Plaignant
Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) et Mme Josée Delisle, directrice des communications et des relations publiques
Mis en cause
M. Jean-Nicolas Blanchet, journaliste, M. Dany Doucet, rédacteur en chef et Le Journal de Montréal
M. Sébastien Ménard, rédacteur en chef et Le Journal de Québec
Résumé de la plainte
Mme Josée Delisle, directrice des communications et des relations publiques à la CSST, dépose, au nom de l’organisme, une plainte contre le journaliste Jean-Nicolas Blanchet, les quotidiens Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec ainsi que le site journaldemontreal.com, au sujet d’un reportage publié les 25 (sur le site Internet) et 26 novembre 2014 (dans les deux quotidiens), et intitulé « Contrat de 5,5 M$ sans concurrence – La CSST a “avantagé” Telus, selon nos sources, pour un important contrat informatique ». La plaignante relève des inexactitudes, une omission de vérifier l’information, une information incomplète, un manque d’équilibre et une partialité.
Le reportage fait état d’un appel d’offres de la CSST contesté par des joueurs de l’industrie, qui concluent que le processus a favorisé Telus principalement en raison de clauses jugées trop restrictives. Une vidéo, enregistrée le 9 septembre 2014, dans laquelle le journaliste prédit que Télus remportera le contrat accompagne l’article.
Analyse
Grief 1 : inexactitudes
1.1 Affirmation selon laquelle le contrat est ou sera octroyé à Telus
Mme Delisle note que le titre et le sous-titre, « Contrat de 5,5 M$ sans concurrence », « La CSST a “avantagé” Telus, selon nos sources, pour un important contrat informatique » laissent croire que le contrat est conclu, alors qu’il ne l’était pas au moment de la publication.
Dans la vidéo, le journaliste avance : « Je vous confirme que ce contrat-là sera remporté par Telus », alors que le contrat n’est pas encore conclu au moment de la publication. La vidéo n’est pas pertinente et l’information qu’elle présente est erronée, estime la plaignante.
M. Jean-Nicolas Blanchet réplique que le titre indique l’absence de concurrence, alors qu’effectivement, aucune entreprise concurrente n’a soumissionné.
M. Blanchet ajoute que la première phrase du reportage précise que « Telus est sur le point de décrocher […] un important contrat », ce qui s’est avéré.
Le journaliste estime que la vidéo, publiée après la fin du dépôt des soumissions, est pertinente et le contrat a effectivement été remporté par Telus.
Dans son guide de déontologie Droits et responsabilités de la presse (DERP), le conseil souligne que : « quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. » (p. 26)
Après analyse des documents liés à l’appel d’offres, le Conseil constate que le contrat a été octroyé à Telus le 6 mars 2015 soit plus de trois mois après la publication de l’article contesté.
Le Conseil observe que ni le titre ni le sous-titre n’affirment que le contrat est accordé à Telus au moment de la publication. L’accent est plutôt mis sur le processus d’appel d’offres pour un important contrat de 5,5M$ qui aurait avantagé Telus au détriment de sa concurrence.
Le Conseil constate, par ailleurs, que le journaliste n’affirme pas dans la vidéo que Telus a obtenu le contrat, mais prédit que l’entreprise l’obtiendra. Il s’agit davantage d’une opinion que d’un fait ce qui écarte une faute d’inexactitude. Comme le plaignant ne questionne pas la légitimité du journaliste factuel d’émettre une opinion, le Conseil ne se prononcera pas sur ce point.
Pour ces raisons, le grief d’information inexacte est rejeté sur ce point.
1.2 Affirmation à l’effet que la CSST a favorisé Telus
Mme Delisle fait valoir que le titre et le sous-titre ne laissent place à aucun doute pour le lecteur que la CSST a favorisé Telus, alors que c’est faux.
La plaignante souligne que plusieurs mesures ont été prises pour s’assurer que le processus se déroule dans les règles, notamment la révision de l’appel d’offres par un avocat et un expert externe.
Mme Delisle mentionne en outre que quatre fournisseurs de service ont participé, en avril 2014, à une rencontre d’information organisée par la CSST. Leurs commentaires ont donné lieu à des ajustements de l’appel d’offres et aucun des fournisseurs n’a mentionné qu’il serait incapable de présenter une soumission.
Au sujet de la clause, contestée dans l’article, portant sur l’obligation de satisfaire à la norme ISO 9001, la plaignante affirme que la conformité à cette norme fait partie de la réglementation gouvernementale. Une autre clause, portant sur l’expérience en téléphonie des participants, présentée dans l’article comme étant abusive, est « similaire à celle incluse dans d’autres appels d’offres du gouvernement », note Mme Delisle. Elle souligne enfin que la clause obligeant les soumissionnaires à être inscrits sur une liste d’entreprises de services locaux titulaires du CRTC a été retirée en cours de processus.
Le journaliste réplique que « nos informations ont permis de démontrer que Telus était avantagé pour remporter ce contrat ».
À la lecture du reportage, le Conseil constate que le journaliste, après avoir recueilli plusieurs témoignages d’acteurs impliqués dans l’industrie des télécommunications et après avoir consulté un expert dans le domaine, conclut son observation par l’affirmation que le processus d’appel d’offres a favorisé un joueur. Pour le Conseil, une telle conclusion implique que le journaliste dépasse la simple cueillette des faits et effectue également une analyse du matériel observé. L’exactitude d’une telle analyse dépend grandement du degré de rigueur appliqué dans les raisonnements qu’effectue le journaliste. Dans le présent cas, le Conseil estime que le mis en cause démontre une rigueur de raisonnement suffisante dans son analyse et ne commet pas de faute d’inexactitude en concluant que l’appel d’offres favorisait un joueur.
Le grief d’inexactitude est donc rejeté sur ce point.
1.3 Affirmation à l’effet que Telus est un partenaire important de la CSST
Mme Delisle relève la phrase suivante, dans le reportage : « Telus est déjà un partenaire important de la CSST. » Or, Telus n’est pas un partenaire plus important que les autres, selon elle.
La plaignante précise que plusieurs de ses fournisseurs pourraient être qualifiés de partenaires importants. « Au regard du nombre et de la valeur des contrats octroyés, la firme Telus ne se situait pas en tête de liste de nos partenaires importants au moment de l’appel d’offres, mais se situait plutôt dans la moyenne inférieure de ceux-ci. »
M. Blanchet réplique que son reportage rapporte que Telus est un important partenaire de la CSST, ce qui est vrai. Il n’est pas mentionné que Telus est le partenaire le plus important.
À la lumière des informations fournies par la plaignante, le Conseil constate que Telus est déjà un partenaire de la CSST, que le qualificatif « important » est général et qu’à ce titre, il permet une interprétation très large et, en grande partie, subjective. Aux yeux du Conseil, il n’était donc pas inexact de qualifier Telus de partenaire « important ».
Le grief d’inexactitude est donc rejeté sur ce point.
Au vu de ce qui précède, le grief d’inexactitude est rejeté.
Grief 2 : omission de vérifier l’information
Mme Delisle affirme que le journaliste se base sur des allégations et insinuations d’une seule source d’information, anonyme, désignée comme « des joueurs de l’industrie », vraisemblablement en conflit d’intérêts. Étant donné l’importance de l’allégation de favoritisme avancée par le journaliste, celui-ci aurait dû approfondir sa recherche et aller chercher l’avis d’une autre source indépendante, tel un expert.
M. Blanchet répond que les sources ayant contribué au reportage « étaient multiples », et qu’il est faux de dire qu’une seule source, en conflit d’intérêts, aurait été consultée.
Le journaliste ajoute qu’un expert indépendant a été consulté, lequel a requis l’anonymat en raison de la sensibilité du sujet et du domaine pointu dans lequel il s’inscrit.
Dans son guide de déontologie, le Conseil stipule que les professionnels de l’information « doivent également prendre tous les moyens à leur disposition pour s’assurer de la fiabilité de leurs sources et pour vérifier, auprès d’autres sources indépendantes, l’authenticité des informations qu’ils en obtiennent ». (DERP, p. 32)
Le Conseil remarque que l’expert évoqué par M. Blanchet est effectivement cité dans le reportage. Il commente, sous le couvert de l’anonymat, la clause relative à l’obligation de figurer sur une liste du CRTC. « Il fallait retirer la clause pour éviter un scandale », dit-il au sujet de cette clause.
Le Conseil estime que la démarche du journaliste apparaît légitime et ses affirmations s’appuient sur les propos de plusieurs sources de l’industrie, ainsi que sur l’avis d’un expert, qui semblent toutes crédibles. Le prétendu conflit d’intérêts qui affligerait lesdites sources de l’industrie n’est pas une raison suffisante pour les discréditer.
Conséquemment, le Conseil juge que M. Blanchet n’a pas failli à son devoir de vérifier ses informations.
Le grief d’omission de vérifier l’information est donc rejeté.
Grief 3 : information incomplète et manque d’équilibre
Mme Delisle déplore que, d’une manière générale, le journaliste n’ait rapporté qu’une infime partie de l’ensemble de l’information qui lui a été fournie par la CSST. Elle souligne notamment que lors des échanges de courriels entre le journaliste et la porte-parole de l’organisme, cette dernière avait expliqué qu’elle ne pouvait répondre aux questions portant sur les clauses controversées, afin de préserver de l’étanchéité du processus de l’appel d’offres, toujours ouvert au moment de la requête du journaliste. Elle mentionnait également diverses mesures prises par la CSST pendant la rédaction de l’appel d’offres, préalablement à sa publication et pendant le processus, pour s’assurer de la présence de concurrents. Or, ces informations n’ont pas été publiées.
De plus, la plaignante juge que le journaliste n’a reflété qu’une partie de la réalité, en rapportant que « le porte-parole de l’organisme, Hélène Simard, a mis trois semaines pour nous répondre que la CSST “ne pouvait pas répondre spécifiquement à chacun” des points que nous avions soulevés ». Cela ne tient pas compte du fait qu’il avait été convenu verbalement entre la CSST et le journaliste que Mme Simard répondrait à son retour de vacances. La date exacte de son retour avait été communiquée au journaliste.
Mme Delisle croit par ailleurs que « le journaliste n’a pas recherché l’équilibre dans l’information rapportée », et le fait que des propos du ministre Sam Hamad, qui se portait à la défense du processus de la CSST, aient été cités dans un autre article, paru le même jour sur Internet et le lendemain dans le Journal de Montréal, ne rétablit pas l’équilibre dans le traitement de l’information. On ne peut présumer que tous les lecteurs du premier article ont pris connaissance du second, souligne la plaignante.
M. Blanchet fait valoir que la porte-parole de la CSST a fourni des renseignements généraux, que le public connaissait déjà, ce qui a motivé son choix de ne pas les publier. Les faits au coeur du reportage, soit les clauses techniques restreignant la concurrence et semblant favoriser Telus n’ont pas été commentées par la CSST, souligne le journaliste.
Il fait remarquer que le reportage tient néanmoins compte des renseignements fournis par Mme Simard, par les passages suivants : « [la CSST est] persuadée que plusieurs fournisseurs […] sont en mesure de satisfaire l’ensemble des exigences de l’appel d’offres »; « plusieurs mesures avaient été prises pour attirer la compétition, mais en vain ».
M. Blanchet note qu’un autre article publié le même jour sur le site Internet journaldemontreal.com et dans Le Journal de Montréal le lendemain mentionne les propos du ministre Sam Hamad, lesquels reprennent des éléments de réponse de la porte-parole de la CSST. M. Hamad est cité notamment à l’effet que la CSST a « consulté tous les fournisseurs potentiels », « nommé un expert indépendant pour la partie contractuelle » et « nommé un expert indépendant pour la partie technologique».
Bien qu’il admette s’être dit à l’aise avec un certain délai d’attente pour la réponse de la porte-parole de la CSST, partie en vacances, M. Blanchet souligne ne pas avoir accepté formellement un délai de trois semaines. Malgré ce délai, le journaliste rappelle que Mme Simard n’a pas répondu à ses questions, lesquelles portaient sur les critères de l’appel d’offres restreignant la concurrence et avantageant Telus.
Dans son guide de déontologie, le Conseil mentionne que « les organes de presse et les journalistes ont le devoir de livrer au public une information complète, rigoureuse et conforme aux faits et aux événements. […] L’information livrée par les médias fait nécessairement l’objet de choix. Ces choix doivent être faits dans un esprit d’équité et de justice. Ils ne se mesurent pas seulement de façon quantitative, sur la base d’une seule édition ou d’une seule émission, pas plus qu’au nombre de lignes ou au temps d’antenne. Ils doivent être évalués de façon qualitative, en fonction de l’importance de l’information et de son degré d’intérêt public ». (DERP, pp. 21-22)
Le DERP souligne également que « dans les cas où une nouvelle ou un reportage traite de situations ou de questions controversées, ou de conflits entre des parties, de quelque nature qu’ils soient, un traitement équilibré doit être accordé aux éléments et aux parties en opposition ». (p. 19)
Après examen des informations fournies par les parties et analyse des éléments contestés, le Conseil juge que le mis en cause a présenté une information équilibrée et complète. Il rappelle que même dans un dossier présentant une certaine complexité, le journaliste n’a pas d’obligation d’exhaustivité, mais doit plutôt offrir au public les éléments essentiels à la compréhension du sujet, dans le respect de la diversité des points de vue.
Le grief pour information incomplète et manque d’équilibre est donc rejeté.
Grief 4 : partialité
Mme Delisle est d’avis que le journaliste a sciemment fait le choix de ne fournir qu’une infime partie de l’information qui lui a été transmise, et qu’il fait une interprétation abusive et tendancieuse de certains faits, pour servir une hypothèse de départ biaisée, soit que la CSST a favorisé Telus dans son appel d’offres.
M. Blanchet répond que les affirmations publiées sont des faits vérifiés et appuyés par plusieurs sources.
Le guide de déontologie stipule que : « En ce qui a trait à la nouvelle et au reportage, les médias et les professionnels de l’information doivent s’en tenir à rapporter les faits et à les situer dans leur contexte sans les commenter. Quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. » (DERP, p. 26)
Afin d’établir que le journaliste a fait preuve de partialité, il faudrait montrer qu’il a commenté les faits, en émettant une opinion, par exemple. Or, le Conseil constate que dans le reportage, toutes les affirmations relativement au favoritisme à l’égard de Telus sont attribuées aux sources du journaliste. Ce dernier rapporte les faits, témoignages et points de vue de ses sources.
Le Conseil ne décèle ainsi aucune apparence de partialité. Rien ne suggère un biais de la part de M. Blanchet, qui appuie ses conclusions sur son enquête et son analyse. Quant à l’affirmation de la plaignante, qui estime que le journaliste a « sciemment » choisi ses informations, elle relève davantage du procès d’intention que du fait vérifiable.
Le grief pour partialité est donc rejeté.
Décision
Au vu de tout ce qui précède, le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de la CSST contre le journaliste Jean-Nicolas Blanchet, Le Journal de Montréal, Le Journal de Québec et journaldemontreal.com, pour les griefs d’inexactitudes, d’omission de vérifier l’information, d’information incomplète et manque d’équilibre et de partialité.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Micheline Bélanger
- Mme Micheline Rondeau-Parent
- M. Adélard Guillemette
- Mme Jackie Tremblay
Représentants des journalistes :
- M. Vincent Larouche
- M. Jonathan Trudel
Représentant des entreprises de presse :
- M. Pierre-Paul Noreau
- M. Raymond Tardif
Analyse de la décision
- C01B Objection à la prise de position
- C03B Sources d’information
- C11B Information inexacte
- C12A Manque d’équilibre
- C12B Information incomplète
- C13A Partialité