Plaignant
M. Daniel Gagnon
Mis en cause
M. Maurice Cloutier, rédacteur en chef; Mme Louise Boisvert, présidente et éditrice et le quotidien La Tribune
Résumé de la plainte
M. Daniel Gagnon porte plainte au sujet d’un appel téléphonique, reçu le 19 septembre 2006, du rédacteur en chef du quotidien La Tribune, M. Maurice Cloutier. L’appel fait suite à une entrevue accordée par le plaignant au journaliste Denis Dufresne, du même journal. Les aspects visés par la plainte sont : la liberté et l’indépendance des journalistes, la discrétion rédactionnelle, le choix et le traitement des contributions du public, le droit de réponse du public, et l’impartialité de l’information.
Griefs du plaignant
La plainte de M. Daniel Gagnon vise directement le rédacteur en chef du quotidien La Tribune, M. Maurice Cloutier. Elle a pour point de départ un appel téléphonique reçu du mis-en-cause, le 19 septembre 2006, à la suite d’une entrevue que le plaignant a accordée au journaliste Denis Dufresne, du même journal. Le plaignant lui avait accordé cette entrevue à la suite d’une lettre ouverte qu’il avait adressée au recteur de l’Université de Sherbrooke, dans le cadre de la controverse sur l’exploitation du Mont Orford.
Les motifs invoqués dans la plainte sont : la liberté et l’indépendance des journalistes, la discrétion rédactionnelle, le choix et le traitement des contributions du public, le droit de réponse du public et l’impartialité de l’information.
Au chapitre de la liberté et de l’indépendance des journalistes, M. Gagnon reproche au rédacteur en chef d’avoir cherché à connaître la source d’information de son journaliste. Devant l’insistance de M. Cloutier, le plaignant aurait reconnu avoir envoyé copie de sa lettre ouverte à la rédaction du journal. M. Gagnon estime qu’il n’avait pas à révéler des informations sur un journaliste de La Tribune et cela, avant même que le rédacteur en chef lui annonce que l’article de ce journaliste n’allait pas être publié.
Le plaignant aborde ensuite la question de la discrétion rédactionnelle. Il reproche à M. Cloutier de lui avoir annoncé que ni sa lettre, ni l’article ne seraient publiés, manquant ainsi à la discrétion rédactionnelle et portant atteinte à la réputation de son journaliste. Les propos du rédacteur en chef indiquaient, selon le plaignant, que le journaliste aurait profité de l’absence de son patron pour rencontrer le plaignant, « laissant entendre qu’il y aurait eu faute ou une forme de délinquance de sa part ». Le plaignant affirme avoir déclaré à M. Cloutier qu’il ne voulait pas s’immiscer dans des problèmes de direction au journal, et qu’il ne voyait pas pourquoi La Tribune ne respectait pas le travail de son journaliste et la participation du plaignant.
En ce qui concerne le choix et le traitement des contributions du public, le plaignant déplore que M. Cloutier ait cherché à le dévaloriser personnellement pour justifier son refus de publier l’article concernant sa lettre au lecteur, le privant ainsi de son droit de réponse. M. Cloutier lui aurait alors dit, sur un ton insolent, qu’il n’était qu’un « individu » parmi d’autres et qu’il ne représentait « aucune association ou aucun groupe ». La discussion aurait continué, M. Cloutier invoquant que si le plaignant avait été un « ardent défenseur d’une cause », comme le chansonnier Richard Desjardins, il aurait accepté de publier sa lettre. Après lui avoir rappelé que, comme écrivain, La Tribune avait écrit de nombreux articles sur lui, et après lui avoir demandé si la popularité était un critère, le plaignant rapporte que M. Cloutier aurait confirmé à nouveau qu’il ne « faisait pas le poids ».
Le quatrième grief concerne le droit de réponse du public. M. Gagnon se plaint de l’attitude intimidante du rédacteur en chef. Au cours de la conversation, ce dernier aurait insisté sur le fait que, « comme rédacteur en chef », il avait « le plein droit » de décider et cela, sans appel. Il aurait également mentionné que la lettre du plaignant était « tendancieuse » quand elle parlait du « 90 % des parts de M. Gobeil », dans Mont-Orford Inc.
Poursuivant sur le même sujet, le rédacteur en chef aurait affirmé avoir pris un avis juridique avant de refuser de publier sa lettre d’opinion. Le plaignant considère cette information comme « gratuite et intimidante » et qu’elle visait à le décourager d’envoyer sa lettre à d’autres médias ou organisations.
Le dernier grief portait sur la partialité du quotidien en regard du choix et du traitement des contributions du public. Lors de la conversation, M. Cloutier aurait défendu le projet de construction de condominiums proposé par Mont-Orford Inc. Le plaignant met aussi en doute l’objectivité de La Tribune en invoquant que le quotidien régional est publié dans le comté du Premier ministre, Jean Charest, de la Vice-Première ministre, Monique Gagnon-Tremblay, et de l’ancien ministre de l’éducation, Pierre Reid, député d’Orford; M. Paul Gobeil, ancien président du Conseil du Trésor dans le gouvernement Bourassa, a été président de la campagne de financement de Jean Charest; et deux jours avant son congédiement, le journal La Tribune avait demandé dans un éditorial le départ du ministre Thomas Mulcair, défavorable au projet. Dans ce contexte, le plaignant considère inacceptable le refus du rédacteur en chef de publier son article.
Pour le plaignant, le désaveu du journaliste Denis Dufresne est injustifiable. Le rédacteur en chef n’a pas réussi à le convaincre qu’il était objectif et professionnel dans sa décision, refusant même de la lui communiquer par écrit. Cette attitude du rédacteur en chef ne lui a pas paru intègre et lui a semblé manquer à l’éthique journalistique et à l’impartialité de l’information.
Commentaires du mis en cause
M. Maurice Cloutier propose une nouvelle version des faits qui diffère de celle du plaignant. Il commence par un compte rendu de sa conversation avec M. Daniel Gagnon, rédigé selon lui à partir de notes prises à la suite de sa conversation avec le plaignant : lorsqu’il a communiqué avec M. Gagnon, il désirait lui faire part de deux décisions qu’il avait prises relativement à une lettre qu’il avait fait parvenir au recteur de l’Université de Sherbrooke, avec copie à La Tribune, et à d’autres médias, pour fins de publication. Ces décisions concernaient le suivi du travail journalistique de M. Denis Dufresne et le refus de la publication de la lettre du plaignant.
M. Cloutier explique que sa décision de communiquer avec M. Gagnon n’est pas le fruit d’un geste spontané, mais qu’elle a fait l’objet d’une démarche réfléchie impliquant les pratiques journalistiques et des questions de droit. Selon lui, « il est usuel à La Tribune de répondre à quelqu’un qui soumet une lettre d’opinion, surtout lorsque sa teneur provoque des vérifications journalistiques en vue d’une rédaction journalistique ». M. Cloutier a donc communiqué ses décisions à M. Gagnon, et « la conversation a eu lieu en deux points distincts, contrairement à ce qui a été soumis par M. Gagnon », indique-t-il.
Le plaignant a d’abord été avisé que l’entrevue réalisée par le journaliste Denis Dufresne ne serait pas publiée. M. Cloutier aurait expliqué que la lettre à l’origine de l’entrevue s’avère être l’opinion d’un individu et non pas celle d’un spécialiste reconnu en environnement ou en aménagement. Malgré tout le respect qu’il a pour sa carrière d’écrivain, la lettre de M. Gagnon demeurait une lettre d’un lecteur parmi les centaines reçues depuis des mois au sujet du Mont Orford.
Le mis-en-cause aurait souligné à M. Gagnon que les motifs évoqués pour ne pas publier l’article auraient pu faire l’objet de vérifications préalables à l’entrevue et que si ces vérifications avaient été faites, elles auraient permis de conclure que la lettre du plaignant était une opinion personnelle relevant de la section des lettres d’opinion.
M. Cloutier reconnaît que le journaliste pouvait rencontrer M. Gagnon à la recherche d’éléments particuliers justifiant une enquête plus vaste, ou encore, démontrant clairement qu’un reportage s’imposait. Cependant, l’entrevue n’a permis à M. Gagnon que de réitérer le contenu de sa lettre.
En apprenant la décision, M. Gagnon aurait réclamé à plusieurs reprises sa publication, affirmant que le journal en avait pris l’engagement ferme en le rencontrant. Ce à quoi M. Cloutier lui aurait répondu que l’entrevue n’engendre aucune obligation pour le journal de publier.
M. Cloutier soutient avoir expliqué au plaignant qu’une personne reconnue comme spécialiste sur une question précise, en raison d’un engagement public soutenu ou d’une notoriété reconnue, peut également faire des déclarations à un journaliste et être citée, même si cette personne ne parle pas au nom d’une association établie ou d’un comité précis. Il donne des exemples et ajoute que, malheureusement pour M. Gagnon, qui exprime son opinion, ce dernier n’est pas reconnu comme un porte-parole des opposants dans le dossier du Mont Orford ou comme une sommité en matière d’éthique organisationnelle.
Selon le rédacteur en chef, la décision concernant l’article de M. Dufresne a été prise selon les règles usuelles au journal.
Par la suite, M. Gagnon a été informé que sa lettre ouverte n’était pas recevable à La Tribune « parce qu’elle est tendancieuse, attaque la réputation d’un homme et expose des faits non prouvés ». M. Cloutier rappelle qu’un journal a la responsabilité de ce qu’il publie, notamment les lettres d’opinion.
En ce qui a trait à la demande d’une réponse écrite, le rédacteur en chef a répondu qu’aucun journal ne s’engageait à répondre par écrit aux lecteurs, même s’il est fréquent que La Tribune fasse un suivi des lettres reçues. M. Cloutier ajoute que s’il a appelé le plaignant, c’est par délicatesse et par respect pour l’informer de la situation. Mais il aurait reçu en retour des allusions malicieuses et des questions sur ses relations avec M. Gobeil. Pour lui, il est clair que M. Gagnon ne voulait pas discuter le fond de la question.
M. Cloutier confirme que sa lettre a fait l’objet d’une évaluation légale. Selon lui, les motifs justifiant le rejet sont nombreux :
– Des passages de cette lettre sont de nature diffamatoire.
– La lettre mêle deux aspects distincts : l’hommage d’un homme pour son engagement envers l’université et un dossier régional totalement en dehors de la responsabilité de l’université.
– Il prête à l’Université des intentions qui ne sont pas les siennes.
– Il attaque l’homme plutôt que le projet qu’il conteste.
– Il porte vraisemblablement atteinte à la réputation de M. Gobeil par certaines allusions.
Le rédacteur en chef cite trois paragraphes extraits de la lettre refusée, pour en questionner le bien-fondé, particulièrement les extraits concernant l’éthique de M. Gobeil. Il affirme n’avoir jamais insisté pour connaître les sources du journaliste. Il n’a « jamais fait aucune allusion à la moindre délinquance de la part d’un journaliste expérimenté et de qualité comme M. Dufresne ». Il n’aurait jamais été insolent. Enfin, il affirme n’avoir jamais défendu pendant la conversation le projet de construction de condominiums proposé par Mont-Orford Inc.
M. Cloutier ajoute que La Tribune accorde une attention toute spéciale au dossier du Mont Orford depuis des mois. Des centaines d’articles auraient été publiés sur le sujet avec la plus grande honnêteté intellectuelle, couvrant selon les règles de l’art toutes les activités des opposants comme celles des défenseurs du projet. Des pages entières du journal auraient également été consacrées à ceux et à celles qui s’exprimaient en faveur ou contre le projet.
Réplique du plaignant
M. Gagnon maintient sa version des faits, et ajoute quelques commentaires :
Le plaignant relève dans les commentaires du mis-en-cause ce qu’il nomme les « propos dévalorisants de Monsieur Cloutier » à l’égard de sa plainte et de sa profession, ce qui confirmerait le manque de respect du mis-en-cause à son égard.
Certaines affirmations de M. Cloutier trahiraient un parti pris en faveur du projet Mont Orford Inc. et il ne respecterait, ni la rigueur, ni l’objectivité qui doivent être les siennes comme rédacteur en chef.
Le plaignant affirme ensuite que M. Paul Gobeil est un personnage public et que sa lettre ne comportait aucune référence ad hominem, mais portait plutôt sur des agissements publics du principal actionnaire de Mont-Orford Inc.
Comme l’honneur rendu à M. Gobeil par l’Université de Sherbrooke est une activité publique, le plaignant ne voit rien de « tendancieux » à donner son opinion, comme ancien de l’Université, sur cet événement et à protester auprès de son recteur contre le choix de ce personnage public à cause de son comportement qu’il juge peu éthique. Le plaignant en détaille les raisons.
M. Gagnon croit qu’à titre d’ancien, il était en droit de communiquer dans La Tribune son opinion à sa « communauté d’anciens et d’anciennes », aux étudiantes et étudiants actuels, ainsi qu’à la population.
La preuve que sa lettre d’opinion n’est pas tendancieuse est qu’elle a été publiée dans au moins trois autres journaux, les jours suivants. Le Sherbrooke Record a même publié un article sur sa lettre d’opinion.
Le plaignant affirme ensuite que le quotidien La Tribune « évolue dans un contexte à haute teneur libérale ». Il signale que la vice-première ministre, le Premier Ministre et l’ex ministre de l’éducation sont des élus de la région.
Il ajoute que M. Paul Gobeil était président de la campagne de financement de M. Jean Charest et président du conseil d’administration de l’Université de Sherbrooke lors du rectorat de M. Pierre Reid. Dans ce contexte, il estime que « le rédacteur en chef devrait faire preuve d’une extrême rigueur et d’une honnêteté à toute épreuve dans la publication de ses articles et lettres d’opinion, car il y a une énorme pression sur le journal pour qu’il penche du côté gouvernemental ».
Le plaignant termine ainsi : « En m’insurgeant auprès de mon recteur Bruno-Marie Béchard, lui-même ancien candidat libéral défait aux dernières élections fédérales et successeur de Pierre Reid au rectorat, j’écrivais une lettre ciblée et gênante, fort embarrassante, je l’avoue, mais je crois que ce n’était pas une raison pour en refuser la publication. »
Analyse
Comme l’a maintes fois énoncé le Conseil de presse, nul n’a accès de plein droit aux pages d’un journal. Les médias et les professionnels de l’information ont cependant le devoir de favoriser l’expression du plus grand nombre possible de points de vue. étant toutefois responsables de tout ce qu’ils diffusent, ils doivent demeurer libres de déterminer si les propos et les textes qui leur sont soumis sont d’intérêt public et pertinents.
En vertu de ces principes, le Conseil de presse est d’avis que le rédacteur en chef du quotidien La Tribune, était libre de refuser de publier la lettre du plaignant, d’autant plus que les motifs invoqués démontraient qu’il ne s’agissait pas simplement d’une décision arbitraire du responsable de la rédaction, mais d’une décision fondée sur des motifs de nature juridique.
Dans sa plainte, M. Daniel Gagnon déplorait aussi que le rédacteur en chef ait cherché à connaître la source d’information de son journaliste. Les explications du rédacteur en chef sur son absence et le besoin de vérification a posteriori sont apparues acceptables au Conseil qui a considéré le geste comme faisant partie de son travail normal de gestionnaire de la salle de rédaction. Ce grief n’a donc pas été retenu.
Le plaignant reprochait ensuite à M. Cloutier un manquement à la discrétion rédactionnelle. Or, la notion de « discrétion rédactionnelle » renvoie au concept de « liberté rédactionnelle » et non à celui de « secret professionnel ». Ainsi, le rédacteur en chef pouvait, à sa discrétion, choisir les affectations de son journaliste. Sa « discrétion rédactionnelle » lui permettait aussi de publier, ou non, l’entrevue réalisée par le journaliste Denis Dufresne.
De plus, en ce qui a trait au reproche du plaignant concernant le manque de discrétion, le rédacteur en chef a répondu n’avoir jamais insisté pour connaître les sources de M. Dufresne et n’avoir jamais fait allusion à la moindre délinquance de la part du journaliste. Comme c’est l’usage lorsque les parties présentent des versions contradictoires, le Conseil s’est refusé à prendre position, considérant que le grief n’est pas démontré. Il appartenait au plaignant de faire la preuve des accusations qu’il avance sur la délinquance du journaliste et sur son désaveu. Cette preuve n’ayant pas été établie, le grief n’a pas été retenu.
Il en va de même pour le grief concernant la partialité dont aurait fait preuve le rédacteur en chef et pour le manque d’objectivité de La Tribune, questionnable parce que le quotidien régional dessert les comtés de membres influents du gouvernement, favorables au projet d’exploitation du Mont Orford. Le Conseil aimerait rappeler qu’il ne suffit pas à un plaignant de formuler une accusation pour obtenir automatiquement une condamnation de sa part sur un sujet donné. Encore faut-il que la véracité de ce qui fonde l’accusation soit établie. Et il appartient au plaignant de fournir la preuve de ce qu’il avance au sujet de la couverture partiale du dossier. Or, après examen, le Conseil constate que le grief n’a pas été démontré et, par conséquent, il n’a pas été retenu.
Décision
Ainsi, pour l’ensemble des motifs expliqués, le Conseil de presse rejette la plainte de M. Daniel Gagnon contre le journal La Tribune et son rédacteur en chef, M. Maurice Cloutier.
Analyse de la décision
- C06G Ingérence de la direction du média
- C06H Affectation des journalistes
- C08A Choix des textes
- C08F Tribune réservée aux lecteurs
- C17D Discréditer/ridiculiser
- C22B Engagement politique
- C22C Intérêts financiers