Plaignant
Karen Ricard
Mis en cause
Maxime Deland, photojournaliste
Le Journal de Montréal
Compte Twitter @MaxDelandQMI
Résumé de la plainte
Le 24 mars 2020, Karen Ricard dépose une plainte au sujet de photographies accompagnant l’article « Récalcitrant et en détresse : un homme avec les signes de virus refusait d’être pris en charge au centre-ville » et diffusées sur le compte Twitter du photojournaliste Maxime Deland, le 24 mars 2020. La plaignante vise aussi une autre série de photos diffusées sur le compte Twitter de Maxime Deland. Elle déplore un non-respect de la vie privée et de la dignité et du sensationnalisme.
CONTEXTE
Le 23 mars 2020, la première clinique de dépistage sans rendez-vous de la COVID-19 est mise sur pied à la place des Festivals, à Montréal. Les gens pouvaient aller s’y faire tester à pied ou en voiture.
Les photographies ciblées par la plainte accompagnent un article publié sur le site web du Journal de Montréal et font l’objet de messages tweets (ou « gazouillis ») de la part de Maxime Deland. L’article rapporte qu’un homme avec des symptômes de COVID-19 qui se trouve à la nouvelle clinique sans rendez-vous de dépistage refuse de se faire prendre en charge par les ambulanciers pour se rendre à l’hôpital. Après s’être « senti mal » dans la file du triage, l’homme s’est éloigné de la clinique de la rue Sainte-Catherine et s’est arrêté en raison d’une quinte de toux. Les policiers, déjà à la recherche de cet homme en raison d’un appel au 911, ont réussi à le convaincre d’aller à l’hôpital. Sur les photos qui accompagnent cet article, on voit l’homme se faire interpeller par différents policiers et se faire transporter sur une civière en y étant attaché.
D’autres photos visées par la plaignante ont été publiées sur le compte Twitter de Maxime Deland, dans le cadre de sa couverture journalistique de l’événement. On peut y voir des gens qui portent un masque en voiture ou circulant à la place des Festivals afin de s’y faire tester.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DE LA PLAIGNANTE
Grief 1 : non-respect de la vie privée et de la dignité
Principes déontologiques applicables
Protection de la vie privée et de la dignité : « (1) Les journalistes et les médias d’information respectent le droit fondamental de toute personne à sa vie privée et à sa dignité. (2) Les journalistes et les médias d’information peuvent privilégier le droit du public à l’information lorsque des éléments de la vie privée ou portant atteinte à la dignité d’une personne sont d’intérêt public. » (article 18 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Illustrations, manchettes, titres et légendes : « Le choix et le traitement des éléments accompagnant ou habillant une information, tels que les photographies, vidéos, illustrations, manchettes, titres et légendes, doivent refléter l’information à laquelle ces éléments se rattachent. » (article 14.3 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si Maxime Deland et Le Journal de Montréal ont manqué au respect de la vie privée et/ou de la dignité des personnes photographiées.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de non-respect de la vie privée et de la dignité.
Analyse
La plaignante soutient que les photos publiées dans Le Journal de Montréal et sur le compte Twitter de Maxime Deland constituent une atteinte au droit à la vie privée et à la dignité des personnes photographiées : « Certaines de ces photos ont été faites à la clinique de dépistage du coronavirus au métro Place-des-Arts, clinique qui, bien qu’elle soit en plein air, devrait être considérée comme un hôpital, soit un lieu où l’on a droit à la confidentialité du dossier médical (les photoreporters n’ont quand même pas le droit d’entrer dans un hôpital ou une clinique et de photographier des patients ou gestes médicaux pour les publier ensuite sans consentement à ce que je sache). »
Lorsque le Conseil analyse un grief de manque de respect de la vie privée et de la dignité, il doit d’abord déterminer si les personnes qui font l’objet du traitement journalistique sont identifiables aux yeux du public. Si elles le sont, il faut ensuite évaluer quels sont les éléments de sa vie privée ou portant atteinte à sa dignité qui sont présentés dans le reportage. Finalement, il faut déterminer si le média pouvait privilégier le droit du public à l’information parce que ces éléments étaient d’intérêt public dans le contexte du reportage.
Dans le cas présent, les personnes photographiées ne sont pas identifiables pour le grand public, car ces images ne permettent pas à elles seules d’identifier un individu en particulier.
L’homme en détresse
La plaignante cible deux séries d’images. La première, celle qui présente l’homme refusant de se faire prendre en charge par les ambulanciers, est publiée dans un article du Journal de Montréal et dans un tweet de Maxime Deland, qui va comme suit : « #Coronavirus : Les services d’urgence sont intervenus un peu avant l’heure du dîner auprès d’un homme de 59 ans possiblement atteint de la #COVID-19 qui toussait abondamment et qui semblait en douleur au centre-ville de Mtl. L’homme a été transporté à l’hôpital en ambulance. »
L’homme sur les photos prises à l’extérieur de la clinique porte un masque chirurgical couvrant la moitié de son visage, ainsi qu’une casquette. Il n’y a en outre pas de caractéristiques physiques particulières qui le démarquent. Dans sa réplique au Conseil, Maxime Deland, qui précise répondre en son nom personnel, ajoute que « cette intervention se déroulait dans un lieu public, en plein cœur du centre-ville de Montréal ».
Afin qu’une personne soit jugée identifiable aux yeux du public, il faut certains éléments, ou une combinaison d’éléments, qui l’identifient clairement. Cela pourrait être, par exemple, son nom, son prénom et son âge, un gros plan de son visage découvert, sa voix, sa profession et son lieu de travail, son adresse résidentielle, ou d’autres éléments qui, seuls ou combinés, lui sont propres et l’identifient. Aucun élément de ce genre au sujet de cet homme n’est présent dans l’article en question.
Les autres personnes photographiées à l’extérieur de la clinique
La deuxième série de photos est publiée sur le compte Twitter de Maxime Deland, avec les tweets suivants :
- « #COVID-19 : Pour la deuxième journée consécutive, la clinique de dépistage sans rendez-vous est prise d’assaut par des centaines de personnes potentiellement infectées à la Place des festivals, à Montréal. »
- « #COVID-19 à Montréal : La Place des festivals transformée en gigantesque clinique sans rendez-vous de dépistage du #coronavirus ».
Dans cette deuxième série de photos, la majorité des images sont prises de loin et les gens se trouvent au second plan. Certaines photos montrent des gens assis dans leur véhicule, où l’effet de la photo dans les vitres de voiture rend leurs images floues. Les personnes photographiées sont toutes masquées. Par ailleurs, puisque la clinique se situe à l’extérieur, elles portent toutes des vêtements d’hiver qui cachent encore davantage leur visage.
Le reportage ne contient pas d’éléments spécifiques comme des noms, des adresses, ou autres, qui permettraient d’identifier ces gens. Ces photos à elles seules ne permettent pas au public de les identifier.
Le Conseil a déjà retenu des griefs de manque de respect de la vie privée, dans des cas où le sujet était clairement identifiable. Par exemple, dans le dossier D2015-08-016, un grief de manque de respect de la vie privée a été retenu parce que la journaliste avait donné les raisons médicales du congé maladie d’un policier, qui était identifié par son nom complet, son âge, et son adresse. Elle mentionnait aussi le nom de son employeur et son poste. Le comité a jugé que ces informations médicales n’étaient pas utiles pour comprendre le sujet. En l’absence d’intérêt public, ces informations médicales n’avaient pas à être divulguées.
Dans le cas présent, les images publiées montrent donc des personnes masquées et la plupart ont été prises de loin et sont floues et aucune information ne permet au grand public de les identifier. Dans le dossier D2019-04-059, le Conseil a aussi rejeté un grief d’atteinte à la vie privée dans la publication d’une photo, car il jugeait que la plaignante n’était pas identifiable. La plaignante déplorait qu’une photo d’elle ait été « prise à son insu » et que « personne ne l’ait consultée avant de la publier ». La photo présentait cinq personnes attablées dans un bar, dans le coin en bas et à gauche de la photo. Le peu de contraste permettait à peine de voir ces personnes, mais la plaignante s’est reconnue comme étant l’une d’entre elles. Loin d’être le sujet principal de la photo, les personnes qui y figuraient semblent presque faire partie du décor. Des clients qui passent un moment dans un lieu ouvert au public peuvent d’ailleurs s’attendre à être vus par d’autres personnes. En aucun cas, la plaignante n’était nommée ou citée, ni dans le texte ni dans la légende de la photo.
Comme l’explique cette décision, « il est possible qu’une personne se reconnaisse elle-même sur une photo, reconnaissant le lieu où elle se trouvait, ou que l’un de ses proches la reconnaisse. Cela n’est pas considéré comme une atteinte à sa vie privée au regard de la déontologie journalistique. À cet effet, plusieurs décisions antérieures du Conseil précisent que pour conclure qu’un média a identifié une personne, elle doit être reconnaissable aux yeux du lecteur de l’article, le grand public ».
La plaignante soulève également la question du consentement des personnes photographiées, estimant que la prise de photos a été réalisée « de toute évidence à leur insu ». Dans sa réplique au Conseil, le photojournaliste soutient que ce que Karen Ricard allègue est « faux » : « Après avoir fait les photos, je me suis approché de certains d’entre eux pour les aviser que j’étais photographe de presse à l’Agence QMI. Par contre, il est vrai que certains se sont éloignés, sans que je puisse les aborder. Il faut comprendre que dans le contexte de la pandémie, plusieurs personnes faisaient preuve de méfiance et ne se laissaient pas approcher par des inconnus. Mais sur toutes les photos, les gens sont masqués et ne sont donc pas identifiables. »
Le photojournaliste souligne que « ces photos étaient hautement d’intérêt public au moment où elles ont été prises. On se retrouvait alors au début d’une crise mondiale qui touchait tout le Québec et particulièrement la région de Montréal. Le rôle qu’ont joué les médias dans la couverture de cette crise était (et demeure) essentiel. L’annonce de l’ouverture d’une clinique de dépistage de la COVID-19 à la place des Festivals avait été largement médiatisée et publicisée. Il allait de soi que les médias se rendent sur place et qu’ils prennent des images de l’engouement suscité par cette clinique ». Ces explications apportent un éclairage pertinent sur le contexte de la prise de photos, cependant, l’intérêt public de publier les photos de ces personnes n’a même pas à être analysé dans ce cas-ci puisque les personnes ne sont pas identifiables à la base.
Au-delà de l’identification d’une personne dans un texte par des informations personnelles, les questions de vie privée et du droit à l’image sont complexes. Les tribunaux se penchent sur ces questions au sens de la Loi. Le Conseil, dont la mission est de défendre la liberté de presse et le droit du public à une information de qualité, ne se penche pas sur le respect de la vie privée et de la dignité au sens de la Loi, mais au sens de la déontologie journalistique. Dans le présent dossier, la plaignante réfère, dans ses arguments, à un jugement de la Cour suprême connu sous le nom de l’affaire Duclos (le jugement Aubry c. Éditions Vice-Versa inc.), qui porte sur le droit à l’image d’une femme qui a été prise en photo, seule et à visage découvert, sur la couverture d’une revue à vocation artistique, à son insu. Même s’il s’agissait de contenu artistique et non de contenu journalistique, cette décision est parfois amenée par les plaignants au Conseil de presse. C’est pourquoi il est important de rappeler que le Conseil ne prétend pas se substituer à un tribunal et que ses avis portent uniquement sur la déontologie journalistique afin d’assurer au public une information de qualité.
Grief 2 : sensationnalisme
Principes déontologiques applicables
Sensationnalisme : « Les journalistes et les médias d’information ne déforment pas la réalité, en exagérant ou en interprétant abusivement la portée réelle des faits et des événements qu’ils rapportent. » (article 14.1 du Guide)
Illustrations, manchettes, titres et légendes : « Le choix et le traitement des éléments accompagnant ou habillant une information, tels que les photographies, vidéos, illustrations, manchettes, titres et légendes, doivent refléter l’information à laquelle ces éléments se rattachent. » (article 14.3 du Guide)
Le Conseil doit déterminer si le photojournaliste Maxime Deland a fait preuve de sensationnalisme dans la série de photos diffusées sur Twitter lors de sa couverture de l’événement.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de sensationnalisme.
Analyse
La plaignante indique les « photos comportent une forte part de sensationnalisme au mépris des droits fondamentaux » des personnes photographiées. Elle soutient que « ce n’est plus de la “photographie de presse” comme apport à l’information : c’est de la prédation ».
Tel qu’inscrit dans le Guide, le sensationnalisme implique une déformation des faits, une exagération abusive ou une interprétation qui ne représente pas la réalité. Karen Ricard n’explique pas en quoi ces photos cadrent dans cette définition du sensationnalisme au sens de la déontologie journalistique.
Les deux séries de photos ne déforment pas la réalité; elles contribuent au contraire à documenter ce qui se passait à ce moment critique de la pandémie de COVID-19. Le Québec se retrouvait au début d’une crise mondiale qui touchait particulièrement la région de Montréal, comme le souligne d’ailleurs Maxime Deland dans sa réplique, indiquant comprendre que Mme Ricard puisse avoir été « choquée » par les photos. Il soutient que « le rôle qu’ont joué les médias dans la couverture de cette crise était (et demeure) essentiel. L’annonce de l’ouverture d’une clinique de dépistage de la COVID-19 à la Place des festivals avait été largement médiatisée et publicisée. Il allait de soi que les médias se rendent sur place et qu’ils prennent des images de l’engouement suscité par cette clinique ». En effet, ces images étaient d’intérêt public au moment où elles ont été prises.
En ce qui concerne plus précisément les photos de l’homme présentant des symptômes de la COVID-19, Maxime Deland soutient que « ces photos étaient également d’intérêt public. De nombreux policiers sont intervenus, tout comme les ambulanciers […] Toutes [l]es photos ont été faites dans un contexte de pandémie, dans des circonstances […] exceptionnelles et hautement d’intérêt public. D’ailleurs, c’est justement le rôle d’un photoreporter d’illustrer à quel point cette crise est venue bouleverser le quotidien des gens ordinaires, des policiers, des ambulanciers, des travailleurs de la santé, etc. »
Le Conseil estime également que ces images présentent une réalité qui peut être difficile, mais qu’elles ne sont pas sensationnalistes pour autant.
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse, en ne répondant pas à la présente plainte. Toutefois, Maxime Deland a répondu au Conseil qui, bien entendu, a tenu compte de ses explications dans l’analyse du dossier.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Karen Ricard contre Maxime Deland et Le Journal de Montréal concernant les griefs de non-respect de la vie privée et de la dignité et de sensationnalisme.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
François Aird
Représentants des journalistes :
Simon Chabot-Blain
Lisa-Marie Gervais
Représentants des entreprises de presse :
Jed Kahane
Yann Pineau