« L’information, ce n’est pas du poulet qu’on fait livrer dans de petites voitures jaunes », mais bien une composante essentielle de la démocratie, aujourd’hui « érodée jusqu’à un point de rupture », en raison de l’échec économique du virage numérique. C’est pourquoi l’État doit la financer, conclut Claude Dorion, directeur de la firme MCE Conseil. Les patrons de presse sont plutôt d’accord. Mais comment en est-on arrivés là?
Des chercheurs et experts ont partagé leur lecture de la situation, lors du colloque « L’information : le 4e pouvoir sous pression », organisé par la Fédération nationale des communications (FNC-CSN) à Québec, le 3 mai 2016. Tous ont réfléchi au phénomène « tout numérique », qui chamboule l’écosystème médiatique et sa capacité à rentabiliser la production d’une information de qualité. Voici une sélection de leurs constats, réflexions et recommandations.
En finir avec la « béatitude »
Comme la révolution numérique refaçonne à très grande vitesse l’« écologie médiatique », cette dernière a du mal à s’adapter et se retrouve dans une situation « pas nécessairement optimale », observe Pierre Trudel, professeur titulaire au Centre de recherche en droit public (CRDP) de la Faculté de droit de l’Université de Montréal.
« La numérisation a renforcé l’investissement dans la diffusion de l’information, et pas dans sa production. » Il est maintenant temps de canaliser les ressources vers la production de l’information, croit l’universitaire.
Mais cela ne peut se faire sans toucher à « un certain nombre de vaches sacrées » : les Facebook, Google et autres géants du Web qui diffusent un contenu qu’ils ne produisent pas, tout en engrangeant les revenus publicitaires qui ont déserté les médias traditionnels, doivent être régulés, a lancé M. Trudel dès le premier panel du colloque. Le thème est devenu récurrent, tout au long de la journée.
Nelly Brière, conférencière et consultante en stratégie de communications numériques et de médias sociaux, a pris la balle au bond lors du second panel. « Les contenus sont dématérialisés, dépourvus de leur valeur marchande, parce qu’ils peuvent être répliqués à l’infini. On essaie d’enfermer les contenus, pour les rendre payants, mais c’est très difficile. » Et pendant ce temps, « les fournisseurs de services ne paient pas de taxes », souligne-t-elle.
Avec la nouvelle plateforme Instant Articles de Facebook, les médias peuvent rejoindre les gens directement où ils sont et leur offrir le téléchargement rapide d’articles, mais les revenus publicitaires associés ne sont pas mirobolants, note Mme Brière. Le problème de la monétisation de l’information demeure entier.
Pour Pierre Trudel, il est clair qu’il faut songer à une nouvelle forme de régulation législative et fiscale des activités de ces grands joueurs, même si cela bouscule l’idée bien ancrée qu’on ne doit pas imposer de règles dans les territoires du Web. « Beaucoup estiment qu’il serait ringard d’intervenir dans le monde numérique », dit-il. Pourtant, il est temps de « mettre fin à cette sorte de béatitude envers le numérique. »
La vitesse qui tue la qualité
L’avènement du numérique a d’ailleurs contribué à transformer le métier de journaliste en course effrénée pour alimenter des plateformes qui se multiplient. Or la vitesse d’exécution est perçue par les journalistes comme le facteur-clé contribuant à la dégradation de la qualité de l’information, selon Judith Dubois, professeure de journalisme à l’École des médias de l’UQAM.
La vitesse est effectivement incompatible avec : la qualité de la recherche, la qualité de l’écriture, l’intégrité et le respect de la déontologie journalistique, ainsi que la clarté du reportage. Ces facteurs ont été identifiés comme les critères déterminants de la qualité de l’information par 121 journalistes ayant participé à une enquête dont les résultats ont été publiés par Mme Dubois en février dernier.
Il ne faut pas se méprendre : bien que les nouvelles technologies aient contribué à l’accélération du rythme de production de l’information, elles sont vues d’un très bon oeil par les journalistes. Elles facilitent la recherche, les communications, la réalisation de photos et de vidéos et contribuent ainsi à la qualité de l’information, peut-on lire dans le rapport de recherche de Mme Dubois.
L’inaccessible rentabilité
Alors que les médias traditionnels cherchent sans relâche le fameux modèle d’affaires qui assurera leur pérennité dans l’environnement numérique, le Web n’est pas à la hauteur des espoirs qu’il a suscités chez ceux qui rêvaient, il y a plusieurs années, de voir naître de nombreux nouveaux médias indépendants en ligne.
La révolution du système médiatique, qui devait résulter de la souplesse de nouveaux moyens de production et des faibles coûts d’entrée devait donner lieu à un foisonnement de nouveaux acteurs indépendants. « Mécaniquement, la problématique de la diversité de l’info, dans un monde de concentration des médias, semblait réglée », expose Renaud Carbasse, professeur adjoint au département d’information et de communication de l’Université Laval et doctorant à l’UQAM.
« Dans les faits, le discours doit être nuancé. Les nouveaux médias sont précaires; ils font face aux mêmes difficultés, et n’ont pas les moyens des acteurs établis », analyse M. Carbasse. Que l’ont soit un « pure player » (média diffusant exclusivement en ligne) ou un média traditionnel, la monétisation de l’information dans le monde numérique demeure un objectif à atteindre.
À titre d’exemple d’initiatives de journalisme indépendant en ligne, Renaud Carbasse cite les Ricochet, Rue Masson, Planète F, pieuvre.ca, voix bien vivantes dans le paysage numérique québécois actuel. Mais également les défunts quebec89.com, Le République… Mis à part Droit Inc., un média de niche consacré à l’information juridique, les bénéfices ne sont pas au rendez-vous pour ces médias entièrement numériques, remarque le jeune chercheur.
« Le sociofinancement est une avenue, mais cela ne peut se substituer à un moyen de financement pérenne et récurrent. » M. Carbasse souligne le besoin de financer la relève que constituent les « pure players ». Comment? Par le soutien de l’État? Le chercheur laisse la question en suspens, mais suggère une aide qui prendrait la forme de soutien à l’entrepreneuriat en journalisme.
Des algorithmes qui enferment
Le numérique n’est décidément pas synonyme de diversité de l’information. À la difficulté de voir émerger de nouvelles voix indépendantes viables en ligne s’ajoute l’effet pervers des algorithmes utilisés par Google et Facebook, qui détermine quels contenus sont diffusés et aux yeux de qui. Maîtres de la diffusion de l’information, ils sapent ainsi l’autonomie de ceux qui la produisent.
« Ces algorithmes gèrent notre rapport au monde. Ils sont les rédacteurs en chef de nos vies mais ne sont pas membres de la FPJQ [Fédération professionnelle des journalistes du Québec]. Les [internautes] plus curieux se font proposer une panoplie de contenu. Ceux qui ne sont pas curieux s’enferment dans leur manque de curiosité, car ce qu’on nous propose nous ressemble », résume la conférencière Nelly Brière.
Il faut être capable de sortir du « confort social » créé par ces algorithmes, les questionner, les comprendre et les critiquer, car ils peuvent aussi exacerber les discours discriminatoires comme le sexisme et le racisme, observe la conférencière.
Pour y arriver, plus de transparence est requise de la part des Google et Facebook de ce monde, au sujet des algorithmes qu’ils utilisent. Il faut également prendre acte d’un certain analphabétisme du public en général, face au monde numérique. « La littéracie moderne requiert de comprendre notre environnement numérique. Ces algorithmes en font partie. »