La caricature éditoriale, cet espace réservé aux irrévérences, aux réflexions subtiles et à l’humour acerbe, occupe, dans le monde des médias, une niche à part. Si son importance est surtout cruciale dans certains pays où la liberté d’expression est mise à mal, comment parvient-elle à se positionner dans les démocraties, alors que le web s’impose comme la tribune de choix pour l’expression des opinions. Entrevue avec la spécialiste de la caricature au Québec, Mira Falardeau, auteure du livre L’histoire de la caricature au Québec avec Robert Aird.
Magazine du CPQ : On a tendance a accorder à la caricature une très grande liberté dans nos médias. Ça a toujours été le cas ?
Mira Falardeau : Dans le monde, la caricature est le thermomètre de la liberté de presse. Et si on dit ça pour certains pays qui ont des problèmes aujourd’hui, on peut aussi dire ça historiquement, c’est-à-dire que la caricature a eu de la difficulté à s’implanter au 19e siècle dans les journaux parce qu’elle mettait en cause des sujets ou des façons de voir qui déplaisaient au pouvoir. On a dû attendre le début du 20e siècle pour que les caricaturistes puissent s’exprimer librement. Dès l’avènement de la grande presse, ils ont eu le statut de fou du roi, celui qui peut dire à peu près tout ce qu’il veut dans la mesure où lui-même peut s’autocensurer.
La caricature de presse a d’abord un rôle critique, elle tend à faire réfléchir, à faire évoluer. Ensuite, elle tend à faire rire. Son importance est extrêmement sensible dans les pays où la liberté est menacée; dans les pays où elle ne l’est pas, le caricaturiste demeure celui qui a les plus grandes possibilités de dire à peu près tout ce qu’il veut. Reste que comme les chroniqueurs, le caricaturiste fait face à certains tabous – la religion en est un, les attaques personnelles en sont un autre. Les caricaturistes le savent très bien, et ils vont donc limiter leurs interventions dans ces domaines.
Actuellement, le web décuple les possibilités et la caricature n’a plus ce domaine privilégié qu’elle avait avant. C’est comme si elle avait perdu certaines prérogatives, ou si on veut dire ça positivement, comme si elle avait été avant-gardiste!
MCPQ : Vous parliez d’autocensure – peut-on tout dire en caricature ?
M. F. : L’autocensure est une technique que le caricaturiste fait spontanément. En fait c’est ce qui distingue un bon d’un mauvais caricaturiste, parce que le mauvais ne trouvera tout simplement pas de contrats parce qu’il ne pourra pas se retenir. Je ne pense pas que dans nos pays, l’autocensure pose problème. Ailleurs, oui, mais pas ici, pas actuellement.
Le seuil de tolérance des lecteurs s’est aussi transformé beaucoup depuis 30 ans. De manière générale, en humour, la vague contemporaine propose un style plus grossier. Le public est complètement blasé donc ce n’est pas une petite caricature avec une phrase un peu osée qui va faire sourciller les gens. Beaucoup de tabous sont tombés depuis 30 ans, ce qu’on ne pouvait pas dire à l’époque, on peut le dire aujourd’hui sans problème. Mais d’une certaine façon, c’est un peu dommage parce que l’humour est devenu tellement explicite qu’on perd un peu en subtilité. Il y a des caricaturistes d’une presse plus populiste qui font des amalgames faciles et excessifs, entre par exemple une personnalité publique actuelle et une du passé. Mais ça ne mène pas le débat très loin et en fin de compte, on hausse les épaules et on dit, ‘bof, ce n’est pas drôle’. Pourtant, on aurait réagi autrement il y a 20 ans.
Ce qu’on remarque d’ailleurs, c’est une sorte de nivelage de style : tout devient homogène et comique/drôle, mais en fin de compte, on ne sait pas quel caricaturiste a fait le dessin; c’est décevant. Si je vois un dessin, que je ne sais pas qui l’a fait et que c’est juste drôle avec plein de couleurs fortes, ce n’est pas très intéressant. À la limite, ces caricaturistes-là sont déresponsabilisés : le style ça va aussi avec le message, il y a un lien fort entre les deux.
MCPQ : Devrait-on s’inquiéter pour la liberté des caricaturistes avec les nouvelles tendances qui changent la profession?
M.F. : Il y a une évolution du métier de caricaturiste qui est un peu inquiétante et on ne sait pas trop où ça s’en va. Ailleurs, comme en France et aux États-Unis, les conglomérats font qu’on a un caricaturiste pour plusieurs journaux ou – encore pire – des caricaturistes pigistes. Pire, parce que les caricaturistes rendent disponibles leurs dessins sur des sites et que les journaux vont les chercher si ça leur plaît. On voit tout de suite les limites de ce système parce que le caricaturiste va naturellement passer à la critique plus légère, au comique plutôt qu’à la critique de fond. Alors que le caricaturiste éditorialiste qui est attaché à un journal est syndiqué, mais aussi inamovible. Il a donc beaucoup plus de latitude au niveau de la réflexion et de la critique.
Malheureusement, la tendance c’est qu’on s’en va beaucoup plus vers les caricaturistes pigistes et ça limite la liberté d’expression, car le journal va souvent aller chercher l’humour le plus anodin. Cette pratique a aussi tendance à délocaliser et à faire qu’il y a de moins en moins de caricature de proximité. Par exemple, avec ce système, il n’y aurait plus chez nous de caricaturistes pour se moquer du maire de Québec ou du maire de Chicoutimi.
MCPQ : Comment en est-on arrivé là ?
M.F. : Il y a quelque chose de formidable qui est arrivé aux caricaturistes dans les années 80: la syndicalisation. Mais ça a un effet pervers parce qu’actuellement, nos caricaturistes ont tous entre 55 et 65 ans et il n’y a pas de relève. Quand ils vont prendre leur retraite, la tentation va être forte pour les rédactions d’aller chercher des caricatures sur des sites, comme aux États-Unis. C’est une dynamique qui sévit actuellement dans les grands pays.
MCPQ : Quels changements peut-on escompter dans les prochaines années ?
M.F. : Le web change beaucoup la pratique, les caricaturistes échangent, il y a plein de possibilités, mais c’est encore en gestation. C’est difficile de faire une analyse, mais il y a des nouveaux phénomènes. Par exemple, Anne Tednas, caricaturiste au Washington Post, produit quotidiennement une caricature animée sur le site du journal. C’est là une façon nouvelle d’entrevoir le métier.
Je pense que dans les 10 prochaines années, avec la présence accrue des journaux sur le web, la caricature va évoluer. Je ne sais pas où elle ira, mais j’espère que ça va être dans une direction intéressante, où la critique sociale et la critique politique vont toujours avoir une grande importance.
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