Plaignant
Mme Hélène
Chabot
Mis en cause
Le Soleil
[Québec], M. Guy Benjamin (journaliste, Le Soleil [Québec]), M. Richard Hénault
(journaliste, Le Soleil [Québec]), Mme Lise Lachance (journaliste, Le Soleil
[Québec]), M. Jean-Marc Salvet (journaliste, Le Soleil [Québec]), M. Claude
Vaillancourt (journaliste, Le Soleil [Québec]), Le Journal de Québec, M. Denis
Bolduc (journaliste, Le Journal de Québec), M. Michel Dufour (journaliste, Le
Journal de Québec), M. Gaétan Fontaine (journaliste, Le Journal de Québec), M.
Daniel Paquet (journaliste, Le Journal de Québec), M. Eric Thibault
(journaliste, Le Journal de Québec) et Mme Diane Tremblay (journaliste, Le
Journal de Québec)
Représentant du mis en cause
M. Serge Côté
(rédacteur en chef, Le Journal de Québec)
Résumé de la plainte
Les journalistes
du Soleil et du Journal de Québec couvrent de manière à la fois agressive et
incriminante les accusations de mauvais traitement portées contre un individu
surnommé «Le Tyran de Beaumont», comme en témoignent 51 d’articles publiés dans
ces journaux entre le 19 février 1995 et le 30 janvier 1996. Certains
journalistes utilisent des termes dégradants, diffusent des détails privés qui
permettent d’identifier l’accusé et la plaignante, rapportent des informations
erronées ou ne respectent pas une ordonnance de non-publication. Les
journalistes ont traité cette affaire avec partialité, en abandonnant leur sens
critique et en se contentant de rapporter les dires de la police et de la DPJ.
Faits
La plainte
concerne 51 articles parus dans Le Soleil et Le Journal de Québec, entre le 19
février 1995 et le 30 janvier 1996, qui rapportent les accusations portées
contre un individu surnommé «Le Tyran de Beaumont». Cet homme est accusé
d’avoir maltraité ses enfants pendant plusieurs années.
Griefs du plaignant
Le 5 février 1996,
Mme Hélène Chabot expose les motifs de sa plainte: elle estime que les
journalistes ont utilisé «une approche agressive et condamnante» et qu’ils
n’ont pas respecté «la dignité et la réputation d’un accusé».
La plaignante
énonce six motifs de plainte:
– l’utilisation
et la répétition de termes dégradants
Entre le 19
février 1995 et le 30 janvier 1996, Le Journal de Québec aurait utilisé à 65
reprises le surnom de «Tyran de Beaumont»; M. Eric Thibault l’aurait utilisé à
12 reprises le 19 mai 1995. M. Michel Dufour est le premier a utiliser le terme
de «tyran» dans un article publié le 21 février 1995.
Sur la même
période, Le Soleil a utilisé 55 fois les mots «monstre», «bourreau», «tyran»;
M. Claude Vaillancourt qualifie l’accusé de «monstre», le 22 février 1995.
– l’irrespect de
la vie privée
Des éléments
permettant d’identifier l’accusé (taille, aspect physique, etc.) ont été
dévoilés par les journalistes qui ont ainsi remis en cause sa sécurité.
Cette
description a permis d’identifier la plaignante et de la cibler comme objet de
curiosité. La plaignante réfère aux articles de Richard Hénault et Claude
Vaillancourt parus dans Le Soleil, les 22 février et 19 mai 1995, ainsi qu’à
l’article de Michel Dufour, paru le 22 février dans Le Journal de Québec.
Certains
éléments publiés n’étaient pas d’intérêt public, comme la mention d’un voyage
en Amérique du Sud faite par Diane Tremblay, journaliste.
– le non-respect
d’une ordonnance de non-publication
Daniel Paquet (Le
Journal de Québec) et Richard Hénault (Le Soleil) ignoraient cette décision en
publiant le témoignage de l’ex-conjointe de l’accusé.
– la partialité
et le renforcement d’image
Les journalistes
reviennent plusieurs fois sur les accusations concernant un complot de meurtre
et un complot d’évasion. Mais lorsque celles-ci sont retirées le 8 janvier
1996, aucun journaliste ne le mentionne.
– les
informations fausses
L’accusé
n’aurait pas été arrêté à son domicile situé à Saint-Charles de Bellechasse
mais chez la plaignante, demeurant à Beaumont. L’information a été citée par
MM. Salvet et Benjamin (Le Soleil) les 19 et 21 février 1995 et M. Michel
Dufour (Le Journal de Québec) le 3 mars 1995. Cette information aurait mérité
d’être vérifiée car la plaignante dit avoir été importunée et incommodée à de
nombreuses reprises à l’été 1995 avec la question «où était située la résidence
du présumé bourreau de Beaumont.»
La plaignante
réfute l’information publiée par Michel Dufour le 21 février selon laquelle
l’ex-conjointe n’aurait pas de dossier judiciaire, et l’information publiée le
24 février, par le même journaliste, sur le retrait de ses enfants par la
Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).
La plaignante
affirme qu’il n’y a eu aucune accusation pour agression sexuelle sur les
ex-conjointes et ses deux fils, contrairement à ce qu’affirmaient les
journalistes du Journal de Québec, Daniel Paquet (19 avril 95), Denis Bolduc
(31 octobre 1995), Eric Thibault (19 mai 1995) et Gaétan Fontaine (1er juin
1995).
– l’orientation
de l’information
La plaignante
estime que les journalistes ont perdu leur sens critique et se sont contentés
de rapporter les informations des services de police et de la DPJ «comme si
c’était la réalité absolue» en connaissant la propension de ces organisations
d’accuser à tort.
Commentaires du mis en cause
M. Guy Benjamin
estime que le motif de plainte concernant son article du 21 février 1995 n’est
pas fondé. Le journaliste a pris connaissance de l’adresse de l’accusé sur le
document officiel de la Cour de justice. Quant à ses intentions de déménager à
Bellechasse, le journaliste l’a appris par l’intermédiaire d’un porte-parole de
la Sûreté du Québec et d’un porte-parole de la Direction de la protection de la
jeunesse.
M. Jean-Marc
Salvet affirme avoir vérifié les informations parues dans son article du 19
février 1996: l’adresse de l’accusé figurait sur l’acte d’accusation et cette
adresse a été confirmée par un citoyen de Beaumont.
M. Richard
Hénault estime qu’il n’y a pas eu irrespect de la vie privée: il est en effet
courant de décrire l’aspect physique des accusés et il n’y a eu, dans ce cas,
aucune remarque injurieuse.
Le journaliste
affirme que la partie de preuve citée dans son article du 4 avril 1995 n’était
pas concernée par l’ordonnance de non-publication.
M. Hénault
mentionne qu’il ne se souvient pas de la procédure du 8 janvier 1996 et il
souligne qu’il est utopique de croire qu’on peut rendre compte de chaque
procédure dans tous les dossiers. Il précise qu’il s’efforce toujours de donner
le résultat final d’une cause et ce, à l’instar même du Soleil qui est sans
doute le seul média à se préoccuper de cela.
Le journaliste
souligne que le nom de l’individu n’a jamais été mentionné par les médias
écrits dans l’intérêt des présumées victimes. L’utilisation répétée des termes
reprochés l’a été pour permettre aux lecteurs de s’y retrouver. Seules les
personnes dans son entourage pouvaient faire le rapprochement.
Le journaliste
souligne qu’il a employé le terme «agresseur» sur l’ordre de son chef des
nouvelles.
M. Serge Côté,
rédacteur en chef du Journal de Québec, répond à la plainte de Mme Hélène
Chabot au nom des six journalistes concernés.
Il revient sur cinq
éléments principaux considérant que les autres points développés par la
plaignante ne méritent pas d’être discutés.
1. En se
référant à la définition du Petit Robert, il constate que le terme «tyran» est
raisonnable compte tenu des circonstances.
2. Il rappelle
qu’il n’y a eu aucune identification de l’accusé, ni de la plaignante à la
lecture des articles.
3. En
mentionnant l’article du 4 avril 1995, il signale que l’interdit de
non-publication a été émis en début d’après-midi; les informations obtenues
dans l’avant midi n’étaient donc pas couvertes par l’ordonnance de
non-publication.
4. Il indique
qu’il existe bien 2 chefs d’accusations d’agressions sexuelles sur les 99 chefs
d’accusations déposés.
5. Il souligne
que, seuls, le droit à l’information et l’intérêt du public ont guidé Le
Journal de Québec et ses journalistes.
Compte tenu de
sa gravité, le traitement du sujet s’est fait conformément aux exigences
journalistiques attendues.
Réplique du plaignant
Mme Hélène
Chabot rappelle que sa plainte porte sur l’oubli du principe de présomption
d’innocence de l’accusé, ainsi que de la répétition de termes dégradants au
cours des multiples articles parus.
Elle signale
qu’en vertu de l’article 83 de la Loi sur la protection de la jeunesse LRQ, les
journalistes n’avaient pas le droit de donner une description physique de
l’accusé.
Elle proteste
contre le fait que les journalistes n’ont pas parlé de «présumé» coupable, ni
de «présumées» victimes compte tenu que la culpabilité de l’accusé n’était pas
déclarée.
Elle mentionne
que la recherche d’informations du domicile de l’accusé s’est faite de façon
superficielle. MM. Guy Benjamin et Jean-Marc Salvet du Soleil auraient dû aller
au-delà des sources officielles pour s’apercevoir que Beaumont était le lieu de
cueillette de l’accusé.
Elle précise
qu’aucun journaliste n’était présent dans l’audience le 3 avril 1995, lorsque
l’ordonnance de non-publication a été annoncée avant midi. Richard Hénault du
Soleil et Daniel Paquet du Journal de Québec ne peuvent confirmer qu’elle a été
émise en début d’après-midi.
Elle fait
remarquer que Diane Tremblay n’avait pas à mentionner d’information d’ordre
personnel (voyage en Amérique du sud) qui n’avait rien à voir avec les 58 chefs
d’accusations.
La mauvaise
formulation de Daniel Paquet, Eric Thibault, Gaétan Fontaine et Denis Bolduc
quant au chef d’accusation d’agression sexuelle «a laissé croire une réalité
pire que la réalité des accusations aux lecteurs».
Elle n’a pu trouver
le rapport de la DPJ ouvert au public dont Denis Bolduc fait mention.
La plaignante
s’excuse de l’erreur commise en mentionnant qu’il ne restait qu’une seule
accusation. Il en restait bien deux.
Elle considère
que les journalistes n’ont pas donné une information complète, exacte, et
impartiale de la réalité. Ils ont «pré-jugé» l’accusé.
Elle considère
que le traitement de l’affaire s’est fait de façon sensationnelle, et a été une
«opération de salissure […] dans l’opinion publique», véhiculant des préjugés
et partis pris.
Analyse
Le Conseil de presse estime que, dans tous les procès criminels, les journalistes doivent respecter le principe fondamental de la présomption d’innocence garanti par notre système de droit criminel.
Dans le cas présent, les journalistes ont dépassé les limites imposées en utilisant à répétition des surnoms sans les remettre systématiquement dans un contexte d’accusation plutôt que de condamnation. En agissant ainsi, les journalistes se sont exposés à en faire prématurément un coupable devant l’opinion publique.
Au risque d’alourdir leur reportage, les journalistes auraient dû utiliser le mot «présumé» qui aurait situé le lecteur dans le véritable contexte d’un procès criminel où le jugement n’a pas été rendu, respectant ainsi le principe de la présomption d’innocence. L’anonymat ne dispensait pas les journalistes de ce devoir de précision.
Par conséquent, le Conseil reproche aux journalistes d’avoir compromis la présomption d’innocence.
Quant aux autres motifs de la plainte, le Conseil les rejette estimant que le traitement de l’information par les journalistes a été fait selon les règles de l’art.
Analyse de la décision
- C16D Publication d’informations privées
- C17H Procès par les médias
Date de l’appel
22 April 1997
Appelant
Le Journal de
Québec, M. Denis Bolduc (journaliste, Le Journal de Québec), M. Michel Dufour
(journaliste, Le Journal de Québec), M. Gaétan Fontaine (journaliste, Le
Journal de Québec), M. Daniel Paquet (journaliste, Le Journal de Québec), M.
Eric Thibault (journaliste, Le Journal de Québec) et Mme Diane Tremblay
(journaliste, Le Journal de Québec)
Décision en appel
Après examen,
les membres de la commission d’appel ont conclu à l’unanimité de maintenir
intégralement la décision de première instance et de rejeter l’appel.
Griefs pour l’appel
Le Journal de
Québec et les journalistes concernés ont interjeté appel de cette décision.