Plaignant
Keysha Dieudonné
Dorothy Armand-Lima
Valérie Louis-Charles
Sandra Bastiany
14 plaintes en appui
Mis en cause
Luc Ferrandez, chroniqueur
L’émission « Puisqu’il faut se lever »
Station radiophonique 98,5 FM
Cogeco Média
Résumé de la plainte
Keysha Dieudonné, Dorothy Armand-Lima, Valérie Louis-Charles, Sandra Bastiany ainsi que 14 plaignants en appui portent plainte les 12, 13 et 14 mai 2020 au sujet de l’intervention du chroniqueur Luc Ferrandez à l’émission « Puisqu’il faut se lever » du 12 mai 2020 sur la station radiophonique montréalaise 98,5 FM. Les plaignants déplorent de la discrimination. Le grief de partialité et la demande d’excuses ne sont pas traités (voir les derniers paragraphes avant la conclusion).
CONTEXTE
Dans le cadre de l’émission « Puisqu’il faut se lever » animée par Paul Arcand, les chroniqueurs Alexandre Taillefer et Luc Ferrandez commentent la nomination de Dominique Anglade comme cheffe du Parti libéral du Québec. Les deux chroniqueurs analysent les forces et les faiblesses de Mme Anglade ainsi que les défis qu’elle et son parti devront affronter.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEF DES PLAIGNANTES
Grief 1 : discrimination
Principe déontologique applicable
Discrimination : « (1) Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si Luc Ferrandez a fait preuve de discrimination en entretenant des préjugés envers la communauté haïtienne dans l’extrait radio suivant :
« Un petit point sur, un petit point ben sensible, Alexandre, tu me donnes la chance, je vais le faire, ça va prendre juste une minute. C’est la question d’une femme haïtienne. Moi, je suis très très très content qu’elle soit haïtienne. J’espère que les Haïtiens vont en tirer une grande fierté. Pis, ça fait chaud au cœur à la communauté de voir qu’un des siens parce qu’il y a beaucoup d’Haïtiens intellectuels, de forte éducation, etc. qui ont progressé dans la société, mais ça s’est pas rendu jusqu’en haut de l’État, donc très très très content. Mais il ne faudrait pas qu’elle joue la carte haïtienne par exemple dans toute sa grandeur parce que c’est une fille élevée à Cartierville qui a toujours été proche de l’establishment. Ce n’est pas une fille de Montréal-Nord qui a travaillé dans les groupes communautaires. Alors, attention à la soupe de mots, encore là. À ne pas se présenter comme l’immigrante haïtienne de base, représentante des personnes qui ont un salon de coiffure sur Saint-Michel. C’est pas ça. C’est une fille qui a été élevée, qui a été la porte ouverte de l’establishment, du Parti libéral, de Montréal International, de la CAQ et élevée dans la soie, c’est pas pareil. »
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de discrimination.
Analyse
Les termes de l’extrait spécifiquement visé par les plaignantes sont les suivants:
- « Mais il ne faudrait pas qu’elle [Dominique Anglade] joue la carte haïtienne, par exemple, dans toute sa grandeur parce que c’est une fille élevée à Cartierville, qui a toujours été très proche de l’establishment. »
- « Ce n’est pas une fille de Montréal-Nord qui a travaillé dans les groupes communautaires. »
- « À ne pas se présenter comme l’immigrante haïtienne de base représentant des personnes qui ont des salons de coiffure sur Saint-Michel. »
- « C’est une fille qui a été élevée, qui a été la porte ouverte de l’establishment, du Parti libéral, de Montréal International, de la CAQ et élevée dans la soie, c’est pas pareil. »
Selon les plaignantes, le chroniqueur « alimente les préjugés face à la communauté haïtienne de Montréal » et véhicule des stéréotypes envers les résidents du quartier. L’une d’entre elles estime que M. Ferrandez « aurait simplement pu défendre que Dominique Anglade est une femme de Cartierville et est éduquée qui a grandi proche de “l’establishment” sans avoir à mentionner la différence avec les autres ». Une autre plaignante considère que lorsque le chroniqueur « fait référence à madame Anglade disant qu’elle ne doit pas jouer la carte de “l’Haïtienne de base”, car elle est née à Cartierville, qu’elle a été élevée dans la “soie”. Cela sous-entend que les Haïtiens “de base” comme il dit, qui vivent à Saint-Michel ou Montréal-Nord ne peuvent pas arriver au niveau de madame Anglade. »
Le représentant des mis en cause, Pierre Martineau, vice-président chez Cogeco Média, estime qu’on ne peut pas accuser le chroniqueur « de racisme ou d’avoir voulu entretenir des préjugés après qu’il ait tenu tant de propos élogieux (…) à l’endroit de madame Anglade pendant cette chronique ». Il soumet à cet effet les propos qui ont été tenus avant l’extrait visé par les plaintes : « Monsieur Ferrandez a ouvertement questionné la position de madame Anglade sur l’environnement, mais il a reconnu et je cite : “que c’est une personne capable de sensibilité, je l’ai rencontrée, tu as envie de l’écouter et elle a l’air loyale. Ça vaut de l’or en politique et sa nomination va permettre au PLQ d’évoluer”. La discussion a ensuite porté sur la capacité du PLQ à performer en dehors de l’île de Montréal et à recruter des candidats de choix alors que les sondages démontrent clairement que le parti risque de se retrouver dans l’opposition à l’issue du prochain scrutin. Monsieur Ferrandez a poursuivi en disant et je cite : “Je suis très content qu’elle soit Haïtienne et j’espère que les Haïtiens vont en tirer une grande fierté… beaucoup d’intellectuels haïtiens ont bien progressé au Québec, mais ne se sont pas rendus à la tête de l’État”. »
M. Martineau fait également valoir que M. Ferrandez « a conclu en référant au fait que madame Anglade a été élevée dans un milieu aisé et que son parcours n’est pas représentatif de l’ensemble des immigrants haïtiens du Québec qui vivent une réalité bien différente de la sienne et il a questionné sa capacité à bien représenter l’ensemble de la communauté […] Il est exact que monsieur Ferrandez a voulu illustrer son propos en soulignant que certains Haïtiens de Montréal font du travail communautaire à Montréal-Nord et que d’autres tiennent des salons de coiffure dans le quartier Saint-Michel. Toutefois, il s’agissait ici simplement d’une image soutenant un argumentaire pour préciser la différence de milieu de vie et de parcours entre madame Anglade et la majorité de la communauté. Il n’y avait pas non plus d’intention réductrice quant à la capacité des Haïtiens de progresser au Québec, car il a lui-même souligné que plusieurs réussissent à atteindre des postes prestigieux. Le fait qu’une femme haïtienne devienne chef de parti est tout de même une première, et c’est ce qu’il voulait faire ressortir. »
Le Conseil comprend que plusieurs personnes aient pu être choquées par les propos de Luc Ferrandez. Cependant, bien que ses propos aient pu heurter des auditeurs par leur manque de délicatesse, au sens déontologique de la discrimination, on ne constate pas de préjugés envers la communauté haïtienne dans les extraits visés par les plaintes. À l’écoute du segment radiophonique, le Conseil constate que M. Ferrandez tentait d’illustrer, bien que maladroitement, une certaine réalité socio-économique.
Cette réalité socio-économique est celle d’un grand nombre de Montréalais d’origine haïtienne qui habitent à Montréal-Nord. L’arrondissement de Montréal-Nord comporte, en effet, la plus grande concentration d’immigrants d’origine haïtienne au pays. (Sources : Immigrantquebec.com et pafeme) Le répertoire sociodémographique des arrondissements de Montréal (Source : Ville de Montréal) démontre que le revenu moyen des habitants de Montréal-Nord est d’environ la moitié de la moyenne montréalaise. Il n’y a donc pas de préjugé à évoquer les conditions plus modestes dans lesquelles vivent beaucoup de Montréalais d’origine haïtienne, même si elles ne s’appliquent certainement pas à tous, comme le précise d’ailleurs le chroniqueur. M. Ferrandez ne laisse pas entendre que tous les membres de la communauté haïtienne travaillent dans des centres communautaires de Montréal-Nord ou des salons de coiffure du boulevard Saint-Michel. Il cite ces exemples pour illustrer la différence avec le milieu d’où vient Mme Anglade.
M. Ferrandez conclut son argumentaire en affirmant que Dominique Anglade « n’est pas l’immigrante haïtienne de base », une expression utilisée dans le contexte du direct qui était maladroite, certes, mais qui semblait vouloir illustrer la différence socio-économique entre le quartier plus aisé dans lequel a grandi Dominique Anglade et celui de Montréal-Nord. Par ailleurs, M. Ferrandez n’avance pas, comme l’interprète une plaignante, que ceux qui vivent à Montréal-Nord ne peuvent pas « arriver au niveau de madame Anglade ».
Dans la décision antérieure D2017-08-099(2), le Conseil a fait valoir que « même si les propos de l’animateur peuvent heurter certains auditeurs, celui-ci pose des questions et évoque des hypothèses sur la situation des migrants, sans pour autant susciter ou attiser la haine ou le mépris, encourager à la violence ou entretenir des préjugés par rapport à un groupe en particulier. Le Conseil a aussi rappelé qu’un « journaliste d’opinion dispose d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte ». Cette latitude s’applique également à Luc Ferrandez, dans le cas présent, alors qu’il tente d’expliquer, certes avec une image caricaturale et le ton direct qu’on lui connaît, que Mme Anglade n’a pas grandi dans l’environnement modeste que connaissent tant d’immigrants d’origine haïtienne.
Griefs non traités : partialité et demande d’excuses
L’une des plaignantes déplorait de la partialité de la part du chroniqueur. Ce grief n’a pas été traité puisque Luc Ferrandez pratique le journalisme d’opinion et que ce genre journalistique n’est pas soumis au principe d’impartialité, comme l’indique l’article 10.2 du Guide de déontologie.
Une autre plaignante demandait que le chroniqueur présente des excuses. Cette demande n’a pas été traitée parce que le rôle du Conseil se limite à déterminer si les journalistes et les médias ont commis des fautes déontologiques, il n’impose pas la façon dont devrait être corrigé un manquement, s’il y en avait un.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Keysha Dieudonné, Dorothy Armand-Lima, Valérie Louis-Charles, Sandra Bastiany ainsi que 14 plaignants en appui visant Luc Ferrandez, le 98,5 FM et Cogeco Média concernant le grief de discrimination.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Richard Nardozza, président du comité des plaintes
Renée Lamontagne
Représentants des journalistes :
Simon Chabot-Blain
Lisa-Marie Gervais
Représentants des entreprises de presse :
Éric Grenier
Yann Pineau