Dans quelle mesure le journaliste indépendant peut-il exploiter sa liberté ? Peut-il être engagé ou doit-il rester fidèle aux principes de neutralité et d’objectivité ? Et d’abord, peut-on être à la fois militant et journaliste? Des questions au centre d’une table ronde présentée par le collectif de journalistes indépendants Ublo, le 25 mars.
La discussion, menée par Arianne Émond, journaliste indépendante et animatrice, cofondatrice du magazine féministe La Vie en rose, était alimentée par Pierre Sormany, éditeur et directeur général de Vélo-Québec Éditions, ex-directeur des émissions d’affaires publiques de Radio-Canada et professeur de journalisme à l’Université de Montréal ; Émilie Dubreuil, journaliste indépendante contractuelle à Radio-Canada ; Tim McSorley, militant et rédacteur de la revue Dominion et de Media Co-operative et Moïse Marcoux-Chabot, documentariste indépendant.
Journaliste et (forcément) indépendant
Point de départ obligé, les participants ont donné des pistes de définition du journalisme indépendant, d’abord de façon prosaïque. Émilie Dubreuil souligne d’emblée la liberté qu’elle a de choisir ses sujets et les médias dans lesquels ils seront diffusés. « C’est moi le boss », résume-t-elle.
C’est en effet ce que peuvent se permettre les journalistes à la pige, comme ceux qui adhèrent à l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ). Le terme « indépendant », qui va plus loin, sera d’ailleurs le point focal d’une bonne partie de la discussion à venir.
Un des fondateurs de l’AJIQ, Pierre Sormany admet que le terme « indépendant » a été « usurpé » par l’Association. « On voyait un côté, dans le mot pigiste : “On mange à tous les râteliers” . »
Le halo de liberté de choix s’accroche donc inévitablement au terme « journaliste indépendant ». Pour Moïse Marcoux-Chabot, il est identifié au fait de ne pas se faire dicter quoi couvrir. Ce à quoi s’ajoute la notion d’« indépendance de temps », soit la liberté de consacrer l’énergie et les heures qu’il faut à un sujet choisi. L’indépendance permet également un positionnement, croit-il. « J’assume ma subjectivité et mon travail est perçu pour ce qu’il est », dit le documentariste.
On peut être journaliste indépendant tout en oeuvrant dans un grand média, souligne Tim McSorley. « C’est l’idée de l’indépendance dans ce qu’on cherche à promouvoir ».
Pour Pierre Sormany, l’indépendance est simplement un élément de la définition du journaliste. « Est journaliste celui qui écrit ou agit pour l’intérêt du public. Ce n’est pas une putain. Il n’agit pas pour le compte de quelqu’un. Tout bon journaliste devrait être indépendant. »
Neutres ?
L’indépendance n’est pas synonyme de virginité d’opinion. « On n’est jamais indépendant d’un contexte social, accorde M. Sormany. Mais quand le journaliste fait un traitement de la réalité, ce qu’il regarde, c’est les faits. Cependant, il est très difficile de choisir des faits sans avoir une grille d’analyse. »
Le fait d’avoir une grille d’analyse n’est pas une hérésie, si les faits demeurent rois et maîtres, avance-t-il, en citant en exemple L’Aut’Journal. Avoir des opinions n’est pas non plus incompatible avec le métier, fait-il valoir. Pousser l’idée de neutralité à l’extrême ouvre la porte au cynisme, constate Pierre Sormany, qui donne l’exemple d’un journaliste qui lui a déjà confié qu’il n’avait pas voté depuis 20 ans. « Là, tu cesses de t’intéresser aux enjeux réels, car tu t’es coupé de tes émotions ».
Il aborde la question de la transparence. « Dans la mesure où plusieurs journalistes ont des opinions, quelques fois je me dis : “à partir du moment où ça teinte leur couverture, ce serait peut-être mieux de le dire.” »
Dans tous les cas, il y a une frontière à ne pas franchir, prévient Émilie Dubreuil. Un journaliste ne peut jouer sur deux plans à la fois, sans entacher sa crédibilité. « Je ne peux pas aller manifester un jour et faire un reportage sur les manifestations le lendemain. Je dois avoir une petite gêne. Le journalisme n’est sûrement pas militantisme. Le danger de l’engagement, c’est que c’est de l’évangélisation. »
Pierre Sormany acquiesce : « Le jour où la presse se donne une mission d’éducation sociale, on entre dans la propagande ».
Tim McSorley admet qu’il faut éviter « de mettre ses priorités au-devant des autres ». Il suggère alors que la particularité du journalisme indépendant est « de faire autrement ».
À ce titre, des gens qui ne se prétendent pas journalistes, « qui ont des histoires à partager » ont une place dans la sphère des médias, maintient-il. Et leur engagement est possible dans la mesure où ils contribuent à « éclaircir des enjeux importants pour les gens ». La démarche demeure rigoureuse, dit-il. « Ce n’est pas un engagement biaisé, mais un engagement qui pousse à faire quelque chose. »
La notion d’objectivité laisse Moïse Marcoux-Chabot perplexe. « L’idéal du journalisme neutre, qui a pour priorité l’information du public, je ne le vois pas souvent. Et “les deux côtés de la médaille”, c’est une fausse neutralité. La médaille a été forgée par quelqu’un qui a un intérêt à nous la mettre dans la face. »
La question qui tue
L’engagement est alors un refus de se laisser imposer quelque chose, notamment dans le contexte actuel de la concentration de la presse, note Moïse Marcoux-Chabot. « Ne pas s’engager, c’est rester dans son confort et continuer à ne pas poser les questions qu’on nous dit de ne pas poser, de rester une courroie de transmission. »
« Pourquoi certaines questions essentielles ne sont pas posées ? » demande quelqu’un dans la salle. « Parce que les journalistes manquent de couilles », répond spontanément Émilie Dubreuil.
Pour Moïse Marcoux-Chabot, un journaliste qui sent qu’il se fait « remplir » par un relationniste de presse devrait réagir en témoignant de ce fait, en éclairant les circonstances et les « mécanismes de fabrication de la nouvelle ».
Par ailleurs, un journaliste a le devoir de questionner le contexte d’un événement. Pierre Sormany donne l’exemple de la manifestation annuelle contre la brutalité policière. « Le 15 mars, j’ai eu l’impression de voir des gens jouer à faire choquer la police et la police jouer à arrêter des manifestants. Si je suis journaliste et que j’ai cette impression, j’ai le devoir de le dire. »
À la fin de la soirée, qui se déroulait au bar Sporting Club, sur Saint-Laurent, les bases d’un « mode d’emploi » pertinent pour tous les journalistes, et non seulement pour les journalistes à la pige, s’est dégagé : être indépendant, assumer son inévitable subjectivité, tout en donnant toute la place aux faits, dans le respect du droit du public à l’information, éviter à tout prix le militantisme qui mène à « l’évangélisation », mais admettre l’existence d’un engagement inhérent au journalisme à dénoncer et refuser les idées imposées qu’on pourrait accepter par paresse ou par intérêt.
La profession en général n’est pas si loin qu’on peut le penser de l’idéal à atteindre, estime Pierre Sormany. « C’est vrai qu’il y a des journalistes paresseux, d’autres qui aiment faire du journalisme qui plaît à tout le monde, mais quand je regarde le journalisme des années 1950, c’est infiniment plus médiocre qu’aujourd’hui. Il y a de plus en plus de journalistes critiques, de fond, de courage. On est en crise financière, mais sur le plan des valeurs du métier, on est plutôt dans une belle période. »
La table ronde d’Ublo a été filmée en direct par 99%Média. On peut visioner la vidéo ici.
Ublo est un collectif de journalistes, photographes et vidéastes indépendants créé en octobre 2012 par les trois cofondateurs Clémence Cireau, Gabrielle Brassard-Lecours et Benjamin Jébrak. L’initiative vise notamment à fournir à ses membres un espace de travail et des ressources communes. Le groupe a récemment emménagé dans un nouveau local, rue Parthenais, à Montréal.