Plaignant
M. Raymond
Favreau
Mis en cause
La Presse
[Montréal] et Mme Martha Gagnon (journaliste)
Représentant du mis en cause
M. Claude Gravel
(directeur de l’information, La Presse [Montréal]) et M. Jean Sisto (éditeur
adjoint, La Presse [Montréal])
Résumé de la plainte
La journaliste
Martha Gagnon fait preuve de discrimination dans son article «Conséquence du
réglement anti-racolage? Les maisons closes reprennent vie», paru dans
l’édition du 12 juin 1980 de La Presse. Se fiant à des sources policières, la
journaliste rapporte qu’une maison close se «spécialisait» dans les groupes
ethniques en vue de déjouer les enquêteurs, qui comptent peu de représentants
dans ces groupes.
Griefs du plaignant
Le Conseil de
Presse a terminé l’étude de la plainte que vous portiez contre Mme Martha
Gagnon, journaliste, concernant l’article intitulé: «Conséquence du règlement
anti racolage? Les maisons closes reprennent vie», paru sous sa signature dans
l’édition du 12 juin 1980 du quotidien La Presse.
Vous reprochiez
à Mme Gagnon d’avoir rapporté dans son article certaines déclarations
policières peu pertinentes et discriminatoires en faisant état de l’origine
ethnique, en l’occurrence les Juifs, les Noirs et les Chinois, de la
«clientèle» de la maison close dont il était question.
La
discrimination raciale étant, entre autres, «cette pratique d’identifier des
personnes selon l’origine ethnique, la couleur ou la religion», vous estimiez
que le fait de publier que certains prévenus étaient «membre du culte de la
religion juive» constituait une information superflue qui dépassait
l’entendement.
Commentaires du mis en cause
Mme Martha
Gagnon affirmait pour sa part au Conseil que selon les sources policières, la
maison close en question, dont la clientèle se composait principalement de
commerçants et de membres du culte juif et occasionnellement d’autres groupes
ethniques, se spécialisait dans ce type particulier de clientèle afin de
déjouer les enquêteurs de la police qui comptent peu de représentants de ces
groupes.
Aussi, le
supérieur immédiat de Mme Gagnon, M. Claude Gravel, avait-il non seulement jugé
que la fermeture de la maison en question devait constituer le sujet d’un
article, mais que cet article devait même faire état que cette maison se
caractérisait par un type particulier de clientèle.
Mme Martha
Gagnon soutenait également que son article répondait aux critères de la
convention collective du Syndicat des travailleurs de l’information de La
Presse qui stipule que l’information doit être conforme aux faits et de nature
à ne pas tromper le public. «L’information, ajoutait-elle, doit être exacte et
complète, c’est-à-dire, non seulement conforme aux faits, mais encore elle doit
comprendre autant que possible tous les éléments essentiels de ces faits».
Pour sa part,
l’éditeur adjoint de La Presse, M. Jean Sisto, informait le Conseil que son
journal avait jugé pertinentes les informations de la police voulant que la
maison close en question ait été fréquentée par des Juifs, des Noirs et des
Chinois, y compris par certains ministres du culte. M. Sisto estimait aussi
que, si effectivement les informations concernant l’origine ethnique des
clients de cette maison n’étaient pas essentielles, elles n’étaient
certainement pas discriminatoires, c’est-à-dire, tendant «à distinguer un
groupe humain des autres, à son détriment». Selon l’éditeur adjoint du
quotidien, «à moins de ne jamais qualifier d’aucune façon un être humain, on
tombe à la limite dans la discrimination à tout coup; il ne faudrait même pas
publier les noms: leur consonance même serait discriminatoire».
Analyse
L’attention que décide de porter la presse à un sujet particulier relève de son jugement rédactionnel. Le choix et la pertinence du sujet de même que la façon de le traiter lui appartiennent en propre. La liberté de la presse et partant, le droit du public à l’information seraient gravement compromis si la presse devait s’interdire de renseigner le public sur des sujets d’intérêt public sous prétexte qu’ils sont l’objet de quelque tabou. Il en serait de même si, en renseignant le public sur certaines questions, la presse devait se plier à quelque philosophie ou courant d’idée dans sa façon d’aborder les événements.
Ce droit et cette liberté seraient tout aussi gravement compromis si la presse, se soustrayant aux règles de l’éthique journalistique ou faisant fi des exigences de rigueur, d’exactitude, d’honnêteté que lui impartissent sa fonction et sa responsabilité d’informer, donnait une image déformée des faits, travestissait les événements, adoptait à l’égard des personnes ou des groupes des attitudes propres à entretenir les préjugés populaires ou à les discréditer auprès de l’opinion publique.
Or, dans le présent cas, le Conseil estime que les mentions de l’origine ethnique des clients de la maison close dont il était question étaient non seulement pertinentes à la nouvelle en question, mais n’étaient aucunement discriminatoires.
Le Conseil estime d’une part que le dévoilement de l’identité ethnique ou religieuse d’une personne est justifiable lorsqu’il est exigé par la cohérence du récit et lorsqu’il constitue une condition essentielle de sa véracité. Dans le présent cas, la journaliste s’en est tenue à rapporter les faits en situant l’événement dans son contexte particulier.
Le Conseil considère d’autre part que les caractères qui différencient ou distinguent les personnes les unes des autres – qu’il s’agisse de la race, de la couleur, du sexe, de la religion, de la langue, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle, etc. – ne sont pas nécessairement discriminatoires du seul fait de leur évocation. Leur mention n’a effectivement pas en soi comme effet de distinguer un groupe humain d’un autre à son «détriment». Elle n’a pas non plus automatiquement pour résultat de discréditer les personnes ni d’entretenir les préjugés populaires à leur endroit.
Le Conseil trouve particulièrement éclairante l’interprétation que donne à l’expression «discrimination», telle qu’inscrite dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, la commission chargée de son application. La discrimination, selon cette interprétation, résulte de la distinction, de l’exclusion ou de la préférence fondée sur un motif illicite et qui ont pour résultat de détruire ou de compromettre le droit à l’égalité dans l’exercice des droits et libertés de la personne. De telles mentions dépendent donc du contexte dans lequel elles sont faites et signifient une distinction donnant lieu à un traitement défavorable.
Or, le Conseil n’estime pas que l’article de Mme Gagnon a eu un tel résultat. En conséquence, il ne retient pas de blâme contre la journaliste, son article étant, à son avis, conforme à l’éthique et à la responsabilité professionnelles des journalistes de même qu’aux exigences du droit du public à l’information.
Le Conseil invite toutefois la presse et les professionnels de l’information à faire preuve de grand discernement lorsqu’ils abordent ces questions.
Analyse de la décision
- C18A Mention de l’appartenance
Commentaires des dissidents à propos de la décision
Dissidence de
Mme Françoise-R. Deroy-Pineau:
Je suis en plein
accord avec les principes généraux énoncés dans cette décision: – liberté du
jugement rédactionnel, mais nécessité de ne pas entretenir de préjugés
populaires; – fait que les caractéristiques raciales, ethniques ou religieuses
ne sont pas nécessairement discriminatoires.
Tout dépend, en
effet, du contexte.
Dans le cas
présent, j’estime qu’un tel article ne peut qu’alimenter le racisme. Pourtant,
le sujet est pertinent: à la suite du règlement municipal anti-racolage, le
public de Montréal attendait une information sur l’état de la prostitution et
l’éventuelle réouverture de maisons closes. Par ailleurs, la journaliste
s’attarde judicieusement, et c’est rare dans le genre, sur les clients, et non
sur les femmes. Malheureusement, l’article ne tient pas ses promesses: il n’y a
qu’un son de cloche, celui des policiers, et rien ne fait état de la
prostitution à la suite du nouveau règlement.
Compte tenu des
exigences de la presse quotidienne, cela serait excusable si cette information
très partielle était située au milieu d’une nième page. Ce qui aggrave le cas,
c’est qu’elle s’étale en première page, offrant le racisme en «plat garni» (un
peu de tout: du Juif, du Chinois, du Noir) à la xénophobie des lecteurs,
qu’elle nourrit.
J’estime qu’il
est blâmable: – de traiter un sujet à partir d’un exemple non situé dans son
contexte général; – d’en profiter pour laisser supposer que seules les
personnes d’autres origines sont concernées. Nos pères, nos frères, nos maris,
nos fils, ne vont-ils donc jamais au bordel?
Dissidents
Françoise-R.
Deroy-Pineau