Une vague de mobilisation s’est formée à l’occasion des États généraux du journalisme indépendant (ÉGJI) tenus à Montréal, le 28 septembre. Un constat: de mauvaises conditions de travail pour les journalistes ont un impact négatif sur leur indépendance et la qualité de l’information; y remédier contribue à préserver l’essence du métier.
Deux conférenciers ont donné le ton à l’ÉGJI, organisés par l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) : Dominique Payette et François Bugingo.
« La précarité d’emploi ne sert pas le journalisme, a affirmé Dominique Payette, professeure à l’Université Laval et présidente d’honneur des ÉGJI. Cette précarité a des conséquences sociales considérables, quand un journaliste peut difficilement remplir sa mission de rendre compte aux citoyens des affaires de la cité. […] Il faut étudier et comprendre l’apathie de notre société. Il faut exposer publiquement ces difficultés. »
« Il y a une révolution sociale à mettre en branle, maintenant plus que jamais », a lancé de son côté François Bugingo, animateur de l’émission 30 sur le radar et chroniqueur à l’émission radio Dutrisac, dans un vibrant plaidoyer pour l’indépendance journalistique.
L’information générale en perdition
Dans son allocution prononcée à l’ouverture des ÉGJI, Dominique Payette, auteure du rapport « L’information au Québec, un intérêt public », publié en 2010, a brossé un portrait sombre de l’information générale au Québec. Selon la chercheuse, l’impasse actuelle puise sa source dans le délaissement de la mission sociale d’informer, qui est au coeur du système démocratique.
« On a pris le pari que des entreprises privées pouvaient nous aider à accomplir cette mission. » Elle a donc été confiée aux entreprises de presse, dans le cadre d’un « contrat tacite ».
Mais aujourd’hui, Dominique Payette constate qu’au nom de la rentabilité, les entreprises de presse empruntent « les chemins les plus fréquentés » : les cahiers cuisine, habitation, santé, mode, décoration et les chroniques d’humeur pullulent. Au même moment, l’information à caractère socio-politique et l’information générale périclitent.
« On dit que les publicitaires n’aiment pas l’information générale d’intérêt public. Il faut en prendre acte, a dit Mme Payette. Si les publicitaires ne financent plus les entreprises médias de façon à ce que ces dernières puissent remplir le contrat tacite, qui le fera? »
Une question qui semble se heurter à l’indifférence. Les entreprises de presse « comptent sur les autres pour faire cette information » et plusieurs nouveaux médias nés à la faveur d’Internet sont « essentiellement des agrégateurs d’information », a noté l’ex-journaliste.
Dans ce contexte où produire de l’information générale coûte cher, implique une prise de risque et rapporte peu, l’équilibre des forces est rompu entre les entreprises de presse et les journalistes, a avancé Mme Payette. « Même les journalistes syndiqués sont dans une situation qui ne leur permet plus de négocier des clauses professionnelles qui ont du bon sens. »
L’info locale écope
Les conséquences de ce changement de paradigme se font sentir en région, a noté l’universitaire. « Le Québec est comme un gruyère », a-t-elle illustré, en faisant référence au phénomène, identifié aux États-Unis, des News Deserts.
Or, « la compétence civique et la qualité de l’information sont liées », a fait valoir Dominique Payette, en faisant référence au livre d’Henry Milner et Olga Berseneff, « La compétence civique. Comment les citoyens informés contribuent au bon fonctionnement de la démocratie ».
Elle a évoqué la situation actuelle dans les hebdomadaires montréalais de TC Média, où un seul journaliste alimente deux publications, depuis la mise à pied de la moitié des effectifs, au printemps 2013. Des journaux sans journalistes peuvent difficilement réaliser des enquêtes sur les affaires publiques ou couvrir les conseils municipaux, a-t-elle noté.
Mme Payette a par ailleurs déploré le fait que l’idée d’une plateforme internet dédiée à l’information régionale soit restée lettre morte. Dans le rapport qu’elle publiait en 2010, elle recommandait qu’un tel réseau soit développé par Télé-Québec.
« Comment se fait-il qu’on laisse vivoter Télé-Québec avec un budget des années 1980? » a demandé Mme Payette, qui est membre du comité de gouvernance et d’éthique du conseil d’administration de Télé-Québec.
Les entreprises avant le talent
Quelques heures après l’allocution de Dominique Payette, François Bugingo prenait la balle au bond, en tentant de définir le journalisme indépendant.
D’entrée de jeu, il a étendu la portée de sa définition à tous les journalistes : dans l’expression « journaliste indépendant », il y a le mot « indépendant », a-t-il fait remarquer. « On a le devoir de se battre pour cette indépendance, pour soi et pour les autres », a-t-il souligné.
Les journalistes indépendants définis comme des journalistes travaillant à la pige ne sont pas les seuls à devoir rester éveillés et combatifs. Les journalistes salariés qui se laissent gagner par le confort et l’indifférence peuvent aussi perdre leur indépendance, a-t-il fait valoir.
« L’indifférence est le premier ennemi de l’indépendance. C’est la première marche qui mène à un glissement vers la dépendance. »
Cependant, il ne s’agit pas de faire voeu de pauvreté, pour être indépendant, a bémolisé le conférencier. « La pauvreté n’est pas une vertu. Notre métier doit nous permettre de vivre, tout en étant indépendants. Mais pour aboutir à cette indépendance, il faut avoir le courage. »
Cependant, le courage individuel des journalistes se heurte à l’industrie médiatique dans sa forme actuelle, qui reflète un choix sociétal : « Au Québec, on a choisi de soutenir les entreprises de presse, pas les talents de presse, a-t-il dit, faisant référence aux divers avantages fiscaux accordés aux entreprises de presse. Si on ne renverse pas cette mentalité, on se demandera si notre métier a encore un avenir. […] Il faut revenir à la base, se demander pourquoi on a choisi d’aller dans ce métier. Il y a encore des gens qui risquent leur vie, dans d’autres pays, pour faire ce métier. »
La pertinence, cet avenir
Dans un contexte où l’offre d’information explose, l’indépendance, l’enrichissement et la pertinence apportés par les journalistes sont plus essentiels que jamais, croit-il. Pour lui, l’avenir du journalisme réside dans cette pertinence.
Si les jeunes désertent les médias traditionnels, c’est en raison de la diminution de leur pertinence, a affirmé François Bugingo « On a fait une génération de journalistes vedettes », a-t-il illustré, déplorant également la tendance de la couverture médiatique à s’uniformiser, à converger toujours vers les mêmes nouvelles. « Il faut éviter le journalisme de meute. Être dans le vent, c’est un destin de feuille morte », a-t-il lancé, citant Jean Guitton.
Puis, M. Bugingo a demandé : « Est-ce que ce changement passera par une confrontation avec les patrons de presse? Probablement que oui. Mais il passera aussi par un travail de mobilisation, tous les jours. »
Un appel à la mobilisation qui s’est à nouveau fait entendre, à la plénière finale, animée par Raymond Corriveau, ancien président du Conseil de presse du Québec. L’objectif de cet échange était de mettre de l’avant des moyens d’action.
Vingt-cinq ans après sa création, la revendication historique de l’AJIQ, soit l’obtention, par la voie législative, de la négociation collective des conditions de travail des journalistes indépendants, s’est à nouveau imposée.
L’idée d’informer, sensibiliser et d’éduquer le public à la réalité vécue par ces journalistes a également fait son chemin. Une avenue impossible sans la mobilisation des troupes de l’AJIQ, qui envisage une campagne de recrutement.
Éducation, mobilisation et négociation égalent indépendance, a résumé Mariève Paradis, présidente de l’AJIQ.
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Les résultats d’un sondage sur la réalité des journalistes indépendants en 2013, publié par l’AJIQ à l’occasion des États généraux du journalisme indépendant, sont disponibles sur le site de l’Association.