Plaignant
Mme Elizabeth
L’Anglais (agente d’information, Association de paralysie cérébrale du Québec)
Mis en cause
Le Soleil
[Québec] et M. Alain Bouchard (journaliste)
Représentant du mis en cause
M. Claude Gravel
(ex-éditeur adjoint et rédacteur en chef, Le Soleil [Québec])
Résumé de la plainte
Le journaliste
Alain Bouchard ridiculise la plaignante dans sa chronique «Le bruit a une
ville», publiée par Le Journal de Québec le 14 juin 1989. Il réplique ainsi à
la lettre que lui a adressée la plaignante, qui travaille comme agente
d’information à l’Association de paralysie cérébrale du Québec, à la suite de
la parution de deux chroniques précédentes portant sur cette maladie. Le
journaliste formule des propos hargneux et outrageux à l’égard de la
plaignante, en plus de déformer l’esprit et le contenu de sa lettre.
Faits
Les 29 et 31 mai
1989, Le Soleil publie deux chroniques d’Alain Bouchard: «Le gros orteil gauche
(1)» et «Le gros orteil gauche (fin)». Ces chroniques présentent une personne
prénommée Diane ayant la paralysie cérébrale.
Le 2 juin 1989,
Mme Elizabeth L’Anglais, agente d’information à l’Association de paralysie
cérébrale du Québec, adresse une lettre à M. Alain Bouchard pour lui apporter
des informations sur la paralysie cérébrale (ses causes, ses manifestations,
les raisons pour lesquelles la paralysie cérébrale n’est pas une maladie, mais
un état). Elle ajoute des commentaires, en accord avec les vues de son
Association, sur la manière de présenter une image positive de la personne
handicapée.
Le 14 juin 1989,
M. Bouchard réplique ainsi à la lettre de Mme L’Anglais dans sa chronique:
«Il y a
quelqu’un qui se nomme Elizabeth L’Anglais, qui se dit agente d’information, et
qui, au nom de l’Association de paralysie cérébrale du Québec inc. rien de
moins, m’écrit que ce n’est pas beau et pas fin d’avoir dit que Diane fait des
grimaces et se contorsionne sur son fauteuil roulant. On ne le dit pas, ça
n’existe pas. On n’en parle pas, ça n’existe pas. On ne l’écrit pas, ça
n’existe pas. En plein ce que Diane Bilodeau ne veut pas qu’on fasse. Vive les
agentes de déformation! […] Je me suis entendu avec les corps tordus, mais
avec un esprit tordu, je ne suis pas certain que ça marcherait…»;
Le 13 juillet
1989, Mme L’Anglais porte plainte au Conseil de presse en raison de cette
réplique.
Griefs du plaignant
Mme L’Anglais
estime que M. Bouchard a abusé de sa liberté rédactionnelle:
– en tenant des
«propos hargneux et outrageux» à son égard, propos portant atteinte à sa
réputation;
– en
ridiculisant et en laissant planer des doutes sur la fonction qu’elle occupe à
l’Association de paralysie cérébrale du Québec;
– en la
qualifiant «d’esprit tordu»;
– en déformant
l’esprit et le contenu de sa lettre du 2 juin 1989 de telle manière que les
lecteurs n’ont pu juger en toute connaissance de cause de la pertinence des
propos publiés.
Commentaires du mis en cause
M. Claude
Gravel, ex-éditeur adjoint et rédacteur en chef du Soleil:
M. Gravel
informe le Conseil de la teneur des réponses données à la plaignante lorsque
cette dernière a communiqué avec lui le 4 juin 1989 (appel téléphonique) et le
20 juin (lettre) pour lui faire part de son mécontentement et lui demander des
excuses publiques.
M. Gravel dit
avoir fait valoir:
– que M. Alain
Bouchard signe une chronique du «type column à l’amÉricaine, dans laquelle il
fait connaître en quelque sorte sa vision de la société», et que ce genre
journalistique donne une assez large liberté d’expression à son auteur;
– que la lettre
qu’elle a fait parvenir au chroniqueur Alain Bouchard le 2 juin 1989 était
publique: elle porte l’en-tête de l’Association de paralysie cérébrale, elle
mentionne la fonction de la plaignante au sein de cet organisme, elle n’indique
nulle part qu’il s’agit d’une lettre personnelle;
– que M.
Bouchard avait choisi de faire état de cette lettre dans sa chronique comme
cela était son droit;
– qu’une
relecture attentive des deux chroniques de M. Bouchard lui «aurait permis de constater
avec quelle émotion il abordait cette grave maladie qu’est la paralysie
cérébrale».
Il signale qu’il
a suggéré à la plaignante de communiquer avec M. Bouchard pour s’expliquer avec
lui. Il lui a également offert, à deux occasions, de publier son point de vue
dans le journal, ce qu’elle avait refusé.
Après examen
attentif du dossier, M. Gravel en vient aux mêmes conclusions. Il souligne que
la chronique en litige est «conforme aux lois canadiennes, aux règles de bon
sens» et qu’il ne voit pas pourquoi il aurait empêché M. Bouchard de faire
état, comme il le fait souvent, d’une correspondance entre lui et un lecteur
«qui, de surcroît, lui écrivait une lettre au nom d’un organisme reconnu».
M. Gravel ajoute
qu’il ne dit pas que M. Bouchard a été gentil lorsqu’il a parlé de la
plaignante dans sa chronique du 14 juin, mais seulement que sa liberté
d’expression, qui «découle de celle que la rédaction du Soleil lui accorde, lui
permet d’être critique envers ses lecteurs».
M. Gravel
réitère enfin que les chroniques des 29 et 31 mai ne sont en aucune façon
offensantes pour les gens qui souffrent de paralysie cérébrale. Il rappelle que
la plaignante a refusé à deux reprises des’exprimer dans le journal. Ele a
également refusé d’en discuter avec le chroniqueur Alain Bouchard.
M. Bouchard
ajoute ce qui suit aux propos de M. Claude Gravel:
«La paralysée
Diane Bilodeau demande au monde de voir et dire les vraies affaires; de cesser
de faire le tour de la « chose »; de cesser de lancer niaiseusement des
trente sous dans son verre de café, pour faire accroire d’avoir compris quelque
chose. Et voilà qu’une professionnelle de l’information, l’agente d’information
même de l’Association de paralysie cérébrale du Québec Inc. me reproche d’avoir
vu et dit les vraies affaires, d’avoir voulu aller au-delà du verre de café.
C’est ce que
j’appelle un esprit tordu et une agente de déformation, je regrette de le
répéter».
Réplique du plaignant
Mme L’Anglais
rappelle d’abord que sa plainte porte sur les propos que M. Bouchard a tenu à
son endroit dans sa chronique du 14 juin 1989.
Elle explique
ensuite pourquoi elle n’a pas donné suite à la suggestion de M. Gravel de
communiquer avec M. Bouchard et de soumettre son point de vue pour publication.
Dans le cas de M.
Bouchard, elle considère que ce n’est pas à elle de s’expliquer. Ayant été
attaquée publiquement, elle ne comprend pas pourquoi, «en plus d’avoir à subir
les attaques injustifiées d’un chroniqueur», elle devrait s’expliquer. Elle
fait remarquer que ce ne sont pas les idées de l’Association de paralysie
cérébrale qui ont été dénigrées par M. Bouchard, mais sa compétence
professionnelle.
Mme L’Anglais ne
voit pas d’ailleurs sur quoi elle se serait expliquée, puisqu’elle avait déjà
fourni à M. Bouchard «toute l’information nécessaire à sa bonne compréhension
de la paralysie cérébrale et dutravail de l’Association» eu égard à son mandat
de sensibilisation et de promotion d’une image positive de la personne
handicapée. Elle croit que c’était plutôt à M. Bouchard de la contacter avant
de publier des «propos injurieux» à son endroit.
Il en va des
mêmes motifs en ce qui concerne les deux offres de M. Gravel de publier son
point de vue. Mme L’Anglais indique que rien ne lui assurait que son point de
vue serait publié, et ce intégralement, dans un délai raisonnable, et avec une
visibilité équivalente à la chronique de M. Bouchard.
Elle remarque
qu’elle aurait été obligée, pour faire valoir son point de vue, d’utiliser, en
contre-exemple, certains propos tenus dans les chroniques des 29 et 31 mai.
Elle ne désirait pas critiquer, ni mettre en doute la compétence de M.
Bouchard, estimant qu’il ne lui appartient pas de juger de son
professionnalisme.
Mme L’Anglais
considère que M. Bouchard a remis en cause sa compétence professionnelle parce
qu’il n’a pas accepté le point de vue qu’elle lui avait soumis dans sa lettre
du 2 juin 1989. Réitérant que ce point de vue était celui de l’Association de
paralysie cérébrale, la plaignante considère que M. Bouchard, «s’il tenait absolument
à faire état de son désaccord par le biais de sa chronique, […] n’avait qu’à
attaquer les idées de l’Association et non [sa] compétence professionnelle».
Analyse
Le droit de réplique des journalistes est une pratique reconnue. Les journalistes doivent toutefois exercer ce droit avec discernement et dans le plein respect des lecteurs qui leur ont fait part de commentaires sur leurs écrits. Il ne doivent pas se prévaloir de ce droit pour insulter, discréditer ou ridiculiser les lecteurs.
Dans le cas présent, le chroniqueur Alain Bouchard était libre de répliquer aux commentaires de l’Association de paralysie cérébrale du Québec sur ses chroniques des 29 et 31 mai 1989.
Cependant, le Conseil lui reproche, pour ce faire, d’avoir discrédité et ridiculisé la plaignante, signataire de la lettre de l’Association, plutôt que d’avoir dirigé sa réplique, si sévère soit-elle, à l’organisme. Le Conseil estime que le chroniqueur a abusé de sa latitude en attaquant la plaignante elle-même. Cette dernière agissait ici, non pas en son nom personnel, mais au nom de l’Association.
Cette réplique était d’autant plus inacceptable que M. Bouchard a omis d’exposer les commentaires qui lui avaient été soumis. Il les a plutôt traduits à sa manière, avec une certaine ironie, et s’est ainsi soustrait à l’exigence, du point de vue de l’éthique journalistique, d’informer les lecteurs des éléments auxquels il répliquait. Ces derniers n’étaient par conséquent pas en mesure de se former une opinion en toute connaissance de cause sur cette réplique.
Les reproches ci-haut mentionnés s’adressent également au quotidien Le Soleil, celui-ci étant responsable de l’information qu’il publie dans ses pages.
Analyse de la décision
- C01C Opinion non appuyée sur des faits
- C17E Attaques personnelles
Date de l’appel
29 August 1991
Appelant
Le Soleil
[Québec] et M. Alain Bouchard (journaliste)
Décision en appel
Le droit de
réplique des journalistes est une pratique reconnue. Les journalistes doivent
toutefois exercer ce droit avec discernement et dans le plein respect des
lecteurs qui leur ont fait part de commentaires sur leurs écrits. Il ne doivent
pas se prévaloir de ce droit pour insulter, discréditer ou ridiculiser les lecteurs.
L’information
communiquée au public fait nécessairement l’objet de choix rédactionnels et
subit un traitement journalistique suivant divers modes appelés genres
journalistiques. Ces genres, de même que la façon de présenter l’information,
relèvent du jugement et des prérogatives des médias et des professionnels de
l’information, qui sont par ailleurs tenus de respecter les faits en tout
temps.
La chronique est
un genre d’information qui laisse à son auteur une grande latitude pour
l’expression de ses points de vue et de ses jugements. Il permet au journaliste
qui le pratique d’adopter un ton de polémiste pour prendre parti et exprimer
ses critiques, ce qu’il peut faire dans le style qui lui est propre, même par
le biais de l’humour ou de la satire.
Dans le cas
présent, le chroniqueur Alain Bouchard a choisi d’exprimer sa divergence
d’opinion avec vigueur par une réplique «raide» à l’encontre de la plaignante;
celle-ci est considérée non pas comme une lectrice ordinaire, mais comme une
agente de communication payée pour intervenir auprès des médias. Cette agente
d’information a mis de l’avant une thèse que le chroniqueur n’a pas acceptée.
Le Conseil de
presse en vient à la conclusion qu’il n’y a pas eu, dans ce contexte, d’attaque
personnelle du chroniqueur à l’encontre de la plaignante. De ce fait, le
Conseil de presse du Québec donne suite à la recommandation majoritaire de la
Commission d’appel et retire le reproche adressé le 16 août 1990 à M. Alain
Bouchard et au quotidien Le Soleil.
Analyse de la décision en appel
- C17E Attaques personnelles