Apprendre des erreurs du Rolling Stone

Crédit photo: European Parliament CC
Crédit photo: European Parliament CC

Le tollé provoqué par le manque de vérification d’un reportage publié dans le magazine Rolling Stone rappelle aux journalistes l’importance de conserver un regard critique face aux témoignages qu’ils récoltent.

L’article « A Rape on Campus » publié le 19 novembre 2014 dans le magazine américain décrit la loi du silence et le sentiment d’impunité vécus par les victimes d’agressions sexuelles commises sur le campus de l’Université de Virginie. La journaliste, Sabrina Rubin Erdely, présente en détail l’histoire de Jackie, une étudiante de première année soutenant avoir été victime d’un viol collectif au cours d’une fête organisée par l’une des fraternités du campus.

Le 5 décembre, une enquête du quotidien Washington Post a mis au jour des inexactitudes dans le récit de Jackie, notamment en ce qui concerne l’étudiant ayant planifié l’agression. Les témoignages recueillis et les vérifications menées par le journal laissent également croire que les propos de la victime concernant la date, le lieu de la fête, les circonstances de l’agression seraient inexacts tout comme la réaction de ses amis.

Devoir de vérification

Guy Amyot, secrétaire général du Conseil de presse du Québec (CPQ), souligne qu’afin de présenter la vérité la plus complète possible, les journalistes doivent toujours être critiques face à leurs sources, même lorsqu’il s’agit d’un sujet délicat comme celui des agressions sexuelles.

M. Amyot rappelle que les journalistes ont un devoir de vérification. Ce devoir est d’autant plus primordial lorsqu’une « histoire porte des accusations sérieuses contre un individu ou une institution», affirme-t-il. Le fait que la journaliste réfère à l’agresseur en utilisant un nom fictif ne la dédouanait pas de cette obligation. « Ça limite les dommages d’atteinte à la réputation, mais ça ne diminue pas le devoir d’exactitude», note le secrétaire général du CPQ.

Estimant que la journaliste du Rolling Stone devait aller voir les présumés agresseurs, M. Amyot considère singulier que le magazine ait acquiescé à la demande de la victime de ne pas les contacter. Cette exigence aurait dû semer un doute dans l’esprit de Mme Erdely, croit-il.

La direction du Rolling Stone a d’ailleurs reconnu avoir eu tort d’accéder à cette demande de Jackie. Le magazine se justifie en disant avoir été « sensible à la honte et l’humiliation ressenties par plusieurs femmes victimes d’agression sexuelle ». Dans son rectificatif, la direction affirme qu’elle aurait dû essayer de convaincre Jackie « que la vérité serait mieux servie en obtenant l’autre côté de la médaille ».

Dans une entrevue parue en 2009 sur le site Internet du Dart Center, un projet lié à l’université Columbia visant à encourager une couverture déontologique de la violence, confirme l’importance de la vérification des faits, même dans des circonstances délicates. Kristen Lombardi, une journaliste ayant enquêté sur des cas d’agressions sexuelles dans les collèges américains, y rapporte qu’elle a utilisé uniquement le témoignage des jeunes femmes à l’aise avec le processus de validation. « J’avais besoin de documents. J’avais besoin de corroborer ce qu’elles disaient ». Ainsi, la journaliste a vérifié leurs antécédents judiciaires, a discuté de leur dossier avec les représentants de leur école et est allée voir les agresseurs présumés.

Dans un article publié sur le site du Columbia Journalism Review, Judith Shulevitz souligne que même si ces étudiants avaient refusé de parler à Mme Erdely, celle-ci devait tenter de les joindre pour tenter d’obtenir leur version des faits. Mme Shulevitz note également que la journaliste aurait pu vérifier si l’un d’eux avait des antécédents d’inconduite sexuelle.

Incongruités

Le secrétaire général du CPQ observe qu’en faisant un travail de vérification, le magazine aurait constaté des incongruités dans le témoignage de Jackie. Cela aurait probablement mené à d’autres vérifications ou à tout le moins à en faire état dans l’article.

Julie Laforest, conseillère scientifique en prévention de la violence à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) prévient que les incohérences dans le récit d’une victime font partie du processus de dévoilement. Dans certains cas, la victime développe un trouble de stress post-traumatique. Les conséquences sont variables d’une personne à l’autre, indique Mme Laforest. « Pour certains, il s’agit de dissociation ou d’amnésie », précise-t-elle. Ainsi, au fil du temps, certaines victimes se souviendront de davantage de détails.

Les journalistes ne doivent pas rejeter les témoignages de ces victimes, affirme Guy Amyot. « On tient compte du fait que l’exactitude du récit peut être contaminée. On vérifie alors davantage », conseille-t-il en rappelant l’importance pour un journaliste qui couvre ce type de sujet d’avoir une bonne connaissance du phénomène.

En sachant que les détails du récit peuvent être imprécis, le journaliste le mentionnera dans son reportage ou évitera de les présenter comme un fait établi, suggère M. Amyot. Il rappelle que les journalistes sont responsables de chacun des mots écrits dans un article.

Consentement

En entrevue avec le Washington Post, Jackie rapporte avoir demandé à la journaliste de ne pas utiliser son témoignage. Mme Erdely aurait refusé. Jackie a finalement accepté de poursuivre sa collaboration à condition de pouvoir lire, avant publication, les passages de l’article la concernant.

Alors que Jackie n’est pas une personnalité publique, la journaliste aurait-elle dû accepter de faire une croix sur le témoignage de l’étudiante?

« Une fois qu’une entrevue est accordée, les journalistes en disposent, affirme Guy Amyot. Peut-être que la source n’était pas consciente des préjudices que cela pouvait lui causer. Le journaliste doit chercher un équilibre entre le risque de préjudices pour la source et l’intérêt public. »

Le code de déontologie de l’association américaine Society of Professional Journalists va plus loin en exigeant que les journalistes considèrent le fait que les simples citoyens ont davantage le droit de contrôler l’information les concernant que les personnalités publiques. Le code adopté en septembre 2014 demande également aux journalistes de mesurer l’impact à long terme et la portée d’un article.

Dans le cas de l’article du Rolling Stone, M. Amyot observe que la demande de retrait de Jackie pouvait envoyer un signal sur la validité de son témoignage ou sur la vulnérabilité de la source.

Rectificatif

Après la publication de l’enquête du Washington Post, le Rolling Stone a publié un rectificatif. Selon le Columbia Journalism Review,  ces excuses n’ont rien fait pour permettre au magazine de regagner la confiance des lecteurs.

Dans la première version du rectificatif, le rédacteur en chef, Will Dana, a affirmé que les contradictions dans le récit de Jackie l’amènent à conclure que le magazine n’aurait pas dû lui faire confiance.

Par la suite, sans en faire mention, des modifications ont été apportées au rectificatif. Le magazine y indique dorénavant qu’il a publié le reportage en étant convaincu qu’il était exact et il reconnaît finalement qu’il n’aurait pas dû accéder à la demande de Jackie de ne pas contacter ses présumés agresseurs. Il conclut en écrivant : « Ces erreurs sont la responsabilité du Rolling Stone et non celle de Jackie. Nous nous excusons auprès de ceux qui ont été touchés par cette histoire et nous continuerons d’enquêter sur les événements s’étant déroulés ce soir-là. »

Le guide de déontologie du CPQ, Droits et responsabilités de la presse stipule que « les rétractations et les rectifications devraient être faites de façon à remédier pleinement et avec diligence au tort causé. Les médias n’ont aucune excuse pour se soustraire à l’obligation de réparer leurs erreurs, que les victimes l’exigent ou non, et ils doivent consacrer aux rétractations et aux rectifications qu’ils publient ou diffusent une forme, un espace, et une importance de nature à permettre au public de faire la part des choses.»

Dans un texte intitulé « How to Survive a Journalistic Disaster 101 » Margaret Sullivan, ombudsman du New York Times, recommande aux dirigeants du magazine de s’inspirer de la façon dont le quotidien new-yorkais a géré un cas de plagiat mis au jour en 2003. Le New York Times avait alors mené une enquête qui avait conduit au congédiement de deux rédacteurs en chef et la mise en place de réformes visant à éviter la répétition d’une telle situation.

Le secrétaire général du CPQ abonde dans le même sens que Mme Sullivan. À son avis, le magazine doit vérifier s’il y a des failles dans son processus de vérification des faits et dans l’encadrement de ses journalistes. Il insiste sur l’importance d’agir dans la plus grande transparence.

Traiter d’agressions sexuelles

Julie Laforest, qui a collaboré à l’élaboration d’une trousse d’information destinée aux médias, encourage les journalistes à traiter des questions liées aux agressions sexuelles afin de contribuer à une meilleure compréhension de cette problématique. Dans la trousse on note également « qu’une plus grande couverture journalistique des agressions sexuelles pourrait être un facteur favorisant la dénonciation à la police par les victimes.»

En entrevue avec le Magazine du CPQ, Mme Laforest rappelle l’importance de protéger la victime, notamment en préservant son identité et en évitant les détails explicites. « Au Québec, ces précautions sont respectées par les journalistes », observe-t-elle. Cependant, elle aimerait que les médias aillent au-delà d’un traitement de type « faits divers » et qu’ils abordent ces questions sous un angle plus global.

Julie Laforest incite les journalistes à faire appel aux experts des agressions sexuelles afin de décrire cette problématique, notamment en ce qui concerne l’ampleur du phénomène, les facteurs de risque, les conséquences sur les victimes. Les médias sont également encouragés à faire état des ressources disponibles pour les victimes et les agresseurs.

 

Chronologie d’un désastre médiatique

19 novembre 2014. Le Rolling Stone, sous la plume de Sabrina Erlin Erdely, publie le témoignage de Jackie, relatant un viol collectif sur le campus de l’Université de Virginie, en septembre 2012.

24 novembre. La crédibilité du témoignage de Jackie est mise en doute par l’auteur et journaliste Richard Bradley. Dans les jours qui suivent, d’autres (notamment l’auteure et journaliste Judith Shulevitz) remettent également en question le fait que le Rolling Stone n’ait pas contacté les agresseurs de Jackie.

5 décembre. Après avoir effectué sa propre enquête, le Washington Post révèle des erreurs de fait dans le témoignage de Jackie, qui maintient cependant sa version des faits. La jeune femme confie au Washington Post avoir demandé à la journaliste du Rolling Stone, avant la publication, de retirer son témoignage de l’article. Ce qui lui a été refusé.

5 décembre. Le Rolling Stone publie un communiqué dans lequel le magazine reconnaît les incohérences de fait dans le témoignage de Jackie et semble jeter le blâme sur la jeune femme : « Nous arrivons à la conclusion qu’il a été mal avisé, de notre part, de faire confiance à Jackie », écrit le rédacteur en chef Will Dana.

5 décembre? Des changements sont apportés furtivement au communiqué du Rolling Stone, à la suite du tollé créé par sa première mouture. Le RS endosse maintenant l’erreur de sa journaliste d’avoir accepté, à la demande de Jackie, de ne pas contacter ses agresseurs. « Nous aurions dû insister davantage pour la convaincre que la vérité aurait été mieux servie en cherchant à obtenir leur version des faits. Ces erreurs sont les nôtres et non celles de Jackie. »

7 décembre. Le controversé blogueur Charles C. Johnson, sert un ultimatum à Jackie sur Twitter : « Je donne à Jackie jusqu’à plus tard ce soir pour qu’elle dise la vérité ou alors je révélerai tout au sujet de son passé. » Cette publication lui vaut de nombreuses critiques et menaces. Le Washington Post publie un portrait de Johnson, le 9 décembre.

10 décembre. Le Washington Post révèle de nouveaux détails de nature à entamer davantage la crédibilité du témoignage de Jackie.

10 décembre. Le Columbia Journalisme Review fournit des pistes de solution pour un média devant se relever après une crise telle que celle vécue par le Rolling Stone dans la foulée de l’affaire Jackie. La transparence est la clé, peut-on y lire.

(Collaboration : Nathalie Villeneuve)