D2023-10-071

Plaignante

Julie Lefebvre

Mis en cause

Mario Dumont, collaborateur

Émission « Le Québec matin »

LCN, Groupe TVA

Québecor Média

Date de dépôt de la plainte

Le 10 octobre 2023

Date de la décision

Le 21 juin 2024

Résumé de la plainte

Julie Lefebvre dépose une plainte le 10 octobre 2023 au sujet d’une intervention du collaborateur Mario Dumont durant le segment « Le débat fait rage autour des toilettes mixtes » de l’émission « Le Québec matin », diffusée le 13 septembre 2023 sur les ondes de LCN. La plaignante déplore de la discrimination.

Contexte

Le 12 septembre 2023, jour de rentrée parlementaire à l’Assemblée nationale du Québec, le ministre de l’Éducation Bernard Drainville annonce qu’il s’oppose à la décision de l’école secondaire D’Iberville, en Abitibi-Témiscamingue, d’effectuer des travaux afin de rendre toutes ses salles de bain mixtes pour la rentrée scolaire 2024-2025. « On ne veut pas aller là. Je pense qu’il faut tirer une ligne et la ligne, on la tire maintenant. Il n’est pas question qu’on aille dans cette direction-là », déclare-t-il devant les journalistes en mêlée de presse. Il propose plutôt un compromis pour accommoder les personnes non binaires, c’est-à-dire que des toilettes individuelles et fermées soient désignées pour l’utilisation de tous.

Le lendemain, à l’émission d’affaires publiques matinale « Le Québec matin », diffusée à la chaîne de télévision LCN, l’animateur Jean-François Guérin reçoit le chroniqueur et collaborateur régulier Mario Dumont pour commenter la prise de position du ministre Drainville concernant les toilettes mixtes. La présente plainte porte sur des remarques formulées par Mario Dumont à propos des personnes non binaires durant cette intervention.

Principe déontologique relié au journalisme d’opinion 

Journalisme d’opinion : (1) Le journaliste d’opinion exprime ses points de vue, commentaires, prises de position, critiques ou opinions en disposant, pour ce faire, d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il adopte. (2) Le journaliste d’opinion expose les faits les plus pertinents sur lesquels il fonde son opinion, à moins que ceux-ci ne soient déjà connus du public, et doit expliciter le raisonnement qui la justifie. (3) L’information qu’il présente est exacte et complète, tel que défini à l’article 9 du présent Guide. (article 10.2 du Guide de déontologie journalistique du Conseil de presse du Québec)

Grief de la plaignante

Grief 1 : discrimination

Principe déontologique applicable

Discrimination : « Les journalistes et les médias d’information s’abstiennent d’utiliser, à l’endroit de personnes ou de groupes, des représentations ou des termes qui tendent, sur la base d’un motif discriminatoire, à susciter ou attiser la haine et le mépris, à encourager la violence ou à entretenir les préjugés. » (article 19 (1) du Guide)

Le Conseil doit déterminer si Mario Dumont a tenu des propos discriminatoires susceptibles d’entretenir les préjugés ou d’attiser le mépris envers les personnes non binaires dans les extraits soulignés retranscrits ci-dessous.

« Faut être sensible à ça… mais t’sais non genré, là, ça, c’est pas médicalement reconnu, là. Ça, ce… c’est une nouvelle affaire, de s’habiller, de dire que t’es dans… tu l’sais pas, que t’es ni un homme ni une femme, que tu veux pas être euh… t’es un peu des deux, que tu veux pas être un ni l’autre, ou tu veux pas… C’t’une catégorie que l’humanité a créée par erreur, là. Alors qu’à mon avis, c’t’une catégorie que la biologie a créée assez solide, là, dans, dans toutes les espèces de mammifères. Mais là, c’t’une catégorie qui a été créée par erreur par l’humanité, pis dont… dont… on dit : “Moi, j’en tiens pu compte, moi j’suis non genré.” Écoute, je… j’peux respecter les gens qui disent ça pis essayer d’les comprendre, là, mais c’est quelque chose, là! On n’est même pas sûrs que ça existe ou que ça existe pas. »

Décision

Le Conseil de presse du Québec rejette le grief de discrimination.

Analyse

La plaignante estime que Mario Dumont a fait preuve de discrimination envers « les personnes non binaires ou du spectre de la non-binarité ». Elle précise que « Mario Dumont utilise l’expression “non genré”, mais en lui donnant la définition de “non binaire” ».

Elle affirme : « Identifier un groupe de personnes comme étant une création humaine par erreur est très clairement discriminatoire. Les personnes non binaires sont rabaissées. » 

Elle poursuit : « M. Dumont a un micro dans les mains. Il s’adresse à la population du Québec et même plus. En disant que “c’est une catégorie que l’humanité a créée par erreur” (à deux reprises) et “qu’on n’est même pas sûrs que ça existe”, avec le ton dénigrant qu’il utilise, M. Dumont attise le mépris envers les personnes non binaires. Les téléspectateurs ont pu l’écouter et se dire que ces personnes-là ne méritent pas d’être respectées, qu’elles sont une erreur de l’humanité. »

« Ses propos entretiennent un préjugé que les personnes non binaires représentent une catégorie que l’humanité a créée par erreur. Qu’on n’est même pas sûrs si ça existe ou si ça n’existe pas. Que ce n’est pas médicalement reconnu. Si un jeune non binaire écoutait cette émission en compagnie de ses parents plutôt fermés à la notion de non-binarité, je crois que nous pouvons aisément dire que M. Dumont aura contribué à entretenir les préjugés de ses parents et malheureusement à favoriser la détresse psychologique du jeune », ajoute la plaignante. 

« Par ailleurs, M Dumont dit que les personnes non binaires ne sont pas reconnues par le milieu médical. Je lui ai transféré un article de la Société canadienne de pédiatrie1 du 20 juin 2023 traitant du sujet (et reconnaissant le statut des personnes non binaires). Cet article cite 113 références sérieuses sur l’identité de genre chez les jeunes (articles de revues médicales de plusieurs pays) », fait valoir la plaignante.

Elle conclut : « Le but de ma plainte [est] que les médias cessent justement de véhiculer des préjugés et du mépris face aux personnes trans et non binaires. […] En espérant que la société évolue et surtout, que les personnes travaillant dans les médias réfléchissent avant de prononcer (ou d’écrire) des propos discriminatoires. »

Les mis en cause, Mario Dumont et LCN, n’ont pas répondu à la plainte.

Lorsqu’une personne dépose une plainte au Conseil de presse du Québec pour propos discriminatoires, elle doit préciser quel est le groupe visé par la discrimination alléguée. C’est ce que l’on appelle également le « motif discriminatoire », tel que reconnu par la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Dans le cas présent, la plaignante considère que les propos de Mario Dumont sont discriminatoires sur la base de l’identité ou de l’expression de genre.

Bien que la plaignante ait pu se sentir heurtée et être profondément offusquée par les propos de M. Dumont, on ne peut conclure que les remarques formulées par celui-ci sont susceptibles d’entretenir les préjugés ou d’attiser le mépris envers les personnes non binaires. M. Dumont traite d’un sujet extrêmement sensible en confondant par moments les notions de sexe et d’identité de genre, ce qui a pu contribuer à ce que certains téléspectateurs interprètent ses déclarations erronément. 

Quand il affirme que « non genré, là, ça, c’est pas médicalement reconnu » et qu’« on n’est même pas sûrs que ça existe ou que ça existe pas », Mario Dumont exprime un point de vue  selon lequel il ne s’agit pas d’une condition biologique ou médicale à proprement parler, mais plutôt d’une construction sociale. 

À ce sujet,  le concept de non-binarité fait l’objet d’un débat sociologique important. Certains estiment que le genre lui-même (homme ou femme) est une construction sociale normative, tandis que d’autres considèrent inversement que le fait de ne pas se conformer à l’un ou l’autre de ces deux genres (se dire non binaire) est une construction sociale et une forme de revendication politique/militante.

Dans L’Encyclopédie canadienne, on peut lire les explications suivantes à ce propos  :

« Qu’est-ce que le genre ?

Contrairement au sexe biologique, le genre est un système de classification basé sur les comportements, les rôles et les attributs. Ces catégories comprennent, mais ne s’y limitent pas, les femmes, les hommes, les non-binaires, les personnes de genre non conforme, les personnes de genre queer, les personnes du troisième sexe et les personnes bispirituelles.

Ce n’est pas tout le monde qui est en accord à propos du genre et de sa relation avec le sexe biologique ou avec le contexte social et culturel. Plusieurs croient que le genre est socialement construit et qu’il change en fonction du temps et du lieu. […] Certains croient que le genre est universel, essentiel et qu’il ne change pas. D’autres soutiennent que le genre est formé par une interaction de facteurs biologiques et sociaux. »2

Cette définition du genre illustre bien le débat entourant ce concept, et la controverse que cela suscite au sein de la société. 

Revenons aux arguments de la plaignante, qui reproche à M. Dumont de « dire que les personnes non binaires ne sont pas reconnues par le milieu médical » lorsqu’il affirme en ondes  « t’sais non genré, là, ça, c’est pas médicalement reconnu, là ».

La plaignante soumet un document de la Société canadienne de pédiatrie intitulé « Une approche d’affirmation pour les soins aux jeunes transgenres et de diverses identités de genre »1 à titre de preuve que les personnes non binaires sont reconnues par le milieu médical. On peut notamment y lire : « Le présent document de principes examine les occasions de fournir des soins d’affirmation solidaires, inclusifs et exempts de jugement aux jeunes de toutes les identités de genre au sein du système de santé. » Dans  ce guide, on propose aux médecins une approche inclusive les aidant à dispenser des soins appropriés aux jeunes trans et non binaires. 

Ce document se veut un mode d’emploi sur la manière éthique de traiter les patients s’identifiant comme non binaires et désireux de recevoir des soins d’affirmation de genre. Cependant, il ne répond pas à la position de M. Dumont selon laquelle le concept de non-binarité n’est pas une condition médicale ou biologique. 

En ce qui concerne la déclaration de M. Dumont selon laquelle la non-binarité serait « une catégorie que l’humanité a créée par erreur », une majorité de membres du comité des plaintes (3 sur 5) estiment que la plaignante fait erreur dans son interprétation de ce passage. Ces trois membres considèrent que M. Dumont semble jouer le jeu de se mettre dans la position d’une personne non binaire qui affirme que les sexes masculins et féminins sont « une catégorie que l’humanité a créée par erreur » et non l’inverse. 

Les deux autres membres (2 sur 5) croient, tout comme la plaignante, que M. Dumont fait allusion aux personnes non binaires dans ce passage, mais considèrent qu’il exprime simplement une opinion, sans discriminer. Ils ne voient dans les propos ciblés par la plaignante ni préjugés ni mépris envers les personnes non binaires, mais plutôt une opinion au sujet de la non-binarité comme construction sociale. Comme nous l’avons vu plus haut dans la définition de genre de L’Encyclopédie canadienne, « plusieurs croient que le genre est socialement construit et qu’il change en fonction du temps et du lieu ». Cette opinion existe sans nécessairement témoigner de mépris envers les personnes non binaires. 

C’est pourquoi le grief sur ce passage est rejeté à l’unanimité.

Les déclarations de Mario Dumont, bien qu’elles aient pu heurter des personnes sur un sujet de société aussi sensible que l’identité de genre, n’excèdent donc pas les limites balisant le travail des journalistes d’opinion, qui, comme le stipule l’article 10.2 (1) du Guide, disposent « d’une grande latitude dans le choix du ton et du style qu’il[s] adopte[nt] ». 

En déontologie journalistique, il est important de faire la distinction entre l’expression d’une opinion – aussi polémique puisse-t-elle être – et des propos discriminatoires. C’est ce qu’explique la décision antérieure D2020-07-098 (2), confirmée en appel. Dans ce dossier,  le Conseil a rejeté un grief de discrimination visant l’emploi des termes « hommes transformés en femmes » pour désigner les femmes transgenres dans une lettre d’opinion publiée dans le quotidien Le Devoir. Il a jugé que ces termes n’étaient pas discriminatoires envers les personnes trans. Le plaignant (et appelant) estimait pour sa part que la phrase en cause « participe à effacer la réalité que les personnes trans et non binaires existent ». En première instance, le comité des plaintes a fait valoir : « En partageant son opinion sur le sens biologique de ce qu’est une femme, Mme Belloula [l’auteure de la lettre d’opinion] n’incite pas à la haine envers les personnes trans, elle ne leur souhaite aucun mal. » Quant à la commission d’appel, elle a souligné :  « Les propos de Mme Belloula à l’effet qu’il existe “des hommes transformés en femmes” relèvent de sa vision des choses, qu’elle pouvait exprimer. Bien que ces propos puissent légitimement heurter des gens qui n’ont pas la même vision qu’elle de ce qu’est une femme, elle n’utilise aucun terme discriminatoire qui témoignerait de préjugés, de mépris ou de haine envers les femmes trans. »

De même manière, dans le cas présent, les déclarations de Mario Dumont relèvent de l’opinion, et ce, sans véhiculer de discrimination, c’est-à-dire des préjugés ou du mépris envers les personnes qui sont libres de choisir leur expression de genre. Il est également à noter qu’au cours de la même intervention télévisuelle, M. Dumont apporte plusieurs nuances à ses propos. Il affirme entre autres au sujet des jeunes non binaires fréquentant l’école secondaire : « Écoute, j’peux respecter les gens qui disent ça pis essayer d’les comprendre », ainsi que « donc, qu’y’ait des salles de bain fermées à leur disposition, c’est ben correct ». À l’écoute de l’intégralité du segment en cause, on constate que M. Dumont ne manifeste aucune intention malveillante à l’endroit des personnes non binaires, même si ses affirmations ont pu choquer certains téléspectateurs. 

Note

Le Conseil de presse déplore le refus de collaborer de LCN, qui n’est pas membre du Conseil et n’a pas répondu à la présente plainte.

Conclusion

Le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de Julie Lefebvre visant une intervention du collaborateur Mario Dumont durant le segment « Le débat fait rage autour des toilettes mixtes » de l’émission « Le Québec matin » diffusée le 13 septembre 2023 sur les ondes de LCN, concernant le grief de discrimination.

La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :

Représentants du public

Renée Lamontagne, présidente du comité des plaintes

Olivier Girardeau

Représentants des journalistes

Rémi Authier

Vincent Brousseau-Pouliot

Représentant des entreprises de presse

Stéphan Frappier

1 Référence : Ashley Vandermorris MD, M. Sc., FRCPC et Daniel L. Metzger MD, FAAP, FRCPC, « Une approche d’affirmation pour les soins aux jeunes transgenres et de diverses identités de genre », Société canadienne de pédiatrie, 20 juin 2023. Consulté en juin 2024.

2 Référence : Andrea Eidinger, « Article – Identité de genre » , L’Encyclopédie canadienne, 30 juin 2020. Consulté en juin 2024.