est comme le cloisonnement entre différentes factions idéologiques de la société. Sur Facebook, par exemple, ceux qui viennent ² aimer ² la page GAPPA appartiennent à une certaine catégorie de la population en général. C’est très difficile de se sortir de ce bassin-là pour aller se chercher des gens qui a priori ne s’intéressent pas aux médias alternatifs et indépendants. Il y a comme un mur contre lequel on se frappe constamment. »
Mais l’espoir que l’esprit GAPPA perdure et prenne de l’ampleur est là, dit le professeur de philo.
« Je ne suis pas un prophète, mais je pense qu’inévitablement, ça va se produire. Il y a une initiative citoyenne indépendante qui va réussir à percer ce mur. Ce ne sera peut-être pas nous, peut-être qu’on va mourir demain. Mais du moins, on est une tentative, peut-être grossièrement formulée, d’aller dans cette direction-là. Dès le départ, je me suis dit que la meilleure chose qui puisse m’arriver, c’est de cliquer sur un lien sur YouTube, Facebook ou Twitter et de tomber sur quelque chose 10 fois meilleur que ce que je fais. Tant mieux! Je serais heureux! Donc, on attend. On travaille dans cette perspective, on prépare ce moment-là. »