Plaignant
Mme Odile Jouanneau
Mis en cause
Mme Djemila Benhabib, blogueuse, M. Nicolas Vachon, directeur contenu et le site Internet Sympatico.ca
Résumé de la plainte
La plaignante, Mme Odile Jouanneau, reproche à Mme Djemila Benhabib du plagiat, des inexactitudes et des informations incomplètes dans neuf textes publiés entre octobre 2014 et avril 2015, sur le site Internet Sympatico.ca. Devant l’ampleur qu’aurait constitué la tâche d’examiner l’ensemble des cas soumis, et d’un commun accord avec la plaignante, le Conseil a restreint son analyse à cinq articles : 1) « Face aux naufragés de la Méditerranée, que faire? » (23 avril 2015); 2) « Vers une hausse de la rémunération des députés? » (20 avril 2015); 3) « SVP! Mettons de côté la partisanerie dans le débat sur la laïcité » (23 janvier 2015); 4) « Fondation Louis Vuitton, quelle prouesse! » (5 janvier 2015); 5) « Algérie : une fatwa contre un écrivain » (19 décembre 2014).
Analyse
Grief 1 : plagiat
Mme Jouanneau déplore que dans ces cinq articles, Mme Benhabib ait plagié intégralement ou reformulé des passages de différentes sources, en omettant de les citer.
Mme Benhabib affirme au contraire que ses sources « sont clairement identifiées; en témoignent les liens insérés dans mes chroniques ». Elle ajoute : « Ce n’est pas parce qu’on retrouve des mots et des idées pertinentes à l’actualité dans mes papiers qui expriment une communauté de pensées avec d’autres auteurs, commentateurs ou penseurs, que l’on puisse conclure pour autant qu’il s’agit là de plagiat. […] Avec cette perspective-là, plus personne n’écrira grand-chose. »
M. Nicolas Vachon, directeur contenu chez Sympatico.ca Actualités, fait valoir qu’à titre de blogueuse pigiste, cette dernière avait comme mandat de rédiger des textes d’opinion et bénéficiait pour ce faire d’une grande liberté éditoriale. M. Vachon reconnaît cependant que Mme Benhabib devait respecter les normes de la déontologie journalistique et souligne que Sympatico.ca prône le respect de ces normes.
Dans son guide de déontologie Droits et responsabilités de la presse (DERP), le Conseil fait valoir que : « Le fait qu’une information soit diffusée dans un média ne justifie en aucun cas un autre média de la copier ou de la reproduire impunément sans en mentionner la provenance ou sans l’autorisation de l’auteur. Le fait d’effectuer des modifications à un texte original ne permet pas non plus de se l’attribuer. Non seulement la Loi sur le Droit d’auteur le réprouve, mais c’est là aussi une question d’éthique professionnelle. »
La précision suivante est particulièrement pertinente au cas présent : « Ce qui précède s’applique tout autant à la pratique du journalisme sur le réseau Internet ou lorsque les médias de type traditionnel et les professionnels de l’information qui y œuvrent utilisent comme source l’information que les journaux et les magazines diffusent sur Internet. » (p. 34)
Le Conseil a entièrement repris l’analyse réalisée par la plaignante, repéré les sources de la chroniqueuse sur Internet et réévalué l’ampleur du plagiat ou des paraphrases d’auteurs non cités dans ses textes.
Il est à noter qu’en raison de la fermeture de la section « Opinion » du site Sympatico.ca et du retrait des articles qui s’y trouvaient, incluant ceux de Mme Benhabib, le Conseil a utilisé des versions électroniques des articles, sauvegardées par la plaignante. Les liens hypertextes étaient toujours visibles et fonctionnels dans ces versions des articles.
Dans tous les articles analysés, le Conseil a constaté, à divers degrés, du plagiat sous la forme de passages reproduits mot à mot ou reformulés à partir de diverses sources, soit des quotidiens en ligne, des auteurs littéraires ou des chercheurs et intellectuels : 1) « Face aux naufragés de la Méditerranée, que faire? » (sources : Le Monde; Le Courrier international; Bessi, Sophie 2013); 2) « Vers une hausse de la rémunération des députés? » (source : Journal de Montréal); 3) « SVP! Mettons de côté la partisanerie dans le débat sur la laïcité » (sources : Haenni, Patrick, 2003; Le Point); 4) « Fondation Louis Vuitton, quelle prouesse! » (sources : articles du journal Le Figaro); 5) « Algérie : une fatwa contre un écrivain » (sources : von Goethe, Johann Wolfgan, 1861; Adler, Laure, 2005; Jaurès, Jean, 1931; Sartre, Jean-Paul, 1948).
Dans tous les cas, les passages n’étaient pas entre guillemets, les sources n’étaient pas identifiées, et aucun lien ne menait à ces sources.
Le Conseil juge que le repiquage et les reformulations constatées sont bel et bien du plagiat. Cela est sans équivoque pour les passages empruntés mot à mot. Quant aux passages paraphrasés, ils constituent également du plagiat, puisque le fait de modifier un texte original ne permet pas de se l’attribuer, comme cela est clairement indiqué dans le guide de déontologie du Conseil.
Contrairement à ce qu’affirme la mise en cause, le Conseil estime qu’il est tout à fait possible de s’inspirer des « mots et des idées pertinentes à l’actualité » sans pour autant s’approprier indûment ces mots et ces idées. Citer ses sources est une des responsabilités cardinales des journalistes et repiquer ou reformuler des passages d’un texte sans le faire constitue incontestablement du plagiat.
En conséquence, le grief de plagiat est retenu.
Grief 2 : inexactitudes
Mme Jouanneau relève des inexactitudes dans trois des cinq articles de Mme Benhabib.
Dans son guide de déontologie, le Conseil rappelle que : « Quel que soit l’angle de traitement retenu pour une nouvelle ou un reportage, les médias et les journalistes doivent transmettre une information qui reflète l’ensemble d’une situation et le faire avec honnêteté, exactitude et impartialité. » (DERP, p. 26)
2.1 Inexactitudes dans l’article : « Vers une hausse de la rémunération des députés »
Dans cet article, la plaignante vise trois passages.
Dans le premier passage, Mme Benhabib réagit à un article de La Presse, dont elle reprend des éléments : « Le salaire de nos élus passerait alors de 88 000 à 136 000 $. Et ce, dans les meilleurs délais, c’est-à-dire avant la longue pause des vacances d’été. » Mme Jouanneau précise que ce que le gouvernement a l’intention de réaliser avant l’été est le dépôt du projet de loi et non la hausse de salaire des élus.
Dans le second passage : « Notre gouvernement est un adepte de la manière forte : le bâillon et l’a même démontré à plus d’une reprise. », Mme Jouanneau fait valoir que « l’expression “à plus d’une reprise” […] semble vouloir dire “plus que deux” ». Si c’est le cas, l’information est inexacte, puisque le gouvernement du Québec avait fait appel au bâillon deux fois, au moment de la publication de l’article, selon la plaignante.
Dans le troisième passage : « Mais au passage, il empoche 1,3 milliard $ de Hydro-Québec. », Mme Jouanneau relève que le pronom « il » désigne le premier ministre Philippe Couillard, mentionné dans la phrase précédente. Il est inexact d’affirmer que M. Couillard empoche la somme indiquée, fait valoir la plaignante.
Relativement aux griefs formulés par la plaignante pour cet article, Mme Benhabib réplique que Mme Jouanneau « défend le Parti libéral et les coupes du gouvernement Couillard ».
Après avoir vérifié les éléments mis en lumière par Mme Jouanneau et analysé les passages soumis à son attention, le Conseil est arrivé à des conclusions différentes de celles de la plaignante.
Pour le premier passage, le Conseil juge que l’utilisation du conditionnel, ainsi que le point d’interrogation dans le titre ─ « Vers une hausse de la rémunération des députés? » ─ constituaient des précautions suffisantes, de la part de la chroniqueuse, pour que ses affirmations demeurent une interprétation admissible des faits.
Pour le second passage, le Conseil est d’avis que l’expression « à plus d’une reprise » veut dire « plus d’une fois ». Conséquemment, l’affirmation de Mme Benhabib n’était pas inexacte.
Pour le troisième passage, le Conseil estime qu’il serait abusif d’interpréter la phrase de Mme Benhabib à l’effet que M. Couillard a empoché personnellement la somme indiquée. Conséquemment, la chroniqueuse n’a pas commis d’inexactitude.
Au vu de ce qui précède, le grief d’inexactitudes est rejeté pour cet article.
2.2 Inexactitudes dans l’article : « Fondation Louis Vuitton, quelle prouesse! »
Dans cet article, Mme Jouanneau vise deux passages.
Dans le premier passage : « sa Fondation pour la création et l’art contemporain lancée en 2006 s’investit dans l’architecture : une tradition familiale », Mme Jouanneau soutient qu’il est inexact de parler de « tradition familiale » depuis les années 1980, puisque Bernard Arnault, « actionnaire majoritaire du groupe LVMH [depuis 1989] qui a créé la fondation est un milliardaire n’ayant aucun lien de parenté avec la famille Vuitton. »
Dans le second passage : « Ce chef d’œuvre dédié à l’art contemporain, inauguré le 27 octobre dernier en présence de 500 journalistes venus du monde entier », Mme Jouanneau relève que l’inauguration a eu lieu le 20 octobre 2014, et non le 27 octobre 2014, jour de l’ouverture publique.
La mise en cause n’a pas répliqué à ces points soulevés par la plaignante.
Après avoir vérifié les éléments mis en lumière par Mme Jouanneau et analysé les passages soumis à son attention, le Conseil est arrivé à des conclusions différentes de celles de la plaignante.
Pour le premier passage, le Conseil estime qu’on peut interpréter la notion de tradition familiale au sens plus large, d’autant que la création architecturale est une préoccupation qui s’est poursuivie jusqu’à ce jour pour la Maison Vuitton. En font foi les nombreux bâtiments et boutiques portant la signature d’architectes et designers de renom, inaugurés au cours des dernières années, notamment à Nagoya et Tokyo (Japon), Singapore, Shanghai, Taïpei, et Hong Kong. Dans ce contexte, l’affirmation de Mme Benhabib n’était pas inexacte.
Pour le second passage, il est mentionné, dans le rapport annuel du Groupe Louis Vuitton 2014 que l’inauguration de la Fondation « se déploie en plusieurs temps », de l’automne 2014 au printemps 2015, à travers divers événements, dont l’ouverture. À la lumière de ce fait, l’affirmation de Mme Benhabib n’était pas inexacte.
Le grief d’inexactitudes est donc rejeté pour cet article.
2.3 Inexactitude dans l’article : « Algérie : une fatwa contre un écrivain »
Relativement au passage : « Camus disait que le seul rôle véritable de l’homme, né dans un monde absurde, était de vivre, d’avoir conscience de sa vie, de sa révolte, de sa liberté. », Mme Jouanneau note que la citation est de Faulkner, et non de Camus.
La mise en cause n’a pas répliqué à ce point soulevé par la plaignante.
Les recherches du Conseil ont permis de retrouver la source de ce passage, qui provient effectivement d’un texte de William Faulkner, intitulé « L’Âme qui s’interroge », publié dans un recueil intitulé Hommage à Albert Camus (Nouvelle Revue française, Éditions Gallimard, février 1960, p. 537). La citation attribuée à Camus par Mme Benhabib est effectivement de Faulkner. Mme Behnabib a donc commis une faute d’inexactitude en attribuant une citation au mauvais auteur.
Le grief d’inexactitude est donc retenu pour cet article.
Au vu de tout ce qui précède, le grief d’inexactitude est retenu pour l’article « Algérie : une fatwa contre un écrivain ».
Grief 3 : information incomplète
Dans l’article : « Vers une hausse de la rémunération des députés », Mme Jouanneau estime que Mme Benhabib aurait dû mentionner les aspects défavorables, pour les élus, d’un éventuel projet de loi leur accordant une hausse salariale.
Dans l’article : « SVP! Mettons de côté la partisanerie dans le débat sur la laïcité », Mme Jouanneau estime que Mme Benhabib aurait dû expliciter davantage l’idée qu’elle présente à l’effet que la pauvreté, le chômage et le manque d’éducation ne sont plus des variables valides pour expliquer la radicalisation. La plaignante est également d’avis que la chroniqueuse aurait dû, par exemple, aborder les variables que sont le « cumul d’expériences négatives », la « vulnérabilité sociétale » et la « désorganisation sociale ».
Dans l’article : « Fondation Louis Vuitton, quelle prouesse! », Mme Jouanneau juge que Mme Benhabib n’aurait pas dû passer sous silence des éléments de contexte qui auraient nuancé l’idée que le bâtiment de la Fondation Louis Vuitton est un « généreux cadeau » à la France.
La mise en cause n’a pas répliqué à ces points soulevés par la plaignante.
Dans son guide de déontologie, le Conseil précise que : « Les organes de presse et les journalistes ont le devoir de livrer au public une information complète, rigoureuse et conforme aux faits et aux événements. » (DERP, p. 21)
Il est toutefois également mentionné que « la façon de présenter et d’illustrer l’information relèvent du jugement rédactionnel et demeurent des prérogatives des médias et des professionnels de l’information ». (DERP, p. 13)
Le Conseil estime que les informations jugées manquantes par la plaignante n’étaient pas essentielles pour la compréhension du lecteur. Mme Benhabib avait la prérogative de choisir l’angle de traitement de ses textes et, aux yeux du Conseil, elle a livré une information complète, tout en exerçant sa liberté et son jugement rédactionnels.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Mme Odile Jouanneau et blâme sévèrement Mme Djemila Benhabib et Sympatico.ca pour les griefs de plagiat et d’inexactitude. La répétition du plagiat dans les différents articles de Mme Benhabib, une faute jugée grave par le comité des plaintes, motive la décision du Conseil de blâmer sévèrement la blogueuse. Cependant, le grief d’information incomplète est rejeté.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 9.2)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
- Mme Micheline Bélanger
- M. Paul Chénard
- Mme Jackie Tremblay
Représentants des journalistes :
- M. Marc-André Sabourin
- M. Jonathan Trudel
Représentants des entreprises de presse :
- M. Pierre-Paul Noreau
- M. Raymond Tardif
Analyse de la décision
- C11B Information inexacte
- C12B Information incomplète
- C23G Plagiat/repiquage