Plaignant
Matthieu Willems
Mis en cause
Patrick Lagacé, chroniqueur
La Presse
Résumé de la plainte
Matthieu Willems dépose une plainte le 5 septembre 2020 au sujet de la chronique « Parlons de la classe en ligne asynchrone » de Patrick Lagacé publiée sur le site Internet lapresse.ca, le 30 août 2020. Le plaignant déplore un manque d’équité.
CONTEXTE
Dans la chronique, « “Présentiel”, ce mot pestilentiel » publiée le 16 août 2020, Patrick Lagacé déplorait l’utilisation de termes relevant du jargon. Il pointait l’usage de plus en plus fréquent du mot « présentiel ». Il critiquait également l’emploi du terme « asynchrone » : « Et un cours en ligne asynchrone, c’est quoi? C’est en différé, donc, le cours est enregistré et l’étudiant peut le regarder quand il le désire, un peu comme un film en VHS… »
À la suite de cette chronique, M. Willems a contacté Patrick Lagacé afin de demander un rectificatif. Il faisait valoir qu’« un cours asynchrone n’est pas du tout un cours enregistré ». Il a également transmis par courriel une demande de rectificatif à cinq membres de la direction de La Presse. Dans ce message, Matthieu Willems présentait « un dialogue imaginaire entre un père et son fils en secondaire 5 par exemple, inspiré d’un paragraphe erroné d’une chronique de Patrick Lagacé ».
Dans la chronique mise en cause, publiée deux semaines plus tard, Patrick Lagacé présente d’autres exemples de jargon qui lui ont été soumis par des lecteurs. Il revient également sur le mot « asynchrone » et fait état du courriel envoyé par le plaignant.
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEF DU PLAIGNANT
Grief 1 : manque d’équité
Principe déontologique applicable
Équité : « Les journalistes et les médias d’information traitent avec équité les personnes et les groupes qui font l’objet de l’information ou avec lesquels ils sont en interaction. » (article 17 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a manqué d’équité envers le plaignant dans les passages suivants de sa chronique :
« M. Willems qui s’est mis à écrire à peu près à tout le monde à La Presse ces derniers jours pour demander quand apparaîtrait ENFIN son rectificatif. Il me semble que même les techniciens de surface de La Presse étaient en c.c… »
« M. Willems, que je devine être grand fan de ces concepts “innovants” et qui aime le jargon éducatif comme d’autres l’ornithologie » « C’est ça le problème avec les tripeux de jargon : en plus, ils pensent qu’ils écrivent bien. »
« Une fable plate en tabarslak, mal écrite, pas drôle. Bref, M. Willems écrit comme un pied, il a sûrement d’autres qualités, mais il écrit comme un pied. Mais il se trouvait bien drôle, son plaisir suintait de sa fable… »
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient le grief de manque d’équité.
Analyse
Le plaignant considère que « le traitement du journaliste est particulièrement inéquitable puisqu’il passe une bonne partie de sa chronique à tenter de me dénigrer, sans jamais me donner la parole. Il s’agit ainsi d’un abus de pouvoir ». Il fait remarquer qu’il « ne dispose pas en effet de la même tribune que lui pour répondre ».
Le plaignant observe également qu’il est « le seul lecteur dont le journaliste cite le nom exact » et que celui-ci est mentionné à cinq reprises dans la chronique. Selon lui, « M. Lagacé a cité [s]on nom pour seule fin de [l]e ridiculiser dans une de ses chroniques, alors qu[’il] n[’est] qu’un simple citoyen ».
Le plaignant conclut : « Le journaliste a utilisé sa position dominante pour régler ses comptes à un lecteur anonyme, dont les messages à sa direction ne lui ont peut-être pas plu. Par ailleurs, son attitude frôle l’intimidation à mon égard, mais également à l’encontre de tous les lecteurs. Comment un lecteur osera-t-il encore demander un correctif à monsieur Lagacé, s’il sait qu’il pourrait être traité de la sorte publiquement? »
De son côté, le représentant de La Presse, Patrick Bourbeau, considère qu’« en tant que chroniqueur, M. Lagacé était en droit d’exprimer son opinion quant à la nature et au contenu des démarches du plaignant, dont il a, par ailleurs, résumé les propos dans sa chronique. »
En déontologie journalistique, le manque d’équité concerne la façon dont les médias traitent ou interagissent avec ceux qui font l’objet de leurs reportages. Il s’agit d’évaluer si le journaliste et/ou le média ont été justes et équitables envers les personnes concernées.
Il faut d’emblée souligner que M. Lagacé, à titre de journaliste d’opinion, peut assurément « exprimer son opinion quant à la nature et au contenu des démarches du plaignant », comme le précise avec raison le représentant de La Presse.
D’ailleurs, dans la décision D2017-11-135(2), le Conseil a expliqué qu’une « critique d’un groupe dans le cadre d’un reportage d’opinion ne saurait représenter un manque d’équité, dans la mesure où le journaliste d’opinion peut critiquer, même vertement, les personnes qui font l’objet de son texte. » La commission d’appel a confirmé cette décision.
M. Lagacé peut sans contredit donner son avis au sujet des réflexions de M. Willems au sujet du mot « asynchrone » et même fortement les critiquer. La question qui se pose ici, cependant, est si le journaliste a traité M. Willems de façon équitable lorsqu’il a critiqué sa pensée. Le comité des plaintes estime que cela n’a pas été le cas.
Premièrement, à la lecture de la chronique, on constate une différence dans le traitement accordé par le chroniqueur aux lecteurs qui partagent son opinion, c’est-à-dire son dégoût du jargon. Les personnes qui font l’objet de sa chronique ne sont pas présentées équitablement. En effet, ceux qui lui ont fait parvenir des exemples qui vont dans le sens de son argument sont identifiés dans sa chronique uniquement par leur prénom, comme c’est le cas lorsqu’il présente cet exemple : « Julie travaille pour une université : “Je suis une TCTB”, m’annonce-t-elle en savourant l’absurdité de son titre, “technicienne en coordination du travail de bureau”, rien de moins. » Il fait ainsi aussi référence à « Frédéric B. » et à « Yves », qui partagent son avis.
Un autre exemple : Patrick Lagacé offre l’anonymat à un professeur de cégep qui déplore lui aussi l’utilisation du terme « présentiel ». Il écrit : « Les mots ont un poids. Et des fois, des intentions, m’écrit Gustave, prof de cégep – je précise que Gustave n’est pas son vrai nom, c’est le nom que je lui donne pour le préserver du courroux de ses boss – qui a une petite théorie sur le mot présentiel, qu’il juge éminemment politique ».
Le chroniqueur ne fait pas preuve de la même considération pour le plaignant, qui ne partage pas son point de vue sur la définition de ce qu’est un cours « asynchrone ». Dans le cas de M. Willems, le chroniqueur l’identifie par son prénom et son nom de famille.
Publier le nom complet d’une personne issue du public dans un journal avec un large lectorat peut avoir un impact considérable sur cette personne, en particulier si c’est pour la critiquer, voire l’humilier, sur la place publique.
Dans sa chronique, M. Lagacé traite son lecteur, M. Willems, de « tripeux de jargon », affirme qu’il écrit « comme un pied » et qu’il « se trouvait bien drôle » quand il a correspondu avec « une fable plate en tabarslak, mal écrite, pas drôle ». Il ne fournit aux lecteurs aucun passage du courriel qui aurait pu appuyer son affirmation voulant que M. Willems « écri[ve] comme un pied » et n’explique pas en quoi cela à un rapport avec son opinion sur l’utilisation du mot « asynchrone ».
Finalement, le chroniqueur présente le plaignant comme une personne déraisonnable lorsqu’il affirme : « J’ai mis deux semaines à revenir sur le sujet et cela semble avoir profondément angoissé M. Willems qui s’est mis à écrire à peu près à tout le monde à La Presse ces derniers jours pour demander quand apparaîtrait ENFIN son rectificatif. Il me semble que même les techniciens de surface de La Presse étaient en c.c… » Or, selon la copie du courriel transmis avec la plainte, le plaignant a fait parvenir sa demande à cinq autres personnes seulement. Le chroniqueur expose encore ici M. Willems de façon inéquitable.
Dans le dossier D2017-09-114, le Conseil de presse a retenu un grief de manque d’équité contre un animateur radio qui avait parlé de façon très vague de rumeurs potentiellement graves et nuisibles à l’endroit du plaignant, l’ex-maire de Roberval, semant ainsi le doute sur l’intégrité de l’élu municipal. Le Conseil a constaté que l’animateur en cause s’appuyait sur des suppositions et des sous-entendus pour commenter la gestion de l’ex-maire de Roberval, sans préciser de quoi il s’agissait et sans que ce dernier ne puisse y répondre. Bien que le Conseil reconnaisse une grande latitude au genre du journalisme d’opinion, il a considéré que, dans le présent cas, l’animateur avait « outrepassé la limite permise par la déontologie journalistique en matière d’équité. »
Similairement dans le cas présent, bien que Patrick Lagacé pût critiquer l’opinion et la correspondance que lui avait transmise le plaignant, le comité estime qu’il ne l’a pas fait de façon équitable envers la personne concernée.
Décision
Le Conseil de presse du Québec retient la plainte de Matthieu Willems visant la chronique « Parlons de la classe en ligne asynchrone » et blâme Patrick Lagacé et La Presse concernant le grief de manque d’équité.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membres s’engagent à respecter cette obligation et à faire parvenir au Conseil une preuve de cette publication ou diffusion dans les 30 jours de la décision. » (Règlement No 2, article 31.02)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Renée Lamontagne, présidente du comité des plaintes
Olivier Girardeau
Représentantes des journalistes :
Madeleine Roy
Paule Vermot-Desroches
Représentants des entreprises de presse :
Maxime Bertrand
Éric Grenier