L’assassinat de l’opposant tunisien Chokri Belaïd, le 6 février, a soufflé sur les braises de la révolution du jasmin et ramené les citoyens dans la rue. Alors que des effectifs policiers étaient dépêchés sur le terrain, d’autres représentants des forces de l’ordre s’initiaient aux notions de liberté de presse et de sécurité des journalistes.
Ce jour-là, à Tunis, un policier a perdu la vie dans les affrontements. À une quinzaine de kilomètres à l’est, sur la côte, à Salambo, la nouvelle de l’assassinat aurait pu chambouler l’horaire prévu à l’École nationale de formation des cadres de la police.
« L’assassinat de Chokri Belaïd est arrivé alors que j’étais en formation. À ce moment, j’ai craint que tout s’arrête. Pas du tout : les participants aux stages ont voulu continuer », raconte Paul Daudin Clavaud, ex-journaliste devenu directeur de Médias Training Center, qui a des bureaux à Montpelier et Casablanca.
Alors que la première élection libre au pays, en octobre dernier, n’a pas empêché une décote de quatre points de la Tunisie (qui occupe le 138e rang sur 179) au Classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF), les forces de l’ordre font preuve d’une ouverture d’esprit, témoigne M. Daudin Clavaud.
Mandaté par l’UNESCO et ESJ Pro (École Supérieure de journalisme) de Lille pour organiser une formation à l’intention des forces de sécurité tunisiennes, M. Daudin Clavaud admet que l’incertitude et l’instabilité persistent, dans ce pays du Maghreb. Il est toutefois persuadé que la marche vers la démocratie est bien enclenchée.
« C’est vrai qu’on est dans une incertitude. Ce serait triste que tout ça s’arrête, mais l’inspiration de liberté est très forte, en Tunisie », a noté le formateur en entrevue avec le Magazine du CPQ.
Liberté 101
Afin d’améliorer les relations entre forces de sécurité et journalistes et de permettre une meilleure transition démocratique en Tunisie, l’UNESCO a initié ce programme de formation, en collaboration avec le ministère de l’Intérieur.
Les ateliers, qui se sont déroulés du 31 janvier au 13 février, ont fourni aux participants les bases nécessaires à la compréhension du droit à la liberté d’expression et de la presse : notions de démocratie, histoire des droits de l’homme, évolution des libertés fondamentales en Tunisie, droits et devoirs des journalistes, déontologie et éthique de la profession, interaction entre les journalistes, les forces de sécurité et la justice…
Vingt membres de la police, de la garde nationale et de la protection civile et dix journalistes tunisiens ont participé à cette formation, qui se poursuivra dans les mois à venir ailleurs au pays.
Dans la même foulée, le ministère de l’Intérieur travaille à l’élaboration d’un code de conduite pour les membres des forces de l’ordre. « Il faut que ce soit précis, pas seulement des déclarations de bonnes intentions », souligne Paul Daudin Clavaud, qui a participé à des réunions du Ministère à ce sujet, à titre d’expert.
L’élaboration d’un code est une étape. Le changement de culture institutionnelle en est une autre. La formation a joué en ce sens un rôle central. « Pour faire passer le message, il faut faire passer de l’information. Les forces de sécurité ont bien compris que c’était du gagnant-gagnant : meilleure image auprès des médias, de la population… [Ils ont compris] qu’eux aussi avaient un rôle à jouer dans la démocratie. »
La voie est alors ouverte à un dialogue entre policiers et représentants des médias. Un code fournit le canevas de référence pour baliser cette nouvelle relation. Il apporte, entre autres, un éclairage sur la nécessité de décentraliser l’information.
« Jusqu’à maintenant, illustre M. Daudin Clavaud, lorsque des informations étaient sollicitées sur des faits divers, il fallait que ça remonte jusqu’au Ministère ou au siège des forces de sécurité avant qu’un journaliste ait accès à l’information. On a vu que ceux qui ont suivi la formation étaient prêts à aller plus loin en matière de décentralisation. Ils ont compris que parler d’un accident de voiture ne remet pas en question la sécurité nationale. »
Un code de conduite peut par ailleurs baliser les relations avec les médias lors d’événements à haut risque, comme la tenue de grands procès, ou en situation de crise. À cet égard, Paul Daudin Clavau s’est inspiré du Guide des relations avec les médias et de la gestion des événements d’envergure et à risque du ministère de la Justice du Québec.
« Les deux gros problèmes qui se posent en matière de relations avec les médias en Tunisie sont les manifestations et la tenue de grands procès. Il y a une absence d’historique de dialogue. On est sur un terrain complètement vierge pour les forces de sécurité. »
Double prise de conscience
Qui dit dialogue dit deux parties : les journalistes aussi doivent être sensibilisés à la nature du travail des policiers, souligne le formateur.
« La priorité [pour les policiers], n’est pas d’aller secourir des journalistes, c’est le maintient de l’ordre. Ce n’est pas toujours évident. »
D’autant que les journalistes qui se fondent dans une foule sont parfois malmenés par les manifestants eux-mêmes, note M. Daudin Clavaud. Ce qui n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, les mésaventures de journalistes québécois couvrant le Printemps érable en 2012. Ces événements ont d’ailleurs contribué à une dégringolade du Canada de 11 points au classement de RSF.
« Que peuvent faire des forces de sécurité lorsque les journalistes se trouvent dans des lieux pas forcément sécurisés? Les policiers ne peuvent pas être insensibles à un journaliste qui se fait tabasser, comme n’importe quel citoyen, mais à partir du moment ou il choisit d’être dans une manifestation, ça devient à ses risques et périls. »
Le port d’un brassard par les journalistes est une idée qui a été avancée, lors des discussions portant sur le code, au ministère de l’Intérieur tunisien.
« Ce n’est pas du tout évident. Le brassard est bien si le journaliste est en dehors de la manifestation. Moi, je dis d’évaluer les situations. Je crois que quand il se prépare une manifestation et que la situation peut dégénérer, il doit y avoir une discussion entre les forces de l’ordre et les journalistes. À partir du moment où le journaliste sort du dispositif de sécurité établi, c’est à ses risques et périls. »
Si les modalités à établir pour assurer la sécurité des journalistes sont encore à définir, une chose est certaine : les policiers montrent les signes d’un changement de mentalité.
« Lors de la première semaine de formation, relate Paul Daudin Clavaud, une journaliste a raconté devant les forces de police qu’elle avait été violentée lors d’une manifestation. Une discussion a suivi. Un responsable de la police est intervenu et a dit que c’était inadmissible, que ce n’est pas ce qu’on leur a montré à l’école de police et a insisté pour offrir ses excuses en son nom personnel et au nom des services de sécurité. »