Plaignant
Saralynn Martel
Mis en cause
Richard Martineau, chroniqueur
Le Journal de Montréal
Québecor Média
Résumé de la plainte
Saralynn Martel dépose une plainte le 18 mars 2021 au sujet de la chronique « Qu’est-il arrivé à la gauche? » publiée sur le site Internet du Journal de Montréal le 22 février 2021. La plaignante déplore de la publicité déguisée, de la discrimination et de l’information inexacte.
CONTEXTE
Dans la chronique mise en cause, Richard Martineau parle de sa vision des valeurs de la gauche politique. Il se désole de ce qu’il perçoit comme une transformation de l’idéologie de la gauche au fil du temps. Il raconte que s’il était professeur de sciences politiques, il présenterait à ses étudiants le film Sorry We Missed You, de Ken Loach, en leur disant : « Vous voulez savoir quelles valeurs défendait la gauche avant l’avènement du mouvement Woke? Eh bien, regardez ce film. Ça, c’est la gauche, les amis! La vraie gauche! La bonne gauche! La gauche telle qu’elle existait avant que le mouvement Woke ne trahisse ses idéaux et ne pervertisse son esprit. »
Il poursuit en commentant le récit du film qui « raconte la descente aux enfers d’un ouvrier qui décide de devenir livreur pour une entreprise qui ressemble à un croisement entre Uber et Amazon. Tout content d’être maintenant son “propre patron au lieu d’être seulement un employé”, cet homme (qui est un Blanc, mais non privilégié) se rend rapidement compte que le rêve qu’on lui a vendu est en fait un cauchemar. »
Richard Martineau conclut sa chronique en se disant que ce film, même s’il est récent, représente « la gauche d’une autre époque », « quand elle défendait les petits travailleurs, pas les handicapés racisés non binaires et bispirituels qui ne représentent que 0,005 % de la société! »
Analyse
PRINCIPE DÉONTOLOGIQUE RELIÉ AU JOURNALISME D’OPINION
Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte, rigoureuse dans son raisonnement et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)
GRIEFS DE LA PLAIGNANTE
Grief 1 : publicité déguisée
Principe déontologique applicable
Publicité déguisée : « Les journalistes et les médias d’information évitent de faire de la publicité déguisée ou indirecte dans leur traitement de l’information. » (article 6.3 du Guide)
1.1 Publicité déguisée pour le film Sorry We Missed You
Le Conseil doit déterminer si le chroniqueur a fait de la publicité déguisée pour le film Sorry We Missed You dans les extraits suivants :
« Eh bien, regardez ce film. Ça, c’est la gauche, les amis! La vraie gauche! La bonne gauche! »
« Réalisé par le valeureux Ken Loach, un militant de gauche de 85 ans qui n’a jamais trahi ses idéaux de jeunesse, Sorry We Missed You […] »
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de publicité déguisée sur ce point.
Analyse
La plaignante considère que le chroniqueur « fait de la publicité indirecte […] pour le film » en utilisant « le verbe regarder à l’impératif présent ». L’emploi de la forme impérative est, selon la plaignante, « l’un des moyens linguistiques le plus remarquable dans les slogans publicitaires du XXIe siècle […] [parce qu’il] cré[e] une illusion d’un dialogue entre l’émetteur et le récepteur ».
Richard Martineau cite le film Sorry We Missed You réalisé en 2019 par le cinéaste britannique Ken Loach. Il développe son argumentaire sur la gauche en se basant sur ce film qui l’a inspiré. Comme tout journaliste d’opinion, le chroniqueur dispose ici de sa liberté d’expression pour dire s’il a aimé ou non un film, sans que cela ne constitue pour autant de la publicité déguisée.
Tout comme dans le dossier D2017-06-081 où le grief de publicité déguisée a été rejeté, le Conseil, « devant une absence de preuve démontrant qu’il y aurait eu une commande publicitaire […] ne peut conclure à de la publicité déguisée. »
Le chroniqueur donne ici son opinion positive au sujet du film de Ken Loach. Encourager les gens à aller voir un film ne signifie aucunement qu’il y a eu quelconque entente publicitaire pour que le chroniqueur parle positivement du film.
1.2 Publicité déguisée pour le Club illico
Le Conseil doit déterminer si le média a fait de la publicité déguisée pour le Club illico dans l’extrait suivant :
« Réalisé par le valeureux Ken Loach, un militant de gauche de 85 ans qui n’a jamais trahi ses idéaux de jeunesse, Sorry We Missed You (que vous pouvez visionner entre autres sur illico) ».
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de publicité déguisée sur ce point.
Analyse
Pour conclure à de la publicité déguisée, il faudrait une preuve que le chroniqueur a manqué d’indépendance en parlant du Club illico en mettant les intérêts privés de la compagnie devant l’intérêt public. Or, tout comme pour le sous-grief précédent, la plaignante ne soumet aucune preuve en ce sens.
Indiquer au public à quel endroit ou comment il peut se procurer quelque chose ou visionner un contenu est une pratique courante des journalistes. Il s’agit d’une information que le public peut trouver pertinente et utile. Bien que le service illico de Vidéotron soit propriété de Québecor, tout comme le Journal de Montréal, rien ne prouve que le chroniqueur du Journal ait reçu une commande pour faire de la publicité pour illico. Le chroniqueur mentionne d’ailleurs que le film peut « entre autres » être visionné sur illico, ce qui laisse entendre qu’on peut aussi se le procurer ailleurs.
Grief irrecevable : discrimination
La plaignante affirme que le chroniqueur « utilise à l’endroit de personnes ou de groupes (les wokes, le mouvement Woke de la gauche, personnes racisées, personnes handicapées, personnes non-binaires, personnes bispirituelles) des représentations ou des termes […] qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés à l’endroit de ces personnes ».
Elle considère également que le chroniqueur « fait mention de plusieurs caractéristiques personnelles de façon non pertinente et dans un contexte de façon à les dévaloriser ».
La plaignante vise les passages suivants :
« C’est la gauche, les amis! La vraie gauche! La bonne gauche! »
« […] avant que le mouvement Woke ne trahisse ses idéaux et ne pervertisse son esprit »
« … qui est un Blanc, mais non privilégié »
« Un vrai film de gauche! La gauche comme elle existait à l’époque! »
« La gauche quand elle défendait les petits travailleurs, pas les handicapés racisés non binaires et bispirituels qui ne représentent que 0,005 % de la société! La gauche quand elle avait les deux pieds sur terre! Quand elle parlait au vrai monde! »
« Ça n’a rien à voir avec la bouillie intersectionnelle que vous vous mettez dans le cerveau… »
« il en mourrait de voir ce que “son” camp est devenu. Une bande de petits curés déconnectés… »
Le principe de discrimination (article 19 (1) du Guide) stipule que les journalistes « s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés ».
La plaignante vise plusieurs groupes ici. En ce qui concerne le mouvement Woke et la gauche, ces groupes ne présentent pas de motifs discriminatoires, car il ne s’agit pas là de caractéristiques personnelles, mais plutôt de mouvements sociaux ou politiques. Le principe de discrimination n’est donc pas applicable dans le cas de ces personnes qui s’identifient à ces mouvements. En ce qui a trait aux autres groupes pointés par la plaignante, soit les personnes racisées, handicapées, non-binaires, et bispirituelles, il y a effectivement possibilité de discrimination, car ce sont des caractéristiques personnelles protégées en vertu des droits de la personne. Cependant, la plaignante ne précise pas quels préjugés seraient entretenus envers ces personnes ni de quelle façon les propos du chroniqueur inciteraient à la haine et au mépris ou encourageraient la violence envers elles. Dresser une liste de caractéristiques personnelles ou simplement les mentionner ne constitue pas en soi de la discrimination.
Le principe de discrimination (article 19 (2) du Guide) stipule, par ailleurs, que les journalistes « ne font mention de caractéristiques comme la race, la religion, l’orientation sexuelle, le handicap ou d’autres caractéristiques personnelles que lorsqu’elles sont pertinentes ». Cependant, la plaignante ne précise pas en quoi il n’était pas pertinent de mentionner ces caractéristiques personnelles.
En l’absence d’argumentaires clairs et de manquements précis en ce qui concerne ces deux sous-griefs de discrimination, ceux-ci ne sont pas recevables. Comme l’indique le Règlement 2 du Conseil sur le traitement des plaintes, un manquement allégué doit être « significatif et précis ».
Grief irrecevable : information inexacte
La plaignante estime que le chroniqueur présente péjorativement le mouvement Woke. Elle soumet une définition provenant du dictionnaire Merriam-Webtser, selon laquelle le mot « woke » signifie [traduction de la plaignante] : « conscient et activement attentif aux faits et aux problèmes importants (en particulier les questions de justice raciale et sociale). »
D’abord, présenter des choses de façon péjorative fait partie des libertés dont dispose le journaliste d’opinion, qui, par définition, partage sa perspective de l’actualité. Par ailleurs, le mot « woke » est controversé et comporte plusieurs définitions, selon la perspective. Par exemple, dans le dictionnaire québécois Usito, on retrouve deux définitions du terme woke : « 1. Personne sensible aux injustices et aux inégalités, en particulier celles dont sont victimes les personnes marginalisées en raison de leur identité (origine ethnique, religion, genre, orientation sexuelle, etc.) […] 2. Personne qui, dans cette perspective, promeut la réforme en profondeur de la société et de ses institutions, et qui, chez les groupes militants les plus radicaux, peut aller jusqu’à légitimer le recours au bannissement de points de vue exprimés par des représentants de groupes perçus comme discriminants ou dominants. » Le mot « woke » peut donc prendre différents sens selon qui l’utilise, et la plaignante n’a manifestement pas le même point de vue que le chroniqueur à ce sujet. Il s’agit ici d’une question d’opinion plutôt que d’information inexacte.
Puisque la plaignante exprime une divergence d’opinions avec le chroniqueur sur ce qu’est le mouvement Woke, ce grief n’est pas recevable. L’article 13.03 du Règlement No 2 stipule en effet que « la plainte ne peut […] exprimer une divergence d’opinions avec l’auteur d’une publication ou d’une décision. »
Note
Le Conseil déplore le refus de collaborer du Journal de Montréal, qui n’est pas membre du Conseil de presse et n’a pas répondu à la présente plainte.
Décision
Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Saralynn Martel visant la publicité déguisée. Les griefs de discrimination et d’information inexacte ne sont pas recevables.
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
François Aird, président du comité des plaintes
Mathieu Montégiani
Représentants des journalistes :
Simon Chabot-Blain
Lisa-Marie Gervais
Représentants des entreprises de presse :
Marie-Andrée Chouinard
Jean-Philippe Pineault