Plaignant
Alexandre Williot
Mis en cause
Lina Dib, journaliste
La Presse canadienne
Le quotidien La Presse
Résumé de la plainte
Alexandre Williot dépose une plainte le 25 janvier 2021 au sujet de l’article « La liberté d’expression a ses limites, selon Trudeau » de la journaliste Lina Dib de la Presse canadienne, publié sur le site Internet de La Presse, le 30 octobre 2020. Le plaignant déplore une information inexacte, un manque de rigueur de raisonnement et de la partialité.
CONTEXTE
En octobre 2020, deux attaques majeures sont survenues en France. Le 16 octobre, l’enseignant Samuel Paty a été décapité en pleine rue, à Conflans-Sainte-Honorine, près de Paris. Il avait montré à ses élèves du secondaire des caricatures du prophète Mahomet, dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression, quelques jours auparavant. Le 29 octobre, trois personnes ont été tuées par un islamiste à la basilique Notre-Dame de Nice.
Dans l’article visé par la plainte, la journaliste rapporte que le premier ministre du Canada Justin Trudeau a « précisé sa pensée sur ces caricatures qui ont servi de prétexte à deux attaques sur le territoire français depuis deux semaines » en statuant que « la liberté d’expression a ses limites ». Elle écrit qu’il « ne partage donc manifestement pas l’opinion du président français, Emmanuel Macron, qui, lui, réclame le droit de se moquer des religions ». Par la suite, la journaliste explique le contexte de la déclaration de Justin Trudeau. Le 29 octobre 2020, il a condamné l’attaque « injustifiable » de Nice en évitant de dire s’il était du même avis que M. Macron concernant les caricatures du prophète Mahomet. Le lendemain, questionné une fois de plus sur sa pensée concernant les caricatures de Mahomet, le premier ministre du Canada a soutenu que « la liberté d’expression n’est pas sans limites » : « On n’a pas le droit, par exemple, de crier au feu dans un cinéma bondé de monde ». L’article précise que Justin Trudeau se défend de céder à la terreur, et le cite : « C’est une question de ne pas chercher à déshumaniser ou à blesser délibérément. Je pense qu’il y a toujours un débat extrêmement important, extrêmement sensible, à avoir sur de possibles exceptions (à la liberté d’expression). »
Analyse
GRIEFS DU PLAIGNANT
Grief 1 : information inexacte
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : a) exactitude : fidélité à la réalité ». (article 9 a) du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
Le Conseil doit déterminer si la journaliste a produit de l’information inexacte en écrivant que le président Emmanuel Macron « réclame le droit de se moquer des religions » dans le passage suivant : « M. Trudeau ne partage donc manifestement pas l’opinion du président français, Emmanuel Macron, qui, lui, réclame le droit de se moquer des religions. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief d’information inexacte, car il juge que la journaliste n’a pas contrevenu à l’article 9 a) du Guide.
Analyse
Le plaignant reproche à la journaliste de rapporter une information inexacte, car, selon lui, « le président Macron ne réclame pas le droit de se moquer des religions ». Il soutient que le président français « défend le principe de la liberté d’expression et à aucun moment ne se moque des religions, donc l’information rapportée par la journaliste est inexacte ».
Dans leur réplique conjointe au Conseil, La Presse et La Presse canadienne expliquent que « lorsque la reporter Lina Dib écrit que le président français réclame le droit de se moquer des religions, elle fait référence au droit à la caricature; la définition même de la caricature étant l’art de se moquer. L’ensemble de son article – qu’il ne faut pas arrêter de lire à la deuxième phrase – rapporte avec exactitude et nombreuses citations la prise de position du président Macron. Cet article s’inscrit dans une série d’événements et de déclarations qui, à ce moment-là, ont fait couler beaucoup d’encre. Il ne s’agit pas, à chaque article, de reprendre mot pour mot et dans tous les détails les citations de chaque intervenant ».
Dans ses commentaires à la réplique, le plaignant répond que « la définition d’une caricature est une représentation grotesque obtenue par l’exagération et la déformation de traits caractéristiques, dans une intention satirique (définition du Larousse). Or la phrase […] est inexacte, car 1) elle ne permet pas suffisamment clairement de statuer si on se réfère à des caricatures ou à tout autre matériel, et ce même si la journaliste parle de caricature par la suite, car l’article est dépourvu d’articulation logique, même si on ne s’arrête pas à la deuxième phrase; 2) il existe une distinction entre défendre la liberté d’expression et réclamer le droit de se moquer des religions. Le choix des mots est important […] ».
Il faut d’abord faire une distinction importante : le plaignant affirme dans sa plainte que le président français « à aucun moment ne se moque des religions ». Or, la journaliste n’écrit pas qu’Emmanuel Macron se moque des religions. Elle écrit que le président français « réclame le droit de se moquer des religions ».
À ce sujet, il est clair à la lecture de l’article que la journaliste fait référence au droit à la caricature. D’abord, le surtitre de l’article, « Caricatures de Mahomet », indique d’emblée au lecteur de quoi il est question dans l’article. Ensuite, le titre « La liberté d’expression a ses limites, selon Trudeau » vient préciser qui s’exprime sur ce sujet. Enfin, le début de l’article plante le décor, indiquant à nouveau que le texte traite précisément des caricatures de Mahomet et du fait que Justin Trudeau ne partage pas l’opinion d’Emmanuel Macron qui, quant à lui, « a défendu le droit à la caricature » :
« (Ottawa) Justin Trudeau compare la publication des caricatures de Mahomet à l’acte de crier « au feu » dans un cinéma bondé.
C’est ainsi que le premier ministre du Canada a précisé sa pensée sur ces caricatures qui ont servi de prétexte à deux attaques sur le territoire français depuis deux semaines.
Trudeau ne partage donc manifestement pas l’opinion du président français, Emmanuel Macron, qui, lui, réclame le droit de se moquer des religions.
Le 16 octobre, l’enseignant Samuel Paty a été décapité en pleine rue. Jeudi, ce sont deux femmes et un homme qui ont été égorgés dans une église de Nice.
Après la première attaque, le président Macron a défendu le droit à la caricature. Jeudi, arrivé sur les lieux de l’attaque terroriste, il persistait, déclarant que les Français étaient attaqués pour leurs “valeurs”, leur “goût de la liberté” et leur choix de “ne céder à aucun esprit de terreur”. »
Défendre le droit à la caricature revient à défendre le droit des gens de se moquer, puisque la caricature est, par définition, une forme de moquerie. Comme l’indiquent plusieurs définitions du mot « caricature », la caricature est une représentation ayant une « intention satirique » (source : dictionnaire Larousse), « qui tend à ridiculiser le modèle » (source : dictionnaire Le Robert). Il n’est donc pas inexact pour la journaliste de rapporter que M. Macron, qui a fait un plaidoyer pour la liberté d’expression après l’assassinat du professeur qui avait montré les caricatures de Mahomet, défend le droit de se moquer des religions.
D’ailleurs, dans une entrevue à la chaîne de télévision Al-Jazeera diffusée le lendemain, le président français confirme sa pensée : « Et ces caricatures se sont moquées des dirigeants politiques, votre serviteur le premier, et c’est normal, et de beaucoup de religions, de toutes les religions. »
Grief 2 : manque de rigueur de raisonnement
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : b) rigueur de raisonnement. » (article 9 b) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la journaliste a fait preuve d’un manque de rigueur de raisonnement dans le passage suivant : « M. Trudeau ne partage donc manifestement pas l’opinion du président français, Emmanuel Macron, qui, lui, réclame le droit de se moquer des religions. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de manque de rigueur de raisonnement.
Analyse
Selon le plaignant, « le principe de rigueur de raisonnement n’est pas respecté, car la formulation laisse penser que le président Macron réclame se moquer des religions alors que ce n’est pas le cas. Le président Macron explique son raisonnement de façon simple et claire et le contenu de l’article ne reflète aucunement cette vision précise du président Macron ».
Contrairement à ce que suggère le plaignant, la journaliste n’écrit pas que « le président Macron réclame se moquer des religions », elle écrit qu’Emmanuel Macron « réclame le droit de se moquer des religions ».
Au sens de la déontologie journalistique, manquer de rigueur de raisonnement signifie faire des liens abusifs comme un amalgame (lier des choses, des personnes ou des événements qui n’ont pas de lien) ou une conclusion fallacieuse (faire un lien de cause à effet entre deux choses alors qu’il n’existe aucune relation). Dans le dossier D2019-10-144, le grief de manque de rigueur de raisonnement a été rejeté, puisque le journaliste rapportait des faits sans créer un lien de cause à effet entre deux situations. Les plaignants déploraient que « dans l’article paru le 19 août 2019, le journaliste tente de faire un parallèle entre un événement survenu en février 2015 et les allégations de maltraitance, d’abus et de mauvaise qualité des soins en général mentionnées dans les articles des 24 et 25 juillet derniers […] ». Le Conseil a cependant constaté que le journaliste rapportait des faits, les allégations d’abus et de maltraitance et la mort par hypothermie d’une résidente en 2015, sans prétendre qu’il y avait un lien de cause à effet avec les événements de 2019.
De la même manière, dans le cas présent, la journaliste rapporte une information factuelle, sans faire d’amalgame ou tirer de conclusion fallacieuse.
Grief 3 : partialité
Principe déontologique applicable
Qualités de l’information : « Les journalistes et les médias d’information produisent, selon les genres journalistiques, de l’information possédant les qualités suivantes : c) impartialité : absence de parti pris en faveur d’un point de vue particulier ». (article 9 c) du Guide)
Le Conseil doit déterminer si la journaliste a pris parti en faveur d’un point de vue particulier dans l’extrait suivant : « M. Trudeau ne partage donc manifestement pas l’opinion du président français, Emmanuel Macron, qui, lui, réclame le droit de se moquer des religions. »
Décision
Le Conseil de presse rejette le grief de partialité.
Analyse
Le plaignant indique que « dans la mesure où le passage reflète une information inexacte, la journaliste ne se contente pas de rapporter des faits, mais elle interprète une situation relativement complexe de façon biaisée ».
Le plaignant n’indique pas quel terme précis témoignerait de partialité de la part de la journaliste et n’explique pas quel est le parti pris.
La partialité se manifeste généralement par le choix de termes ou d’expressions connotés, ou une appréciation personnelle des faits, qui ont pour effet d’orienter le public dans sa compréhension des événements. Par exemple, dans le dossier D2018-10-105, l’expression « une autre tuile s’abat sur la firme Téo Taxi » a été jugée partiale parce que le terme péjoratif « tuile » orientait le lecteur à percevoir de façon négative la syndicalisation des employés de l’entreprise. Contrairement, dans le dossier D2019-04-065, le grief de partialité a été rejeté, considérant que l’expression « main tendue » n’était pas connotée et que le choix des mots relevait de la liberté éditoriale du média. Le plaignant considérait que le journaliste avait fait preuve de partialité dans sa couverture du litige entre Québecor et Bell en utilisant l’expression « main tendue ». Le Conseil n’a pas vu de faute déontologique dans l’utilisation de cette expression, à la lumière des diverses définitions de « main tendue », telles que « politique de collaboration avec l’adversaire de la veille » (Larousse en ligne), « réconciliation, rapprochement, accord » (Dictionnaire Reverso) ou encore « manifestation d’une attitude conciliante » (CNRTL).
Dans le cas présent, la journaliste n’a pas fait preuve de partialité, car elle n’a utilisé aucun terme connoté ou démontrant un parti pris en rapportant de façon factuelle qu’Emmanuel Macron « réclame le droit de se moquer des religions ».
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Alexandre Williot au sujet de l’article « La liberté d’expression a ses limites, selon Trudeau » de la journaliste Lina Dib de la Presse canadienne, publié sur le site Internet de La Presse. Les griefs d’information inexacte, de manque de rigueur de raisonnement et de partialité ont été rejetés.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Suzanne Legault, présidente du comité des plaintes
Charles-Éric Lavery
Représentants des journalistes :
Denis Couture
Paule Vermot-Desroches
Représentants des entreprises de presse :
Jeanne Dompierre
Stéphan Frappier