Une signature peut chambouler une vie. Un ex-journaliste de l’hebdomadaire Le Guide, de Cowansville, l’a appris à ses dépens. Il a décidé de quitter son poste, en août dernier, après que la présence de son nom sur la déclaration de candidature d’un candidat péquiste à l’élection du 4 septembre a été dévoilée par le quotidien de Granby La Voix de l’Est.
Le geste paraissait anodin et il a été posé sans se questionner, admet Alain Bérubé. C’est son ami, le candidat péquiste de la circonscription de Brome-Missisquoi, Richard Leclerc, qui lui a demandé de signer sa déclaration.
« Il m’a alors affirmé que je signais quelque chose de non partisan, en tant que citoyen, pour confirmer qu’il est éligible comme candidat. M. Leclerc a d’ailleurs signé le formulaire de quelques autres candidats », a relaté M. Bérubé dans un courriel en réponse aux questions du Magazine du Conseil de presse.
Selon la procédure établie par le Directeur général des élections (DGE), ce formulaire, signé par 100 personnes résidentes de la circonscription, doit être fourni par quiconque désire être candidat à une élection.
Pas un appui?
Sur le formulaire en question, la mention suivante apparaît, au bas des signatures : « Nous, soussignés, électeurs inscrits sur la liste électorale de la circonscription de […], appuyons par les présentes, la candidature de […] ».
Quoique selon cette formulation, il semble clair que les signataires appuient une candidature, l’interprétation fournie par le candidat Richard Leclerc à son ami n’est pas fausse, valide-t-on au bureau du DGE. Quand quelqu’un signe une telle déclaration, cela signifie « qu’il est résident de la circonscription et qu’il juge opportun que cette personne soit candidate, tout simplement », explique Caroline Paquin, agente d’information au DGE. Le signataire « n’appuie pas cette personne et ne s’engage pas à voter pour elle », ajoute Mme Paquin.
Mais Alain Bérubé était journaliste et, de surcroit, appelé à couvrir la campagne électorale dans Brome-Missisquoi. S’il dit avoir agi de bonne foi, il se retrouvait néanmoins dans une situation d’apparence de conflit d’intérêts.
L’imbroglio qui devait suivre, et dont a fait écho La Voix de l’Est, allait le démontrer.
Débat controversé
Alain Bérubé a accepté de relater au Magazine les événements qui l’ont amené à démissionner. Tout a commencé avec l’annonce de la tenue d’un débat entre les 10 candidats de la circonscription par la Chambre de commerce de Lac-Brome, le 29 août. « Une date qui ne nous convenait pas, au Guide [qui publiait sa dernière version imprimée d’avant les élections le même jour], explique Alain Bérubé. On a donc demandé un changement de date, mais en vain. Plus tard, nous apprenions que le député sortant, le libéral Pierre Paradis, ne voulait pas une autre date, affirmant avoir un horaire trop chargé. Nous étions déçus, mais on a lâché prise. Notre journal a tout de même fait un reportage sur le site Web, le jour même du débat. Nous n’avons bien sûr aucunement été reliés à l’organisation du débat. Et notre couverture électorale a été neutre et bien rendue, comme à chaque occasion. »
De son côté, le candidat indépendant Jean-Pierre Dufault a pris l’initiative d’organiser un autre débat le 27 août, afin d’accommoder la presse locale, tout en invitant Pierre Paradis à y participer. « M. Dufault a même tenu une conférence de presse quelques jours auparavant, réitérant son invitation à M. Paradis », précise Alain Bérubé. La joute entre les candidats a finalement eu lieu le 27 août, sans la participation de Pierre Paradis.
Ce rendez-vous manqué, pour le candidat libéral qui devait être réélu le soir du 4 septembre, a apparemment généré une irritation au Parti libéral. « Une représentante du parti m’a appelé à ce sujet, raconte M. Bérubé. Elle a fait le lien avec une signature que j’ai faite, d’un document pour le candidat péquiste Richard Leclerc. On a semblé croire, chez les libéraux, que j’appuyais le PQ et qu’on se mêlait du dossier du débat pour faire du tort à M. Paradis. C’est du moins ce que suggère un article de La Voix de l’Est. »
Démission
« Alain Bérubé a démissionné de son propre gré, à la suite de l’article, le jour même de sa publication », a confirmé Jean-Philippe Pineault, directeur de l’information de la région de l’Estrie, chez TC Média, qui a fait l’acquisition du journal Le Guide il y a quelques mois.
« J’ai quitté le journal sans aucune pression de mes employeurs. Je l’ai fait de bon gré, d’abord car je trouvais la situation décevante (étant de bonne foi, ne voulant pas gêner mes employeurs), mais aussi par souci de nouveaux défis professionnels », écrit Alain Bérubé, qui s’est trouvé un autre emploi de journaliste.
Il avoue avoir été pris au dépourvu par l’enchaînement des événements. « N’étant pas informé correctement de la teneur et de l’impact de ce document, c’est tout à fait une surprise, ce qui est arrivé par la suite. J’étais de bonne foi et je n’ai jamais été membre d’une formation politique. »
L’apparence, aussi dommageable
S’il dit ne pas pouvoir se prononcer sur le cas particulier du journaliste de l’hebdomadaire de Cowansville, à propos duquel l’entreprise n’a pas eu à intervenir, Sylvain Poisson, directeur des affaires de division chez TC Média, admet qu’il y a là une situation d’apparence de conflit d’intérêts.
En général, dans un cas semblable, a fortiori en période de campagne électorale, « je vois mal le journaliste continuer à faire une couverture de la politique », dit-il. Les journalistes de la presse locale, surtout, sont vulnérables à la critique, s’ils ne montrent pas patte blanche, ajoute-t-il. « C’est un petit milieu et tu es connu localement. Une petite apparence de conflit d’intérêts peut prendre de l’ampleur, se répandre comme une traînée de poudre et devenir une affaire gigantesque. Il faut se garder de ça, rester vigilant et prendre les décisions qui s’imposent. »
Un tour d’horizon de quelques références déontologiques fait ressortir que la bonne foi n’est pas tout. Comme le souligne le Guide des pratiques journalistiques de TC Média : « En aucun temps un journaliste ne peut se placer en situation de conflit d’intérêts ou même être en apparence de conflit d’intérêts. […] Aucune liste d’exemples de conflits d’intérêts potentiels ne saurait être exhaustive. Qu’il suffise donc de dire que nos journalistes doivent être aux aguets et éviter à tout prix de se retrouver dans un conflit d’intérêts en participant à des activités qui ne seraient pas compatibles avec leur fonction. Le journaliste doit faire preuve de jugement ».
Le document de référence du Conseil de presse du Québec, Droits et responsabilités de la presse, est plus précis : « Ils [les journalistes] doivent éviter toute situation qui risque de les faire paraître en conflit d’intérêts, ou donner l’impression qu’ils ont partie liée avec des intérêts particuliers ou quelque pouvoir politique, financier ou autre. »
Le Guide de déontologie des journalistes du Québec, élaboré par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, apporte un éclairage complémentaire, sur la perception du public et l’impression, pour les journalistes, d’agir en toute honnêteté. « [Les journalistes] doivent éviter tout comportement, engagement ou fonction qui pourraient les détourner de leur devoir d’indépendance, ou semer le doute dans le public. […] Les conflits d’intérêts ne deviennent pas acceptables parce que les journalistes sont convaincus, au fond d’eux-mêmes, d’être honnêtes et impartiaux. L’apparence de conflit d’intérêts est aussi dommageable que le conflit réel. »