Reporter sans frontières a publié le 12 février son classement mondial de la liberté de la presse 2015, propulsant le Canada de la 18e à la 8e place. Le Magazine du CPQ s’est entretenu avec l’ex-directeur de l’information à Radio-Canada, Alain Saulnier, au sujet de cette remontée et de la situation de la presse.
Cette remontée fulgurante reflète-t-elle vraiment la situation actuelle?
On a la grande chance de vivre dans une société qui est très démocratique si on la compare avec beaucoup de pays dans le monde. Il faut toutefois être extrêmement prudent, ce n’est pas parce qu’on change de rang qu’il faut se mettre à crier victoire.
Je ne veux pas être plus méchant que nécessaire. On a la liberté de pouvoir faire les caricatures qu’on veut, on a la liberté de dire et de nommer des scandales de corruption. Au cours des dernières années, les journalistes d’enquête ont révélé énormément d’informations qui ont permis de mener une lutte contre la corruption.
Il faut se dire que la démocratie est quelque chose d’excessivement fragile, il suffit de très peu de choses pour changer la donne. Prenez par exemple ce fameux projet de loi C-51, comme l’ont souligné les anciens premiers ministres canadiens dans une note qu’ils ont fait parvenir aux médias, il faut rester prudent.
Quand une loi dit que cela va permettre aux autorités d’agir plus rapidement contre des individus soupçonnés de menacer la sécurité nationale je m’inquiète. C’est quoi menacer la sécurité nationale? Quels sont les critères pour établir un niveau de dangerosité? Qu’entend-t-on par terrorisme? Si un groupe de grévistes commet des actes violents sur un piquet de grève, est-ce du terrorisme? Est-ce que des étudiants particulièrement revendicateurs qui mettent le feu dans des poubelles comme on a pu le voir lors du printemps 2012 au Québec, est-ce que ce sont des actes qui pourraient être amalgamés à des actes terroristes?
Quelles menaces représente le projet de loi C-51 pour la liberté de presse ?
J’ai souvenir de la GRC qui, à une certaine époque, infiltrait les organisations de gauche et posait des micros pour les épier. Je me rappelle entres autres de l’Agence de presse du Québec qui dans les années 70 avaient été non seulement infiltrée mais des micros avaient été installés dans leurs locaux. Alors c’est difficile de prédire comment vont se comporter les agents de la SCRS ou de la GRC à l’égard des groupes contestataires, la démocratie n’est pas toujours irréprochable, la démocratie c’est toujours quelque chose qu’on cherche à bonifier.
La liberté de presse dans une société où l’on contrôle de plus en plus le message du coté des hommes et des femmes politiques, c’est aussi très préoccupant. Le non-accès qu’on est en train d’établir comme norme aussi bien à Ottawa avec monsieur Harper qu’à Québec avec monsieur Couillard limite terriblement l’accès aux hommes et aux femmes politiques.
On galvaude la lutte au terrorisme pour établir une société où chaque citoyen va être de plus en plus surveillé. Plus que jamais nos sociétés font de la surveillance étroite de toutes les communications à travers des sites comme Facebook, à travers les courriels. Je soupçonne même de grands géants du web comme Apple, Amazon, Google, Youtube d’être complices de ce type d’intervention où l’on surveille les faits et gestes mais aussi les opinions des gens.
Aujourd’hui les algorithmes permettent de déterminer si vous êtes de gauche ou de droite, si vous êtes favorables ou pas au gouvernement en place, si vous hétérosexuel ou homosexuel. On est dans une démocratie qui est constamment menacée, il ne faut jamais prendre pour acquis ce qui existe et il faut toujours se dire que les moyens de réduire la marge que constitue la liberté de parole, la liberté de penser, la liberté religieuse ou celle de ne pratiquer aucune religion dans sa vie, ne sont pas toujours acquis.
L’argument sécuritaire est-il abusivement utilisé pour restreindre la liberté de l’information ?
Il y a beaucoup d’improvisation. Je ne veux pas sous-estimer la menace qui existe sur le plan de la sécurité, mais on n’est plus en guerre contre un pays qui veut nous envahir, on est en guerre contre une certaine forme de terrorisme qui émane aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur du pays pour des motifs religieux. Mais cet argument sécuritaire ne doit pas aller jusqu’à réduire la liberté d’expression, la liberté de la presse aussi sous prétexte qu’il faut assurer la sécurité.
La liberté de presse au Canada est-elle en chute libre?
Non je ne pense pas. Mais il y plusieurs facteurs qui devraient nous inquiéter en tant que citoyens. Il y a pas mal de choses qui menacent la liberté de la presse ou la puissance et la force qu’elle peut avoir. On sous-estime par exemple à quel point la concentration de la presse si élevée et si importante au Québec est une réelle menace à la diversité d’opinions. C’est quelque chose de dangereux à l’égard de la liberté d’exprimer des opinions parce que moins vous avez de médias moins vous avez la possibilité d’offrir une opinion différente. Sans compter que les médias martèlent souvent le même message. Et en même temps que cette concentration de la presse, on s’aperçoit qu’on est en train d’asphyxier le diffuseur public qu’est Radio-Canada, une des sources d’information où la diversité d’opinion, la diversité des traitements des sujets, et la diversité aussi d’avoir des personnes qui expriment des opinions offre une ouverture sur l’ensemble des opinions.
Quel impact ont les attentats à Charlie Hebdo sur la presse au Canada?
C’est la fin du romantisme qu’il peut y avoir autour de la profession de journaliste. Je ne pense pas juste aux attaques contre Charlie Hebdo mais aussi aux journalistes d’information internationale. Aujourd’hui avant de partir faire un reportage en Syrie, en Irak ou en Afghanistan, on y songe à deux fois, alors qu’il y a 15 ans on ne se posait même pas la question, on fonçait. Cela a créé un sentiment pas nécessairement de peur mais d’insécurité. Mais il faut trouver une manière de contourner ça. Il ne faut pas que les journalistes sombrent d’eux-mêmes dans une dérive sécuritaire qui les paralyserait systématiquement.
Les attentats ont secoué nos convictions, nos valeurs, l’image un peu idéaliste, un peu naïve qu’on peut avoir parfois du journalisme romantique ou du romantisme journalistique.
Le travail d’investigation des journalistes est-il de plus en plus difficile ?
La plupart des médias ont fait un virage important dans le journalisme d’enquête, j’ai même parlé d’un autre genre du journalisme d’enquête au Québec dans les années 2008 à 2012. Sans le journalisme d’enquête avec des émissions comme Enquête de Radio-Canada, sans le travail des journalistes de La Presse, ou du Devoir, on n’aurait pas levé le voile sur la corruption, le financement occulte des partis politiques; l’unité de lutte contre la corruption n’aurait pas vu le jour.
On aura de moins en moins besoin de journalistes généralistes. Pour se distinguer de la masse des informations qui se fait sur la Toile, les médias n’auront pas d’autre choix que de faire de l’enquête. Et les journalistes professionnels vont devoir aller chercher des compétences et faire de plus en plus d’enquêtes spécialisées.
Comment voyez-vous l’évolution des médias ?
Les médias sont aux prises avec une crise structurelle parce qu’il il y a un défi important à relever sur le plan national et transnational, et parce que leur modèle d’affaires n’est pas développé pour l’avenir. Il y a des tentatives intéressantes comme celle de La Presse+, Le Devoir ou l’Actualité qui sont passés en mode numérique.
Les médias sont de plus en plus importants dans nos sociétés, ils sont un chien de garde mais on assiste à une mutation exceptionnelle. L’avenir des médias nationaux est préoccupant. Le territoire qu’ils occupent est de moins en moins sécurisé face aux médias des géants du web qui décident de faire de l’information. De plus, les médias vivent une crise financière, ils n’ont plus les mêmes sources de financement que dans le passé, le modèle d’affaires est en train de s’effondrer complètement, et on n’a pas encore trouvé d’alternative pour faire en sorte que les médias vivent.
Je ne suis pas un prophète de malheur qui prétend que le journalisme va disparaitre un jour. Le journalisme a un avenir et les journalistes vont être de plus en plus utiles.