Plaignant
Le Comité des
personnes atteintes du virus de l’immuno-déficience humaine [CPAVIH]
Représentant du plaignant
M. Christopher Cockrill
(président, Comité des personnes atteintes du virus de l’immuno-déficience
humaine [CPAVIH])
Mis en cause
La Presse
[Montréal] et Kenneth F. Walker (chroniqueur)
Représentant du mis en cause
M. Claude Masson
(vice-président et éditeur adjoint, La Presse [Montréal])
Résumé de la plainte
La chronique
«Lou Gehrig, lui, n’a pas provoqué d’émeutes», parue dans l’édition du 30
septembre 1990 de La Presse, véhicule des préjugés à l’égard des personnes
atteintes du VIH et des homosexuels en particulier. La Presse accepte de
publier ce texte sous le pseudonyme «W. Gifford-Jones», sans révéler l’identité
de son auteur véritable, un médecin ontarien du nom de Kenneth F. Walker.
Finalement, le journal effectue d’importantes coupures à la lettre ouverte
rédigée par le plaignant en réaction à cette chronique, qui condamne le
comportement d’activistes perturbant les conférences médicales afin que
davantage de fonds soient consacrés à la recherche sur le sida.
Faits
La plainte
concerne une chronique titrée «Lou Gehrig, lui, n’a pas provoqué d’émeutes», publiée
dans La Presse du 30 septembre 1990 sous la rubrique «Médecine». Elle était
signée du pseudonyme W. Gifford-Jones. L’auteur est un médecin ontarien du nom
de Kenneth F. Walker.
La chronique
porte sur le comportement des activistes qui pertubent les conférences
médicales afin d’obtenir que davantage de fonds soient affectés à la recherche
sur le sida. L’auteur condamne ce genre de comportement, argumentant que toutes
les maladies «devraient recevoir leur juste part des fonds affectés à la
recherche» et que le sida «n’est pas la seule maladie catastrophique pour
laquelle les recherches doivent se poursuivre avec acharnement».
Au soutien de
son argumentation, l’auteur fait l’historique de la maladie du joueur de
baseball Lou Gehrig, qui fut atteint de la sclérose latérale amyotrophique
(SLA), faisant valoir que ni lui ni sa femme, tout comme des milliers
d’individus souffrant d’affections dégénératives mortelles, n’ont jugé bon
d’organiser des manifestations pour perturber les conférences médicales.
Griefs du plaignant
Le Comité des
personnes atteintes du virus de l’immuno-déficience humaine (CPAVIH) reproche à
la chronique de véhiculer des préjugés mesquins à l’égard des personnes
atteintes du VIH, en particulier envers les homosexuels: – ses propos sont cruels,
car il dit au bout du compte que les victimes du sida n’ont que ce qu’elles
méritent; – ses propos sont faux, car les victimes du sida ne demandent pas de
fonds de recherche consacrés à d’autres maladies; – ses propos sont biaisés,
car ils insistent sur le fait que le sida est surtout une maladie d’homosexuels
et de drogués (une expression fortement connotée), mais négligent le fait que
d’autres groupes sont atteints, tels les hétérosexuels; – ses propos sont
discriminatoires à l’endroit des homosexuels, car ils insinuent que leurs
pratiques sexuelles sont «douteuses»; – ses propos sont pernicieux, car le Dr
Walker profite d’une chronique publiée dans «le plus grand quotidien français
d’Amérique» pour écrire que les personnes atteintes du sida abuseraient des
médias et des moyens de pression.
Le CPAVIH
reproche de plus au Dr Walker de ne pas fournir une information scientifique
comme on serait en droit de s’attendre sur la maladie de Lou Gehrig, se
contentant plutôt de faire une «comptabilité» de la souffrance de ceux atteints
du SLA pour dévaluer celle des sidéens. Selon le CPAVIH, le Dr Walker utilise
la «figure légendaire et héroïque de Lou Gehrig» comme «repoussoir» des
personnes atteintes du VIH, ces dernières étant à ses yeux responsables de leur
état, qu’il attribue non pas au virus mais aux personnes elles-mêmes.
Le CPAVIH se
demande pourquoi La Presse permet depuis plusieurs années «l’usurpation d’une
chronique médicale et son utilisation comme une tribune idéologique aussi
caricaturalement et dangereusement à droite dans son intolérance».
Autres éléments
reliés à la plainte :
Préalablement au
dépôt de sa plainte au Conseil de presse, le CPAVIH s’était plaint à La Presse
d’avoir publié cette chronique sous un pseudonyme (W. Gifford-Jones), sans
aucune indication que l’auteur était médecin. Le CPAVIH voyait là un accroc
important à la transparence et à la légitimité professionnelle de cette
chronique. L’organisme s’est dit toutefois heureux de constater que La Presse a
décidé, à la suite de sa plainte, de publier les chroniques du Dr Kenneth F.
Walker sous son véritable nom.
Le CPAVIH
considérait cependant que la note publiée par La Presse pour expliquer le
changement de signature de la chronique était absurde. La Presse expliquait que
le Collège des médecins-chirurgiens de l’Ontario, défendait à ses membres, par
le passé, de faire la publicité de leur nom dans leurs chroniques, d’où l’usage
d’un pseudonyme. Le CPAVIH argumentait pour sa part que les articles signés par
les professionnels n’étaient pas considérés comme étant de la publicité, telle
interprétation lui ayant été confirmée par le Collège des médecins-chirurgiens
de l’Ontario.
Le CPAVIH
considérait toutefois cette question secondaire, le contenu de la chronique
étant plutôt l’objet de sa plainte, tel qu’en faisait foi une lettre adressée à
La Presse, le 2 octobre 1990, laquelle a été publiée avec, selon le CPAVIH,
«des coupures importantes».
Commentaires du mis en cause
M. Claude
Masson, vice-président et éditeur adjoint de La Presse:
En réponse à
cette plainte, M. Masson écrit que La Presse, après avoir reçu la lettre
susmentionnée, lui a accordé «tout le sérieux et toute l’attention
professionnelle requise», car celle-ci lui apparaissait fondée.
Il explique
qu’il a lui-même communiqué avec le CPAVIH après avoir reçu cette lettre; que
La Presse a fait les vérifications nécessaires concernant l’utilisation d’un
pseudonyme par le Dr Walker, et a décidé, à l’avenir, de publier ses chroniques
sous sa véritable identité. M. Masson signale qu’il a informé personnellement
le représentant du CPAVIH de cette décision, ainsi que les lecteurs de La
Presse lors de la publication subséquente de la chronique du Dr Walker.
M. Masson
indique que le CPAVIH, insatisfait, a demandé à La Presse de publier son point
de vue sur la chronique du Dr Walker, ce que le journal a fait le 15 novembre
1990, en abrégeant légèrement celle-ci, comme toute lettre reçue, mais en
conservant l’opinion et les critiques formulées par le CPAVIH.
M. Masson écrit
qu’il est pour le moins étonnant que le CPAVIH ait formulé une plainte au
Conseil de presse compte tenu de l’attention portée à ses griefs et de la
diligence avec laquelle La Presse a procédé afin de répondre le plus
adéquatement possible aux demandes du CPAVIH. Il ajoute que s’il y avait
d’autres démarches à faire, celles-ci auraient dû être faites auprès de La
Presse avant d’être l’objet d’une plainte au Conseil de presse.
En réponse à
cette plainte, M. Walker fait valoir qu’il est tout à fait conscient que le sida
est une maladie dévastatrice, qui soulève des débats rès émotionnels. M. Walker
souligne toutefois que plusieurs autres maladies toutes aussi mortelles ne font
que rarement les manchettes.
Il explique
qu’il a écrit cette chronique sur Lou Gehrig parce qu’il croit fortement qu’il
est incorrect que quelque groupe que ce soit pertube les conférences médicales
dans le but d’obtenir davantage de fonds de recherche. Il estime que les
médecins impliqués dans la recherche sur le sida ne méritent pas ce genre de
harcèlement. Il ajoute qu’il est certes d’avis que la recherche sur le sida
doit bénéficier de larges sommes d’argent, mais que d’autres maladies mortelles
doivent recevoir une part équitable des fonds.
M. Walker dit
qu’il n’était pas de son intention d’être discriminatoire ou intolérant à
l’égard de la communauté homosexuelle, mais qu’il a écrit ce qu’il croit être
une juste appréciation d’un débat médical et qu’il serait hypocrite de
rétracter son propos à ce sujet.
En ce qui
concerne l’utilisation d’un pseudonyme, M. Walker indique qu’il fait usage de
celui-ci depuis 1960 pour toutes ses publications qui s’adressent au public en
général. Il explique qu’il était tenu à une telle signature en vertu d’une
politique du Collège des médecins-chirurgiens de l’Ontario.
Analyse
La chronique est un genre journalistique qui laisse une grande latitude à ses auteurs pour prendre position et exprimer leurs opinions et leurs points de vue sur les questions et les événements qu’ils choisissent de commenter. Cette latitude doit toutefois s’exercer dans le respect des personnes et des groupes, et de façon à éviter de cultiver ou d’entretenir des préjugés et des attitudes discriminatoires à leur endroit.
Dans le cas présent, le Dr Kenneth F. Walker était en droit de soutenir le point de vue qu’il a exprimé concernant le comportement des activistes qui perturbent les conférences médicales et de le faire en traitant de la maladie de Lou Gehrig.
Le Conseil estime toutefois que certains propos du Dr Walker, en associant les personnes homosexuelles, plutôt que les personnes atteintes du sida en général, auxdits activistes, étaient susceptibles d’entretenir des préjugés et des attitudes discriminatoires à l’égard des homosexuels.
Il en va de même du passage suivant de sa chronique: «Les responsables de l’allocation des fonds à la recherche devraient se rappeler par ailleurs que si les homosexuels aiment souligner que le sida est aussi devenu une maladie hétérosexuelle, ils semblent oublier qu’en Amérique du Nord, la plupart des victimes sont encore des homosexuels qui se livraient à des pratiques sexuelles douteuses ou qui se piquaient à l’aide de drogues illicites».
Sans remettre en question les statistiques concernant le sida, le Conseil estime que cette affirmation, telle que formulée, peut prêter à confusion et laisser entendre que l’ensemble des homosexuels victimes du sida se livraient à des pratiques sexuelles douteuses ou se piquaient avec des drogues illicites.
Le Conseil est d’avis également que le commentaire du Dr Walker selon lequel «le sida demeure une maladie que ses victimes se sont pour la plupart infligée eux-mêmes» est fallacieux et offensant pour les personnes atteintes du sida.
Le Conseil adresse donc un reproche au Dr Walker et à La Presse pour les raisons qui précèdent.
Le Conseil note toutefois avec satisfaction, dans le présent contexte, que La Presse a publié la lettre du CPAVIH à la suite de sa demande à cet égard. Les lecteurs ont ainsi pu prendre connaissance de ses critiques concernant la chronique du Dr Walker. Malgré les coupures effectuées à cette lettre, le Conseil estime que le sens et la portée des propos du CPAVIH ont été respectés.
Enfin, en ce qui concerne l’utilisation d’un pseudonyme par le Dr Walker, le Conseil rappelle que l’usage de pseudonyme ou de «noms de plume» est une pratique journalistique reconnue. Dans le cas qui nous occupe ici, le Conseil constate que cette question a été réglée à la satisfaction du plaignant.
Analyse de la décision
- C01A Expression d’opinion
- C04B Usage d’un pseudonyme
- C08B Modification des textes
- C18B Généralisation/insistance indue