Le tango que dansent l’information et le contenu promotionnel n’est peut-être pas nouveau, mais il attire l’attention plus que jamais et a été qualifié de dangereux par le nouveau président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), Pierre Craig, à l’occasion du Congrès 2013 de la Fédération, le 23 novembre.
Carole Beaulieu, rédactrice en chef et éditrice du magazine L’Actualité, a parlé d’un « tango au-dessus d’un volcan », dans le cadre de l’atelier d’ouverture, De l’info à la promo : 50 nuances de gris. Une danse qui lui cause « des nuits difficiles », en raison des deux chapeaux qu’elle porte, l’amenant à la fois à gérer la santé financière du magazine et l’indépendance de la salle des nouvelles.
Mais les rédactions n’ont plus le choix, selon elle. « Il faut cesser de voir les annonceurs comme des ennemis, il faut les voir comme des partenaires. Autrement, vous n’aurez plus de journaux, à moins que les prix d’abonnement soient multipliés par deux. »
Ce constat lucide de Carole Beaulieu est partagé par la panéliste Geneviève Rossier, directrice de marque chez Coup de pouce. Toutes deux se sont décrites, à la fin de l’atelier, comme des « résistantes » face aux menaces à l’indépendance journalistique.
Pierre Craig a été le premier à intervenir lors de la période de questions : « Je comprends les efforts que vous menez pour maintenir l’autonomie journalistique. Mais la crainte que j’ai, c’est qu’en bout de compte, c’est les gens qui ont les moyens d’annoncer qui feront le choix [des sujets]. »
« Il faudrait faire la preuve que L’Actualité n’a pas fait les autres sujets, qui ne rapportent pas d’argent », a répondu Carole Beaulieu. Ce a quoi Pierre Craig a répliqué : « Mais vous allez tenir combien de temps? »
Nouveau lexique marketing
Au début de l’atelier, la rédactrice en chef et éditrice de L’Actualité a brossé un bref historique de la nouvelle bête à dompter, venant des États-Unis et désignée par plusieurs vocables anglo-saxons: content marketing, branded content, brand journalism, native content…
La panéliste a surtout utilisé l’expression thought leadership, une notion définie par Forbes comme la qualité requise pour produire du contenu qui répond aux préoccupations et besoins d’une clientèle cible.
Ce concept, sorti tout droit du nouveau lexique du marketing, est selon Forbes « une composante clé » du marketing de contenu, terme qui englobe les diverses nouvelles déclinaisons de contenus publicitaires qui ne disent pas leur nom.
« C’est une tendance lourde, mais qui n’est pas nouvelle », dit Carole Beaulieu, au sujet du marketing de contenu. De tout temps, les médias traditionnels ont mis en marché leur contenu, en visant un lectorat cible, qui intéresse des annonceurs, souligne-t-elle.
La nouveauté réside dans le fait que des contenus commandités sont intégrés dans les espaces rédactionnels de façons de plus en plus créatives et subtiles et sur une multitude de plateformes à la fois (à lire: Contenu liquide à vendre). Ils ressemblent à des textes de journalistes et sont d’ailleurs écrits par des journalistes, lesquels offrent ainsi un véhicule crédible à l’annonceur. Ils ne visent plus à publiciser une marque, mais à intéresser et « engager » le lecteur, qui est aussi la clientèle cible de l’annonceur.
« Si un patron de presse vous dit aujourd’hui qu’il ne reçoit pas de telles demandes, je pense que vous pouvez estimer qu’il ne vous raconte pas la vérité, a dit d’emblée Geneviève Rossier. On passe de plus en plus de temps à gérer ces demandes. »
Le modèle traditionnel qui consiste à mettre une publicité à côté d’un contenu journalistique qui intéresse leur clientèle cible n’a plus d’attrait, pour les annonceurs, affirme Carole Beaulieu. Des entreprises se sont mises à « raconter des histoires » qui intéressent leurs lecteurs et clients potentiels. Certaines sont devenues des éditeurs de contenus, ont créé leurs propres publications et leurs propres plateformes numériques et n’ont plus besoin des médias pour faire passer leur message. La question de l’heure, selon elle : « On les laisse partir ou on danse avec eux? »
Danser sans tomber
Quand on décide de danser, on parle « intégration de contenus ». L’intégration de la publicité et du contenu journalistique, s’il peut se faire sans trop de heurts dans les magazines féminins (Carole Beaulieu donne l’exemple courant de la publicité de rouge à lèvres qui côtoie un article portant sur les rouges à lèvres). « Mais dans un magazine d’affaires publiques ou économique, c’est beaucoup moins bien perçu. »
Le défi, pour les salles de nouvelles, est de sauvegarder leur indépendance et leur lectorat. Ce que permettrait de faire le thought leadership, selon Mme Beaulieu, qui illustre ce concept par un projet initié par L’Actualité, il y a quelques années : Affaires sans frontières, un webzine commandité par HSBC portant sur le monde des affaires et le commerce international. Le projet consistait à publier des reportages faits par des journalistes, avec une ligne éditoriale établie par des journalistes.
« Des balises très vastes étaient données par la banque », pour la réalisation des reportages. Le pari du commanditaire était de capter l’attention de sa clientèle cible à l’aide de « contenus approfondis et intéressants, pertinents pour notre public » note Mme Beaulieu.
Le webzine intégrait également des contenus produits par Les Affaires, Canadian Business et le magazine britannique The Economist, qui a aujourd’hui mis sur pied une salle de nouvelles pour son service de marketing de contenu.
Carole Beaulieu fait un bilan positif de l’expérience, qui a permis l’embauche de journalistes. Quant à la cohabitation de la promotion et de l’information, elle s’est faite intelligemment, sans empiéter sur l’indépendance éditoriale et sans créer de confusion pour le lecteur, estime Mme Beaulieu, en comparant le webzine à un « salon » où les lecteurs étaient conviés à lire des reportages journalistiques. S’ils le voulaient, les lecteurs pouvaient ouvrir une « porte » sur l’univers HSBC, en cliquant sur un bouton bien identifié.
Le prix à payer
Geneviève Rossier raconte que l’an dernier, elle a dit non à un projet d’intégration de contenus, parce qu’elle le trouvait « trop envahissant ». Le client, un gros joueur sur la scène nationale, s’est tourné vers le reste du Canada, dont les entreprises de presse sont plus permissives, selon Mme Rossier. « Je venais de perdre l’équivalent de deux jobs de journalistes pour une année. »
Il y a la perte d’emplois, quand on dit non. Et quand on dit oui, il y a le risque de perte d’indépendance, admet la panéliste. « Du point de vue des journalistes, c’est difficile. Ils ont la croyance en la sacro-sainte indépendance de la presse dans une société démocratique. Ça peut être perçu comme quelque chose qui va à l’encontre du rôle du journaliste. C’est épeurant.
« On se tire dans le pied si on dit toujours oui, car le magazine ou le journal va devenir un ramassis de contenu marketing. Si on dit toujours non, il y a une perte de revenu importante. La solution est de dire ni toujours oui, ni toujours non. Ça devient de la négociation. J’essaie de convaincre les gens des ventes. Ce qui est difficile, en négociation, c’est de trouver des « win-win ». »
Carole Beaulieu croit que les cadres de la rédaction doivent mener la négociation. « Le client doit être conscient que si c’est un journaliste qui écrit, tout est possible et qu’il n’a aucun droit de regard, car c’est très très mal perçu par le lecteur. S’ils souhaitent avoir un droit de veto, ils vont changer d’univers, ils vont aller en marketing. »
Les interventions de participants à l’atelier laissaient voir un certain scepticisme quant aux implications de partenariats entre les annonceurs et les salles de nouvelles. « Comment on s’assure que le public comprenne la différence entre les types de contenu? », a demandé Myriam Gauthier, journaliste au Quotidien et au Progrès-Dimanche, au Saguenay.
« Qu’est-ce qu’on va enseigner aux étudiants? À danser le tango au-dessus d’un volcan? », a demandé Valérie Gonthier, journaliste au Journal de Montréal.
Des questions qui n’ont pas été abordées de front par les panélistes.
Un syndicat accepte de danser
Pierre Couture, journaliste et président du Syndicat de la rédaction du Soleil, également panéliste à l’atelier, a expliqué pourquoi il a accepté d’entrer dans la danse. « Depuis un an, c’est une révélation au niveau de la rentrée des revenus : il y a beaucoup d’argent qui entre par les pages thématiques. Des annonceurs arrivent et demandent des pages thématiques encore plus ciblées. Pour nous, c’était important de baliser. On avait le choix d’affronter le patron ou de s’entendre avec l’employeur. »
La solution est passée par des lettres d’entente, pour protéger les journalistes attitrés à la production de ces contenus commandités, souvent des employés surnuméraires. Ces lettres « établissent des balises pour que nos surnuméraires ne dansent pas avec le diable. Mais ce n’est pas parfait. Les jeunes journalistes viennent nous voir, nous disent leur malaise. Mais on a des balises claires dans la convention. On voit aussi que ça fait travailler notre monde. »
Mais cela demeure un sujet de préoccupation constant, admet M. Couture, qui conclut : « On a choisi de danser avec notre employeur. »
Le Conseil de presse du Québec (CPQ) mène actuellement un sondage auprès des journalistes et des cadres de l’information au Québec, au sujet de l’indépendance journalistique face aux intérêts commerciaux, publicitaires et corporatistes. Le marketing de contenu fait partie des phénomènes au sujet desquels sont sondés les journalistes, dans le cadre de cette enquête, réalisée par Marc-François Bernier, professeur de journalisme à l’Université d’Ottawa et spécialiste des questions de déontologie et d’éthique en journalisme. Quelque 2300 journalistes et cadres de l’information ont reçu par courriel, le jeudi 21 novembre, une invitation du président du CPQ, John Gomery, à participer à ce sondage, qui se poursuivra au cours des deux prochaines semaines. Leur participation en grand nombre permettra de brosser un portrait objectif de la situation. |