Le célèbre chroniqueur du Journal de Montréal, aujourd’hui également animateur à LCN, n’a pas mâché ses mots ces derniers jours, sur Twitter, à l’endroit de La Presse et de sa journaliste Gabrielle Duchaine.
À l’origine de cet accès de colère : un texte publié vendredi dernier, le 4 mai, où la journaliste précisait (le texte a depuis été modifié) que des manifestants s’étaient arrêtés devant une maison qu’ils croyaient – à tort – être celle de Richard Martineau ou encore celle du maire de Montréal. Selon la journaliste, la foule scandait des slogans « anti-Martineau ».
La publication n’a pas manqué de soulever l’ire du chroniqueur, qui s’insurgeait dans un microbillet sur Twitter que La Presse ait « écrit où [il] habite, alors que les manifestants veulent [lui] casser la gueule. » Et Martineau de poursuivre : « Dégueulasse. Honteux », avant d’ajouter, dans un autre tweet, qu’il tiendrait la journaliste personnellement responsable s’il arrivait quoi que ce soit à sa famille, dont la sécurité serait désormais « en péril ».
Après vérifications, il appert que jamais la journaliste n’a divulgué le numéro de l’adresse de Richard Martineau, mais seulement le nom de la rue où ce dernier habite. Elle s’est d’ailleurs défendue par le biais de son compte Twitter, précisant ne même pas connaître l’adresse exacte du chroniqueur.
Une information d’intérêt public?
Éric Trottier, vice-président à l’information et éditeur adjoint au quotidien La Presse, estime que son journal a pris la bonne décision en choisissant de publier le nom de la rue où s’étaient arrêtés les manifestants. « D’abord, il n’y a aucune règle qui nous empêche de le faire, et ensuite il n’y a aucun média qui s’empêche de donner ces informations non plus. Le lieu a une importance, ça fait partie des cinq questions de base [NDLR: Qui? Quoi? Où? Quand? Pourquoi?]. »
« Par exemple, mercredi soir dernier, il y avait une manifestation sur la rue Victoria, à Westmount, devant la résidence du premier ministre. Tous les médias, y compris LCN, où travaille M. Martineau, et le lendemain, le Journal de Montréal, en page 6 je crois, ont révélé le nom de la rue du premier ministre – pas le numéro, mais le nom de la rue, oui. »
Aussi généralisée soit-elle, n’y aurait-il pas lieu de s’interroger sur la pertinence d’une telle pratique? À cette question, fondamentale, il est intéressant de noter qu’au sein même de La Presse, les réponses divergent.
Éric Trottier concède ainsi volontiers que « c’est une bonne question, à laquelle tous les médias devraient réfléchir », mais juge tout de même « qu’il y a beaucoup d’événements où l’adresse est importante », dont celui de jeudi soir fait évidemment partie. « Pourquoi est-ce qu’on accorderait un traitement spécial à M. Martineau, que ses médias [NDLR: ceux du groupe Quebecor Media] n’ont pas accordé au premier ministre ou au maire de Montréal, qui sont bien plus ciblés que Richard Martineau? » se demande l’éditeur adjoint de La Presse.
Un avis que ne semble pas partager Patrick Lagacé, chroniqueur au même journal, et qui s’est porté à la défense de celui qui anime avec lui l’émission Les Francs tireurs : « Quand une manif s’arrête devant la résidence personnelle de quelqu’un, est-ce que le droit du public à l’information serait fatalement desservi si on ne mentionnait pas la rue en question? On le fait, comme médias, sans trop se poser de questions, calibrés que nous sommes à révéler le plus de détails possible sur un événement. On l’a fait dans le passé pour des manifs chez le maire Tremblay, le PM Charest, l’ex-ministre Gagliano. Je pense personnellement que ça n’ajoute rien à la qualité de l’info. »
[Mise à jour]
Pour sa part, le professeur en journalisme à l’Université d’Ottawa et spécialiste des questions d’éthique journalistique, Marc-François Bernier, souligne que ce genre d’information est très souvent facile d’accès, notamment par le biais des registres fonciers. N’empêche, elle n’est pas absolument nécessaire à la bonne compréhension des enjeux : « Il y a un choix éthique à faire, avec lequel on peut être d’accord ou pas, mais on ne peut pas tracer une ligne déontologique. C’est davantage une réflexion éthique. » Mais avant tout, le professeur estime que la règle qui devrait guider les médias est d’abord et avant tout celle de l’équité : « Ce qui est intéressant dans ce cas-là, c’est que subitement, parce que c’est un journaliste qui est visé, là on commence à se poser des questions de nature éthique et morale. »
Est-ce qu’on devrait donc revoir cette pratique, comme le suggère Lagacé? « C’est une bonne question, mais on devrait se la poser pour tout le monde. Mon seul problème, c’est le double standard qui se dessine dans cette affaire. »
Soupeser des droits qui s’opposent
Comme c’est souvent le cas en matière d’éthique et de déontologie, il semble qu’on doive ici soupeser différents droits, qui s’opposent. D’un côté, on aurait donc celui du public à l’information, en vertu duquel on peut arguer que le fait de publier le nom de la rue était pertinent, puisqu’il s’agissait d’un élément important de l’histoire. De l’autre, on retrouve au moins deux droits individuels : le droit à la vie privée et le droit à la sécurité. L’enjeu est de trouver un point d’équilibre entre ce droit collectif et ces droits individuels, évaluer à quel point on porte atteinte à l’un et à l’autre en fonction des différentes avenues qui s’offrent aux journalistes.
Il ne fait aucun doute que la présence de manifestants devant la maison d’un journaliste est un sujet d’intérêt public — que ceux-ci manifestent leur désaccord en se présentant chez lui (ou du moins, devant la maison qu’ils croyaient être la sienne) n’est pas anodin, et mérite certainement une couverture journalistique. Autrement dit, cet événement fait partie du conflit, qui est rapidement devenu un enjeu social. Était-ce nécessaire de préciser que les manifestants s’étaient rendus sur une rue bien précise d’Outremont — un quartier huppé de Montréal, ce qui ajoute à la puissance symbolique de leur geste — pour couvrir adéquatement cet événement? Telle est la question.
De la même manière, plusieurs facteurs viennent par ailleurs amenuiser ou renforcer la valeur que l’on doit accorder aux droits individuels lorsque vient le temps de les pondérer. Ainsi, on juge généralement qu’un personnage public ne peut s’attendre à une protection aussi grande de sa vie privée, dans la mesure où celle-ci est souvent difficilement séparable de sa vie publique.
Mais est-ce le cas de Richard Martineau? Est-il un acteur public au même titre que Jean Charest ou Gérald Tremblay, et sinon, n’est-il pas en droit de s’attendre à ce que les médias le traitent différemment? « À mon avis, c’est un faux argument, répond Éric Trottier, et ce n’est d’ailleurs pas ça qu’il défend. Son argument, c’est qu’on a mis en péril sa sécurité et celle de ses enfants, c’est de ça qu’il nous accuse. Si dévoiler le nom d’une rue met en péril la sécurité des gens, alors qu’ils cessent, dans leurs médias [ceux de Quebecor, où travaille M. Martineau], de nommer le nom de la rue où habite le maire, comme ils l’ont fait en page 7 vendredi, et en page 6 jeudi. […] Pourquoi est-ce qu’on accorderait un traitement préférentiel pour Martineau, par rapport à celui réservé au maire de Montréal ou au premier ministre? Eux aussi ont une famille, des enfants et ont droit à une sécurité. »
[Mise à jour]
Dans un échange sur les médias sociaux, Pierre-Olivier Laporte, avocat oeuvrant désormais au sein de l’ONU, à Genève, sans se prononcer sur le fond, semblait d’avis que même d’un point de vue strictement légal, la question n’était pas simple à trancher : « En matière de libertés publiques, les droits des uns constituent la limite des droits des autres. Cela donne souvent lieu à un exercice de pondération, qui en définitive revient à attribuer un poids relatif aux intérêts en présence. Si on reconnaît qu’une atteinte a été portée (disons au droit à la vie privée), l’analyse se porte sur les questions suivantes: (1) l’atteinte est-elle justifiée par un intérêt légitime?; (2) est-elle minimale en vue d’assurer cet intérêt (i.e. une atteinte moindre, ou l’absence d’une atteinte, aurait-elle pu permettre d’atteindre le même objectif)?; et (3) l’atteinte est-elle proportionnelle à l’objectif recherché (i.e. l’objectif est-il suffisamment important pour justifier l’atteinte)?«
Bref, qu’on l’aborde d’un point de vue éthique ou juridique, le « point d’équilibre » évoqué plus haut n’est pas simple à trouver. Il varie d’ailleurs d’un cas à l’autre, et ne saurait être balisé par des règles strictes, sans que celles-ci deviennent un carcan rigide nuisant autant à la liberté de presse qu’aux droits des individus. Alors il nous reste la réflexion, constante, ardue, souvent grise, parfois déchirante, autour de ces enjeux déontologiques. Mais on ne peut se permettre d’en faire l’économie.
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N.B. : (1) Par souci de neutralité dans cette affaire, le Magazine du CPQ a préféré ne pas mentionner le nom de la rue. On ne doit cependant pas interpréter cette décision comme un signe que nous appuyons les revendications de Richard Martineau, ou encore que nous condamnons la décision initiale de La Presse de la publier. Plutôt, il faut y voir un signe d’impartialité.
(2) Nous avons tenté de parler à Richard Martineau, pour obtenir ses réactions, mais en vain.