« Deux de nos journalistes arrêtés dans des manifs ce matin; beaucoup trop de journalistes visés par la police ces derniers temps», écrivait ce matin Éric Trottier, directeur de l’information et éditeur adjoint de La Presse sur son compte Twitter.
Philippe Teisceira Lessard et Martin Chamberland ont été interpellés près des bureaux de la ministre de l’Éducation, Line Beauchamp, alors qu’ils couvraient les manifestations étudiantes ; ils ont été relâchés en fin de matinée. En fin de journée, on a appris qu’aucune accusation ne serait portée contre les journalistes. Le téléphone portable de Philippe Teisceira Lessard, qui avait été saisi, a aussi été restitué.
La Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) condamne l’arrestation des deux journalistes et demande aux policiers de faire preuve de plus de discernement. Éric Trottier abonde dans le même : « On est choqué, ça soulève beaucoup de questions parce que dans les deux cas, c’était des journalistes clairement identifiés. On sent qu’il y a un changement d’attitude à l’égard des journalistes et on conteste ça avec beaucoup de vigueur. »
Une inquiétude partagée par Richard Langelier, docteur en droit et spécialiste des médias: «On remarque une certaine arrogance à l’égard du monde de l’information en ce moment. » Les perquisitions, en mars, au domicile du journaliste Éric-Yvan Lemay du Journal de Montréal ont fait bondir journalistes et rédactions québécoises, déjà ébranlés par le déclenchement plus tôt de l’enquête dans l’affaire Davidson sur la divulgation d’informations confidentielles. « Ce sont des gestes qui sont dangereux et qui mettent en doute la crédibilité des institutions démocratiques comme la police; c’est donc non seulement dommageable pour le monde journalistique, mais aussi pour la crédibilité des institutions», estime Richard Langelier, aussi collaborateur au Groupe de travail sur le journalisme et l’avenir de l’information au Québec, qui a accouché du Rapport Payette en janvier 2011.
Le chercheur replace les récents événements dans une conjoncture politique plus large, notamment avec le gouvernement conservateur de Stephen Harper qui favorise la loi et l’ordre. « Et il ne faut pas non plus négliger le contexte plus spécifique des manifestations étudiantes, où l’attitude des policiers a été critiquée », rappelle-t-il. Dans des situations de violence, les journalistes ne sont d’ailleurs jamais complètement à l’abri des effets collatéraux.
Journalistes ou auxiliaires des policiers?
« Les journalistes de La Presse ne sont pas là pour faire le travail à la place des policiers. Pourquoi avoir gardé le téléphone cellulaire de notre journaliste ? Est-ce qu’ils l’ont arrêté pour recueillir de la preuve ? » s’interroge Éric Trottier. Un questionnement partagé par le président de la FPJQ, Brian Myles : « La tentation de faire des fouilles ou des perquisitions déguisées est toujours là et aujourd’hui, on est en droit de se poser la question : est-ce qu’on voulait les images pour être en mesure d’identifier les fauteurs de trouble ? » Ian Lafrenière se défend en disant que la saisie du téléphone cellulaire visait plutôt à disculper le journaliste. Qu’à cela ne tienne, nombreux sont ceux qui considèrent que cette saisie était illégale.
L’enjeu est donc fondamental pour les journalistes, selon Richard Langelier : « Si les manifestants perçoivent les journalistes comme des auxiliaires de la police, ça complexifie dangereusement le travail des médias. Les journalistes qui rapportent les conflits sociaux sont pris pour la cause, alors qu’ils ne font que les refléter. »
Qui est journaliste ?
Comment, d’un coup d’oeil, identifier rapidement qui est journaliste dans une manifestation? Avec la démocratisation des outils technologiques, la multiplication des blogues et des médias alternatifs, de plus en plus de gens prétendent au titre de journaliste. Pour Ian Lafrenière du Service de police de la ville de Montréal, il est de plus en plus difficile de distinguer les journalistes des manifestants. « C’est très bien que l’accès aux médias se soit démocratisé et qu’on puisse faire avec une petite caméra un travail professionnel, mais je ne peux plus dire à mes policiers sur le terrain que, dès qu’ils voient une caméra, logiquement, ça doit être un journaliste. Les gens qui ont une roche dans la main droite et qui filment de la main gauche, je ne peux pas les considérer comme des médias », estime-t-il. Et la carte de presse ? « C’est bien beau, mais ce n’est pas tout le monde qui en détient une et ce n’est pas à nous d’exiger que tous les journalistes la possèdent», constate-t-il. Reste l’option de contacter le supérieur du journaliste pour s’assurer qu’il est bien à l’emploi d’un média, une alternative qui, dans le feu de l’action, semble souvent négligée.
L’an dernier, dans le cadre de la manifestation contre la brutalité policière, le SPVM a voulu remettre un autocollant aux journalistes pour les identifier clairement. Résultat : les manifestants se sont retournés contre les journalistes quand ils ont su qu’ils avaient été accrédités par la police. « Si les manifestants te perçoivent comme un auxiliaire de la police, et que la police te perçoit comme un manifestant, la zone de confort du journaliste se rétrécit comme peau de chagrin », conclut Richard Langelier.