Plaignant
M. André
Lafrance
Mis en cause
Le Droit
[Ottawa]
Représentant du mis en cause
M. Pierre
Tremblay (éditorialiste en chef, Le Droit [Ottawa]) et M. Jean-Robert Bélanger
(éditeur et directeur général, Le Droit [Ottawa])
Résumé de la plainte
Le Droit affiche
une attitude discriminatoire à l’égard des lettres ouvertes du plaignant et des
autres lecteurs favorables à la souveraineté-association. Ses dirigeants
refusent de publier certaines lettres, abrègent les textes et modifient les
titres. Ainsi, ce journal refuse de faire paraître une lettre du plaignant
datée du 11 septembre 1978 et modifie le sens d’une autre en la publiant dans
son édition du 6 décembre. Parallèlement à ces faits, Le Droit se donne de
nouveaux moyens d’écarter les lecteurs indésirables en adoptant une politique
de publication des lettres ouvertes restrictive et arbitraire.
Griefs du plaignant
Le Conseil de
presse du Québec a terminé l’étude de la plainte dans laquelle vous dénonciez
l’attitude arbitraire et discriminatoire développée par l’équipe éditoriale du
journal Le Droit vis-à-vis la publication de vos lettres ouvertes et de celles
de certains lecteurs.
Evoquant certaines
difficultés dans vos rapports avec les autorités de ce journal, vous attiriez
l’attention du Conseil sur des «coïncidences étranges» de certaines décisions
qui, au cours de l’année 1978 et au début de l’année 1979, ont eu pour effet de
modifier les règlements régissant la publication des lettres des lecteurs; ces
mesures étant destinées, selon vous, à écarter des «lecteurs indésirables» dont
«le tort le plus grand est d’avoir des idées que ne partage pas la direction du
journal».
Ainsi, souteniez-vous,
que c’est en raison de leurs opinions politiques que le journal Le Droit
refusait soit la publication des lettres de certains lecteurs, multipliait les
délais entre la remise de certains textes et leur publication, leur enlevant
ainsi tout leur impact, changeait les titres ou effectuait à d’autres des
coupres telles que leur sens s’en trouvait complètement changé; pratiques,
indiquiez-vous, qui avaient inévitablement comme résultat d’entraver la liberté
d’expression de ces lecteurs.
Plus spécifiquement,
vous reprochiez d’une part à M. Pierre Tremblay, éditorialiste en chef, d’avoir
refusé de publier l’une de vos lettres (11 septembre 1978), attribuant ce refus
au fait que vous contestiez l’évaluation qu’il faisait d’une étude concernant
«les minorités des langues officielles au Canada» dans un éditorial qu’il
signait peu auparavant.
D’autre part,
vous dénonciez, en voulant en faire l’élément principal de votre plainte
puisqu’une telle façon de faire constituait «un exemple de manipulation éhontée
de la matière éditoriale», le sort fait par l’équipe éditoriale à une autre de
vos lettres (30 novembre 1978) dans l’édition du 6 décembre. Et en changeant le
titre et en en retranchant certains paragraphes, Le Droit lui aurait donné un
sens tout à fait différent de celui que vous aviez voulu lui donner. Car telle
que publiée, votre lettre semblait être une motion de félicitations à l’endroit
de ce journal pour son attitude face au Parti québécois: «ce qui (vous) mettait
dans une situation drôlement embarrassante, vu que (vous étiez) non seulement
membre du PQ de Hull mais responsable d’un secteur d’activité aussi important
que la formation politique dans ce comté».
A cet égard,
vous faisiez aussi remarquer au Conseil que lorsque vous militiez dans les
mouvements franco-ontariens, les colonnes du journal vous étaient grandes
ouvertes. Le Droit, selon vous, se serait cependant engagé dans une démarche
visant à vous interdire progressivement l’accès à la rubrique des lettres des
lecteurs depuis que vous vous étiez rallié au Parti québécois.
Ainsi dès le 11
septembre, étiez-vous convoqué par M. Pierre Tremblay pour vous faire dire que
«dorénavant (vos) articles devraient avoir une longueur maximale de 200 mots et
que (vous seriez) limité à un article par mois dans les pages du journal»;
mesures que vous ne pouviez que considérer comme discriminatoires à votre
endroit même si la première fut étendue, plus tard, dans l’énoncé de la
politique régissant la publication des lettres des lecteurs. Une seconde
modification à ces règlements dans laquelle Le Droit avertissait les lecteurs
qu’il ne s’engageait pas à publier toutes les lettres des lecteurs ni à
justifier, par téléphone ou par écrit, chaque non-publication vous apparaissait
tout aussi arbitraire.
Hormis ces changements
aux règlements par lesquels Le Droit «se donnait les moyens d’éliminer
certaines contributions à la rubrique des lettres des lecteurs», vous indiquiez
au Conseil que vous n’étiez pas le seul à être victime de discrimination pour
opinions politiques. Vous évoquiez les cas de M. Emmanuel Marcotte, ex-candidat
du Parti québécois aux élections de 1970 et, jusqu’à la fin de 1978, directeur
de l’organisation de ce parti dans le comté de Hull. M. Normand Laroche,
étudiant à l’Université d’Ottawa, s’était exprimé, mais en vain, dans une
lettre pour publication sur les démêlés du Parti québécois avec le journal Le
Droit et le caractère partisan de la politique éditoriale du journal. Enfin le
cas de M. Charles Castonguay, professeur à la même Université, bien connu pour
ses travaux sur l’évolution démographique des francophones du Canada et
également pour ses plaidoyers répétés en faveur d’un Québec français.
Ces personnes,
contrairement à d’autres lecteurs dont les lettres, selon vous, correspondaient
mieux aux idées de la rédaction, auraient vu leurs lettres soit refusées,
coupées d’une façon propre à en tronquer le sens, publiées après des délais
abusifs qui les privaient inévitablement de l’impact et de l’intérêt qu’elles
auraient pu avoir si elles avaient été publiées promptement. Soulignant la
célérité avec laquelle certaines lettres trouvent place dans Le Droit
«lorsqu’elles viennent du bon bord», vous indiquiez au Conseil que le journal
n’hésitait pas à vous refuser, ainsi qu’à vos collègues, votre droit de
réplique. Vous vous interrogiez sur la valeur des motifs de ces refus (absence
d’actualité, manque d’espace…) qui, selon vous, prenaient l’allure de
prétextes sinon de «manoeuvres plus ou moins subtiles d’intimidation pour
réduire au silence ceux et celles dont ils (les responsables de l’équipe
éditoriale) n’approuvent pas les idées». Les critères de publication et de
traitement des lettres des lecteurs utilisés par l’équipe éditoriale du Droit
vous apparaissaient dès lors témoigner de «cette dangereuse propension à
l’arbitraire qui est devenue un trait marquant de la direction du service
éditorial du journal Le Droit».
Si encore Le
Droit pouvait donner comme excuse, disiez-vous, une abondance de lettres! Mais
là n’était pas, selon vous, le problème puisque ni l’abondance des lettres des
lecteurs ni leur longueur ne vous apparaissaient susceptibles de prendre une
place très large dans les pages du journal; le vrai problème étant celui d’une
tentative assez évidente de la part du service de l’éditorial de permettre la
seule expression, dans la page éditoriale du journal, ou bien de ses propres
vues ou bien de celles des lecteurs qui s’y conforment.
Commentaires du mis en cause
Récusant les
motifs de votre plainte à l’effet que «nous entravons la liberté d’expression
des lecteurs auxquels nous permettons de publier leur opinion sous la rubrique
« Les lecteurs nous écrivent »», l’éditorialiste en chef du journal Le
Droit, M. Pierre Tremblay, portait l’attention du Conseil sur l’énoncé de la
politique du journal paraissant régulièrement en page éditoriale, «politique
appliquée par toutes les sociétés éditrices de journaux, laquelle s’appuie sur
la responsabilité incombant à l’éditeur».
L’éditeur et
directeur général du Droit, M. Jean-Robert Bélanger, indiquait pour sa part au
Conseil que les responsables de la publication des lettres des lecteurs de son
journal n’exerçaient aucune discrimination dans la publication des lettres
ouvertes et que les mêmes normes s’appliquaient à tous, peu importe les
opinions émises.
Tout en
reconnaissant le fait que certaines lettres étaient abrégées ou refusées en
raison soit de leur longueur, de leur manque d’intérêt pour les lecteurs ou
tout simplement de bon sens, ou encore parce qu’elles contenaient des propos
libelleux ou injurieux, M. Bélanger précisait aussi que le manque d’espace, la
lenteur du courrier ou les difficultés à rejoindre les auteurs des lettres pour
identification, etc. pouvaient aussi effectivement retarder la publication de
certaines lettres.
Quant à votre
lettre du 30 novembre que Le Droit publiait le 6 décembre 1978, M. Bélanger
était d’avis que les coupures effectuées n’en n’avaient nullement modifié le
sens. Selon lui, les paragraphes retranchés n’étaient «qu’une suggestion
ajoutée à (vos) commentaires précédents et assortie d’insinuations gratuites,
injurieuses et inacceptables».
Selon lui, de
plus, seul les articles des éditorialistes constituaient la «matière
éditoriale» ou la pensée du journal et de ses éditorialistes et non les lettres
des lecteurs. Admettant aussi que les opinions exprimées dans ces dernières
pouvaient différer de celles des éditorialistes, il ajoutait que Le Droit les
publiait chaque fois que l’espace le permettait à la condition qu’elles
répondent aux normes établies par la direction.
Enfin, M.
Bélanger considérait que seuls les responsables d’un journal peuvent déterminer
ce qui doit être publié dans les pages de celui-ci. Tout en respectant la
vérité et en ne lésant personne, ils doivent, ajoutait-il, rester libres de
toute contrainte extérieure d’où qu’elle vienne, ceci étant l’essence même de
la liberté de la presse.
Analyse
Fidèle à ses déclarations répétées, le Conseil estime, d’une part, que nul ne peut prétendre avoir accès de plein droit à la tribune réservée aux lecteurs d’un journal; la politique de publication des lettres des lecteurs relevant de la prérogative et de la responsabilité de l’éditeur. Cependant, malgré la latitude dont jouit ce dernier, ses jugements d’appréciation en matière de publication de lettres ouvertes doivent demeurer conformes à sa responsabilité d’informateur public soucieux de renseigner adéquatement et honnêtement ses lecteurs et, dans une société qui se veut ouverte et progressiste, faire preuve de la largeur de vue nécessaire à la presse dont la fonction d’informer comporte aussi le devoir de favoriser l’expression des libertés individuelles et collectives.
Si en effet, un journal réserve une rubrique à ses lecteurs, pratique que le Conseil encourage puisqu’en favorisant l’expression d’autant de points de vue possible, cela rehausse la qualité d’un journal, ce dernier devrait faire en sorte que l’accès du lecteur soit réel et effectif.
Or, le Conseil est d’avis, d’une part, que la politique suivie par Le Droit en matière de publication des lettres des lecteurs dont ce journal fait régulièrement état dans sa page éditoriale est conforme à sa responsabilité d’informateur public et qu’elle remplit les exigences du droit du public à l’information.
Le Conseil ne saurait non plus, d’autre part, à l’examen du dossier que vous lui avez confié, conclure, autrement qu’en versant dans le procès d’intention, que la politique suivie par Le Droit en ce qui concerne le traitement des lettres des lecteurs illustre une tendance de ce journal à supprimer les points de vue qui s’opposent aux convictions de l’éditeur ou à utiliser à sa façon ces lettres pour manipuler l’opinion publique.
D’une part, comme le démontre le dossier de soutien que vous lui avez soumis, les autorités du journal Le Droit vous ont donné à vous ainsi qu’à vos collègues de fréquentes occasions d’exprimer vos points de vue dans les pages de ce journal. A titre d’exemple, s’il est vrai, comme vous l’avez évoqué, que votre lettre du 11 septembre n’a pas été publiée dans les pages du Droit, le Conseil a par ailleurs pu se rendre compte que votre lettre du lendemain (12 septembre) sur le même sujet et qui, à son sens, en résumait la substance, a été publiée dans l’édition du 22 septembre.
Quant aux coupures apportées à votre lettre du 30 novembre 1978, publiée dans l’édition du 6 décembre suivant, le Conseil est d’avis qu’elles n’ont pas eu pour effet d’en trahir la substance et que par le traitement qu’il en a fait le journal s’est acquitté de sa responsabilit d’informateur pu blic conformément aux règles de l’éthique professionnelle.
Il en est de même pour les titres dont les journaux décident de coiffer les lettres des lecteurs. Ceux-ci relèvent de l’autorité rédactionnelle de l’éditeur qui doit cependant veiller à ce qu’ils reflètent fidèlement l’esprit et le contenu des lettres qu’ils accompagnent.
Enfin, si à l’étude de vos démêlés avec les autorités de l’équipe éditoriale du journal Le Droit le Conseil ne peut se prononcer avec certitude sur l’attitude arbitraire et discriminatoire qu’elles exerceraient envers vous, il n’en estime pas moins que les «coïncidences» sur lesquelles vous avez attiré son attention justifient certaines de vos interrogations. Le Conseil espère cependant que les motifs qui guident les décisions rédactionnelles de l’équipe éditoriale du Droit en matière de publication des lettres ouvertes reflètent la politique d’équité rédactionnelle que ce journal s’efforce de respecter en matière d’information et ceci en tenant compte des contraintes de toutes sortes (temps, espace, intérêt de la population desservie, etc.) qui affectent l’accès à la tribune des lecteurs et le rendent nécessairement sélectif.
Analyse de la décision
- C08A Choix des textes
- C08B Modification des textes