Juillet 2008. Le passager d’un autobus décapite son voisin de siège. Février 2014. Un individu armé d’un marteau est abattu par les policiers qui le jugeaient menaçant. Les deux hommes avaient des problèmes de santé mentale. Comment rapporter ces événements dans les médias sans provoquer une stigmatisation des personnes aux prises avec une maladie mentale?
Afin d’outiller les journalistes, le Forum du journalisme canadien sur la violence et le traumatisme, en partenariat avec CBC, publie En-Tête : reportage et santé mentale, un guide visant une couverture que l’on veut « plus factuelle, plus juste et moins discriminatoire » envers ceux qui ont une maladie mentale.
« Les rares histoires associant violence et santé mentale ont un impact énorme », affirme en entrevue au Magazine du CPQ Cliff Lonsdale, président du Forum. Cette association laisse croire au public que toutes les personnes souffrant de maladie mentale sont violentes, alors que 99,9 % d’entre elles ne le sont pas, ajoute-t-il.
Il note que cette stigmatisation a également des conséquences sur les malades. Ceux-ci hésitent à parler de leur diagnostic et à chercher de l’aide.
Norme sociale
M. Lonsdale croit que les journalistes peuvent jouer un rôle important pour changer la perception de la population par rapport à la maladie mentale. « Nous l’avons fait tellement de fois, dit-il. Nous l’avons fait à propos du cancer, du SIDA, des droits des femmes… Dans tous ces cas, les médias ont joué un rôle important. »
Il reconnaît que ce changement de mentalité peut prendre du temps. Ce qu’il demande aux journalistes : faire leur travail et tirer leurs informations sur la maladie mentale d’une source fiable, « pas de Google ».
Par et pour les journalistes
Même si des guides émis par différents organismes existent, les responsables du Forum jugeaient important que celui-ci soit rédigé par des journalistes. « Les conseils provenant des pairs sont mieux reçus », estime M. Lonsdale.
Parmi les collaborateurs à ce projet, on compte André Picard du Globe and Mail, Linden MacIntyre de CBC, Katia Gagnon de La Presse et Pierre Craig de Radio-Canada également président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ).
En plus de décrire certains troubles particuliers, le guide qui s’adresse principalement aux généralistes offre des informations sur les procédures judiciaires, les différentes approches thérapeutiques, ainsi que des données sur la maladie mentale.
Un chapitre est également consacré à la conduite d’entrevues avec les personnes atteintes de maladie mentale. Si on recommande de ne pas faire une entrevue avec une personne vivant un épisode psychotique, le guide conseille de ne pas exclure la possibilité de poser des questions aux personnes touchées par la maladie.
« Si vous deviez couvrir une histoire de jambe cassée, vous commenceriez par parler à la personne blessée. Ignorer la voix des personnes atteintes de maladie mentale revient à mettre à l’écart un cinquième des lecteurs, des auditeurs et des téléspectateurs », peut-on lire.
Les auteurs suggèrent cependant de faire preuve de doigté et de s’assurer que la personne comprend bien que son nom et son diagnostic seront rendus publics.
Suicide
Le guide consacre un chapitre à la couverture des suicides étant donné que 90 % des Canadiens qui se suicident ont un trouble de santé mentale ou une dépendance.
Tout en étant prudents dans leurs comptes-rendus, les médias ne devraient pas s’empêcher de couvrir les suicides, estiment les auteurs. L’intérêt public et le respect de la vie privée doivent être soupesés par les journalistes. S’ils doivent faire état de la complexité des causes pouvant expliquer le geste, ils doivent éviter de donner des détails sur la méthode utilisée.
Selon Cliff Lonsdale, les recommandations des associations de prévention du suicide voulant que les médias parlent le moins possible des cas de suicide, évitent d’utiliser le mot « suicide » et relèguent ces textes aux pages intérieures par crainte d’un effet de contagion sont basées sur une étude ayant des failles.
« Je ne peux pas concevoir que nous pourrions parler des dix premières causes de décès au Canada, mais pas de la neuvième », s’exclame celui qui estime qu’une couverture responsable de ce sujet peut au contraire aider à réduire le taux de suicide.
Lancement
L’accueil réservé au guide a soufflé les auteurs. Alors que 5000 copies, dont 2000 en français, circulent actuellement, les responsables planifient la réimpression de l’édition anglaise. Le guide a suscité l’intérêt un peu partout dans le monde. Des traductions en danois et en espagnol sont présentement en cours.
Le guide, qui sera lancé à Montréal le 26 mai lors d’un événement organisé en collaboration avec la FPJQ, est déjà disponible en version électronique sur un site Internet spécialement dédié. Celui-ci comporte davantage d’information et des témoignages.
Le lancement montréalais d’En-Tête aura lieu en marge d’une discussion portant sur la couverture des drames humains réunissant les journalistes Akli Ait Abdallah, Josée Cloutier, Hélène Magny, Michèle Ouimet et André Picard. La Dre Pascale Brillon, psychologue spécialisée en stress post-traumatique, participera également à la soirée qui sera animée par Raymond Saint-Pierre.
Cet événement rejoint la mission première du Forum, soit de promouvoir la protection physique et psychologique des journalistes, qu’ils travaillent dans une zone de conflits ou qu’ils couvrent les faits divers. « Nous [les journalistes] ne sommes pas faits en téflon, souligne M. Lonsdale. Nous essayons d’amener les entreprises de presse à le reconnaître et à changer les mentalités dans les salles de rédaction. »