Plaignant
M. Bernard Desgagné
Mis en cause
Mme Julie Miville-Dechêne, journaliste; Mme Geneviève Guay, directrice, traitement des plaintes et affaires générales,Information/Services français et la Société Radio-Canada
Résumé de la plainte
M. Bernard Desgagné porte plainte contre la journaliste Julie Miville-Dechêne de la Société Radio-Canada (SRC), pour avoir tenté d’influer sur le cours de la campagne électorale et pour abus de pouvoir. Le plaignant accuse notamment la journaliste d’avoir fait des insinuations dans un reportage portant sur le retrait d’une publicité. La plainte vise spécifiquement deux reportages diffusés au « Téléjournal » de la SRC, le vendredi 23 février 2007.
Griefs du plaignant
L’objet de la plainte est un reportage de Mme Julie Miville-Dechêne diffusé sur les ondes de la télévision de Radio-Canada. Le reportage portait sur un film publicitaire présentant de façon « humoristique » une femme « qui veut mettre fin à sa relation avec son conjoint ». Selon le plaignant, « Le Téléjournal du 23 février indiquait qu’il s’agissait d’une publicité du PQ qui allait trop loin et qu’on y faisait un parallèle avec la violence conjugale. »
Pour illustrer son propos, le plaignant cite un extrait diffusé dans le reportage : « Quand je l’ai choisi, c’était la lune de miel. Il était plein de bonnes intentions. Mais rapidement tout est devenu sombre. Il ne m’écoutait plus. […] Un jour, je me suis rendu compte qu’il me mentait. ça fait quatre ans que ça dure. » Un autre extrait indiquait : « C’est l’enfer. Il faut que je mette fin à cette relation. » Le plaignant affirme qu’il ne voit dans le film aucune allusion à la violence conjugale. Il dit avoir compris qu’il s’agissait d’une femme déçue par sa relation avec son conjoint qui ne l’écoutait pas et qui lui mentait, mais il demande où est la violence. Pour lui, « de deux choses l’une : ou bien le reportage de Radio-Canada ne mentionnait pas les passages vraiment incriminants du film, ou bien il était carrément trompeur ».
Selon le plaignant, c’est la journaliste elle-même qui a proposé à la présidente de la Fédération des femmes du Québec, Mme Michelle Asselin, de regarder le film. à la suite du visionnement, celle-ci aurait déclaré : « C’est évident qu’on réfère à une situation d’une femme victime de violence conjugale. » Mme Asselin aurait ajouté qu’on décrivait dans le film le cycle de la violence, et que l’état québécois y était présenté comme un conjoint agresseur et violent.
M. Desgagné ajoute que la journaliste a aussi interrogé Mme Rolande Clément, présidente du Regroupement provincial des maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale. Mme Clément aurait déploré dans le reportage « l’instrumentalisation de la violence conjugale à des fins politiques ». Pour le plaignant, ce n’est pas du tout ce que disait le film qui, selon lui « parlait d’une relation décevante, d’un homme qui n’écoutait pas sa conjointe et qui lui mentait. Si les hommes qui battent leur femme peuvent avoir ce comportement en plus de leur comportement agressif, il y a sans doute un bien plus grand nombre de cas semblables où la violence n’est pas en cause. On ne peut pas affirmer que parce qu’un homme ment à sa femme et n’écoute pas, il la bat. Loin de là ».
Le plaignant considère donc « que Mme Miville-Dechêne a monté elle-même cette affaire en épingle. Elle a voulu faire un petit scandale sur les ondes et a insinué que, parce que le PQ avait fait retirer le film, il admettait automatiquement sa faute, y compris le lien avec la violence conjugale ». Pour lui, il s’agit d’une tentative d’influer sur le cours de la campagne électorale, un abus de pouvoir médiatique de la part des mis-en-cause « qui n’a laissé d’autre choix au PQ que de retirer la publicité pour éviter toute controverse, alors qu’en fait, l’interprétation du film faite par Mme Miville-Dechêne était plutôt discutable ».
Selon le plaignant, pour corroborer cette interprétation, la journaliste s’est servie « du point de vue de femmes qui ont le mérite d’aider tous les jours des femmes victimes de violence conjugale, mais dont le point de vue sur les relations entre les hommes et les femmes se trouve par le fait même vraisemblablement biaisé ». Il ajoute que Mme Miville-Dechêne n’a pas donné la parole à d’autres personnes hors du PQ et des groupes de femmes.
INFORMATION COMPLéMENTAIRE :
Deux jours après le dépôt de sa plainte, M. Desgagné fait parvenir au Conseil la réponse reçue de la directrice du traitement des plaintes et affaires générales, Information/Services français de la SRC, Mme Geneviève Guay, car il avait également adressé sa plainte à la SRC. Dans sa lettre de présentation, il indique que cette réponse ne le satisfait pas parce qu’elle ne va pas au fond des choses.
Deux semaines plus tard, le plaignant communique également au Conseil ses commentaires à la réponse reçue du bureau de l’Ombudsman de la SRC à qui il s’était adressé pour une révision du dossier, non satisfait qu’il était de la réponse de Mme Guay.
Commentaires du mis en cause
Mme Geneviève Guay amorce sa réponse par un historique du cas où elle relève les échanges entre le plaignant et la SRC.
Elle rappelle ensuite les étapes du reportage : affectation de la journaliste; visionnement de la publicité en question; interrogations de sa part sur l’interprétation qui risque d’être faite; vérification auprès du PQ et confirmation de la nature de la publicité associée au « marketing viral »; confirmation d’une entrevue avec l’organisateur en chef, Nicolas Girard; contact téléphonique avec la Fédération des femmes du Québec (FFQ) sans mentionner son hypothèse; contact avec le Regroupement des maisons d’hébergement pour obtenir leur opinion; enregistrement de la réaction de Mme Rolande Clément, du Regroupement des maisons d’hébergement; entrevue avec Nicolas Girard qui justifie le concept et affirme qu’il n’est pas question de le retirer du site; constatation par une recherchiste que le site Internet bondébarras.com n’est plus en ligne; confirmation par Manuel Dionne que la décision a été prise parce que M Girard « a constaté que cette publicité pouvait heurter des femmes ».
Mme Guay aborde ensuite la démarche journalistique. En regard de l’équité dans le reportage, elle indique que le PQ a pu défendre son point de vue par la voix de son organisateur en chef, M. Nicolas Girard, et celle du chef, M. André Boisclair. De plus, la publicité en cause a été montrée à l’écran dans sa quasi-totalité afin de permettre aux téléspectateurs de se faire leur propre opinion. De plus, « des groupes de femmes suffisamment représentatifs ont montré qu’au minimum un certain nombre de personnes pouvaient associer ces images à de la violence ». Pour Mme Guay, ces éléments étaient nettement suffisants pour que le téléspectateur puisse se faire une idée éclairée sur le sujet.
Tout en reconnaissant que d’autres personnes pourraient être en désaccord avec les opinions recueillies, Mme Guay estime qu’il serait absurde d’exiger que les journalistes présentent tous les points de vue existant dans la société. Le but d’un bon reportage n’est pas, selon elle, de dire aux citoyens quoi penser, mais de leur donner ce qui leur sera utile et suffisant pour juger eux-mêmes.
En ce qui a trait au point de vue du Parti québécois, Mme Guay fait observer qu’il a évolué au cours de la journée : sensible aux réactions des groupes de femmes, le PQ a jugé ces réactions suffisantes pour retirer sa publicité.
En regard de l’hypothèse journalistique, Mme Guay affirme que « le fait de poser une hypothèse de départ et de tenter de la vérifier par la suite, fait partie d’une démarche journalistique saine et normale », et qu’un journaliste honnête doit rester ouvert à trouver des hypothèses contraires à son hypothèse de départ. Elle se dit persuadée que c’est l’attitude conservée par la journaliste et que rien dans le reportage n’indique une idée préconçue de sa part.
La porte-parole des mis-en-cause aborde ensuite l’interrogation : « Pourquoi cette hypothèse plutôt qu’une autre quand aucun des mots prononcés dans la publicité ne réfère nommément à la violence? » Mme Guay y répond, d’abord par l’impression laissée par l’image forte de la mère abattue, dépassée, qui est aussi l’image d’une femme victime, et qui a créé un malaise chez plusieurs téléspectateurs. Elle ajoute que le ton et les expressions « laissent imaginer le pire » et « évoquent une situation d’urgence et de danger ». Elle rappelle aussi que « selon les définitions reconnues, il y a plusieurs formes de violence conjugale : violence verbale, psychologique et physique.
Au sujet des questions posées « en dehors des messages préparés par les équipes de communicateurs des partis politiques », Mme Guay explique que les questions inattendues permettent aux électeurs de mieux voir les réactions aux situations imprévues de ceux qui aspirent à les diriger.
En ce qui a trait à l’intérêt pour la publicité sur Internet, elle invoque que la campagne électorale a donné lieu à une utilisation sans précédent d’Internet pour diffuser des messages qui vont plus loin plus que ceux diffusés à la télévision.
En regard des accusations concernant l’intégrité de la journaliste, Mme Guay considère que la lettre de M. Desgagné contient des attaques personnelles inacceptables contre Mme Miville-Dechêne auxquelles elle n’entend pas répondre. Elle explique que la journaliste était affectée à une tâche spéciale pendant la couverture de la campagne communément appelée, à la SRC, « l’épreuve des faits », une tâche qui consiste à explorer des sujets non prévus par les équipes de communicateurs des partis politiques. Selon elle, il s’agit d’un rôle difficile qui n’est confié qu’aux journalistes les plus expérimentés. En outre, la thèse de partisanerie développée par le plaignant serait mal fondée, notamment parce qu’elle ne tient pas compte de l’ensemble des reportages produits par la journaliste.
Enfin, en ce qui a trait à l’impartialité de Radio-Canada, Mme Guay considère « que c’est le rôle de toute entreprise de presse d’analyser les affirmations, les stratégies, les promesses ou les discours de tous les partis politiques, particulièrement en campagne électorale », et c’est ce qu’a fait Radio-Canada.
Selon Mme Guay, le plaignant aurait aussi sous-entendu que l’impact des reportages de ce type est nécessairement négatif pour un parti. Selon elle, tel n’est pas le cas. L’impact des reportages sur les électeurs est d’ailleurs toujours difficile à évaluer.
Sur la base des réactions diverses reçues, elle se dit convaincue que les réactions au reportage peuvent avoir été différentes selon l’opinion ou la personnalité des téléspectateurs. Ainsi, nul ne peut présupposer de cet impact.
Mme Guay annexe à ses commentaires la réponse de l’Ombudsman de Radio-Canada à la plainte de M. Desgagné.
Réplique du plaignant
Le plaignant estime que Mme Guay ne répond pas sur le fond à son argument principal, à savoir que « quoi qu’aient pu en penser les deux seules personnes appelées à donner leur point de vue sur la question dans le reportage de Mme Miville-Dechêne (à part le Parti québécois), il n’était pas question de violence conjugale dans la publicité du Parti québécois incriminée par Mme Miville-Dechêne ». Pour lui, il n’en était tout simplement pas question et, c’est ce que les mis-en-cause n’arrivent pas à admettre.
Analyse
Une précision s’impose au départ. Le Conseil de presse n’a jamais pu visionner entièrement le film dont il est question dans la présente plainte, les parties ne lui en ayant pas fourni copie, et celui-ci ayant été retiré du site « bondebarras.tv », tel que mentionné dans le reportage. Ce n’est donc que sur la base des deux reportages de Mme Julie Miville-Dechêne, diffusés le vendredi 23 février 2007, que repose la présente décision.
Le premier grief était à l’effet que soit le reportage ne mentionnait pas les passages vraiment incriminants du film publicitaire, ou soit était carrément trompeur. Après vérification, il est apparu au Conseil que même si les mots « violence conjugale » ne sont jamais mentionnés textuellement dans les séquences rapportées dans le reportage, plusieurs éléments visuels, le ton et le vocabulaire de la comédienne, suggéraient une situation de détresse vécue par une femme et provoquée par un homme.
Or, même s’il est possible de considérer, comme l’a fait le plaignant, qu’il s’agit d’une fiction avec une « présentation humoristique », d’autres personnes pouvaient aussi en avoir une perception différente, selon leur point de vue et leur sensibilité, y compris celle d’un lien avec le phénomène de la violence conjugale. Et c’est précisément ce que les deux femmes interviewées par la journaliste ont affirmé.
L’hypothèse de la journaliste était à l’effet que la publicité en question pouvait heurter certaines personnes. Dans les circonstances, elle n’exigeait pas un sondage scientifique sur toutes les perceptions possibles à l’égard du film, et seuls quelques témoignages crédibles suffisaient à démontrer que pour certains le film pouvait être inacceptable. Le grief n’a donc pas été retenu.
Un second grief voulait que la journaliste ait elle-même monté cette affaire en épingle. à l’appui de sa thèse, le plaignant invoquait que c’est la journaliste qui a choisi les deux représentantes de mouvements de femmes pour réagir à la question.
Le Conseil de presse a déjà précisé que les médias et les professionnels de l’information doivent être libres de relater les événements et de les commenter sans entraves ni menaces ou représailles; que l’attention qu’ils décident de porter à un sujet particulier relève de leur jugement rédactionnel; que le choix de ce sujet et sa pertinence, de même que la façon de le traiter, leur appartiennent en propre; et enfin, que nul ne peut dicter à la presse le contenu de l’information sans s’exposer à faire de la censure ou à orienter l’information.
Si la journaliste pouvait choisir d’aller recueillir différentes réactions du public pour cerner l’interprétation générale qui se dégageait du film publicitaire, elle pouvait également décider d’aller vérifier si le film en question pouvait heurter une certaine catégorie de citoyens. Les mis en-cause affirment d’ailleurs que la journaliste a recueilli les réactions des deux intervenantes de façon neutre, sans leur suggérer de réaction, ce qui n’a pu être contredit par le plaignant. Si ce dernier interprète le sujet autrement, il n’a pas démontré que le sens donné par les femmes interviewées était invraisemblable ou incongru. Le grief en ce sens a donc été rejeté.
Le dernier grief avait trait à l’accusation d’avoir voulu faire un scandale sur les ondes et d’avoir insinué que, parce que le PQ avait fait retirer un film, il admettait automatiquement une faute, en lien avec la violence conjugale; et qu’en conséquence, il s’agissait d’une tentative d’influer sur le cours de la campagne électorale et d’un abus de pouvoir.
En ce qui a trait à l’accusation d’avoir voulu faire un scandale, le Conseil a estimé que le plaignant prête des intentions à la journaliste, mais ne démontre pas que sa démarche ait eu pour but de soulever un scandale. Et si le plaignant peut voir dans le reportage une « insinuation » à l’effet que, parce que le PQ avait fait retirer un film, il admettait automatiquement une faute, il s’agit de sa propre conclusion et non celle du reportage. Dans ce dernier, la journaliste n’a fait que rapporter les faits et laissé le téléspectateur conclure.
En regard de la tentative d’influer sur le cours de la campagne électorale, ici encore, aux yeux du Conseil il s’agit d’une opinion personnelle du plaignant qui n’est ni évidente, ni démontrée.
Décision
Par conséquent, pour l’ensemble des raisons expliquées plus haut, le Conseil de presse du Québec rejette la plainte de M. Bernard Desgagné contre la journaliste Julie Miville Dechêne et la Société Radio-Canada.
Analyse de la décision
- C03B Sources d’information
- C11B Information inexacte
- C11C Déformation des faits
- C13B Manipulation de l’information
- C15H Insinuations
- C15J Abus de la fonction d’animateur