Plaignant
Centre jeunesse des Laurentides et M. Denis Baraby, directeur
Mis en cause
Mme Émilie Dubreuil, journaliste, M. Michel Cormier, directeur général, information et la Société Radio-Canada
Résumé de la plainte
M. Denis Baraby, directeur du Centre jeunesse des Laurentides, dépose une plainte le 18 décembre 2013, contre la journaliste Émilie Dubreuil et la Société Radio-Canada, relativement à un reportage diffusé le 13 décembre 2013 à la télévision de Radio-Canada, à RDI et sur le site Internet de Radio-Canada. Le plaignant estime que des éléments du reportage permettent d’identifier des enfants de la communauté Lev Tahor et révèlent au public qu’ils ont été placés à l’extérieur de leur foyer par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), ce qui va à l’encontre de la Loi sur la protection de la jeunesse.
À la faveur d’une entrevue accordée par le rabbin Shlomo Helbrans, chef de la communauté Lev Tahor à Saint-Agathe, le reportage expose un conflit familial à l’origine de la crise qui a mené à l’intervention de la DPJ et au départ de ses membres vers l’Ontario. Le fils du rabbin aurait claqué la porte de la communauté, laissant sa femme et ses cinq enfants à Saint-Agathe, pour dénoncer publiquement les agissements de son père.
Analyse
Grief 1 : atteinte au droit à l’anonymat de personnes mineures
Selon le plaignant, des éléments dévoilés dans le reportage permettent l’identification de mineurs : en établissant le lien filial unissant le rabbin Shlomo Helbrans et le membre rebelle, puis en donnant le prénom de la femme de ce dernier. « Le Rabin (sic) Shlomo Helbrans n’a qu’un fils marié avec une femme prénommée Anna. En diffusant ces informations, la Société Radio-Canada et sa journaliste permettent d’identifier facilement les enfants du couple. »
Me Judith Harvie, du Service juridique de Radio-Canada, soutient que l’anonymat des enfants a été préservé. « […] on ne peut jamais voir dans le reportage l’image des enfants et ceux-ci ne sont pas nommés. On ne donne pas non plus le nom du père, dont on a camouflé le visage. Le visage de la mère est également masqué, ne laissant que la bouche pour bien entendre ses propos. Seul son prénom est donné ». Ces mesures font foi de la circonspection, du respect et de la retenue qui ont guidé la réalisation du reportage, selon Me Harvie. Par ailleurs, ajoute-t-elle, seuls des gens proches des enfants, susceptibles de déjà connaître leur histoire, pouvaient établir un lien entre ces derniers et les éléments dévoilés dans le reportage. Aux yeux du grand public, l’anonymat de la famille demeure préservé, d’autant qu’elle est issue d’une petite communauté isolée. En conclusion, les mis en cause soulignent le haut degré d’intérêt public de l’information diffusée, en ce qu’elle démontre l’importance du conflit qui a conduit à la crise vécue par la communauté Lev Tahor.
Le Conseil de presse souligne, dans son guide de déontologie Droits et responsabilités de la presse (DERP), que dans le même esprit que la Loi sur la protection de la jeunesse, « […] l’éthique journalistique oblige également le respect de balises particulières lors de la collecte, du traitement et de la diffusion d’informations concernant les mineurs, plus spécifiquement quant à leur identification ». (DERP, p. 43) Même hors du contexte judiciaire, la presse doit « s’abstenir de donner des détails susceptibles de permettre l’identification de jeunes stigmatisés, que ce soit comme victimes, tiers innocents ou parce qu’ils vivent des difficultés personnelles graves ». (DERP, p. 44)
Cependant, « Il peut arriver que l’intérêt public commande une dérogation à ce principe. […] Dans tous ces cas, les médias et les journalistes doivent faire preuve de circonspection, de retenue et de respect envers les personnes en cause lors du choix de l’angle de traitement du sujet. La presse doit aussi éviter toute détresse inutile aux jeunes victimes de drames humains et d’événements traumatisants. » (DERP, p. 44)
Le Conseil estime que le reportage, qui permet de comprendre les circonstances ayant mené à l’intervention de la DPJ dans la communauté Lev Tahor et au départ de ses membres vers l’Ontario, est d’un intérêt public certain. Le point de vue de l’intérieur de la communauté, jusqu’au cœur d’une famille brisée, donne un éclairage différent et pertinent à une histoire médiatisée depuis plusieurs semaines à l’époque de la diffusion du reportage.
Après avoir soupesé le droit du public à l’information et le droit à l’anonymat des personnes mineures, le comité a jugé à la majorité, trois voix pour la décision incluant le vote prépondérant de la présidente du comité des plaintes, et trois voix contre, que du point de vue de la déontologie journalistique, les mis en cause n’ont pas fait preuve de suffisamment de prudence pour préserver l’anonymat des enfants, aux yeux du grand public, en révélant le prénom de leur mère et en ne masquant pas complètement le visage de celle-ci. Considérant qu’ils ont assurément vécu des « difficultés personnelles graves » du fait d’avoir été pris en charge par la DPJ, l’anonymat de ces enfants devait, par tous les moyens, être préservé.
De l’avis du Conseil, la diffusion des mêmes extraits d’entrevue, sans nommer la jeune femme et sans montrer partiellement son visage, aurait permis la même compréhension des enjeux pour le public.
En conséquence, le grief pour atteinte au droit à l’anonymat de personnes mineures est retenu.
Cependant, trois membres du comité estiment pour leur part que les mesures prises par les mis en cause pour empêcher l’identification des enfants étaient suffisantes.
Décision
Au vu de ce qui précède, le Conseil de presse du Québec retient à la majorité, avec vote prépondérant de la présidente du comité des plaintes, la plainte de M. Denis Baraby, directeur du Centre jeunesse des Laurentides, contre la journaliste Émilie Dubreuil, la Société Radio-Canada, RDI et le site Internet de Radio-Canada pour le grief d’atteinte au droit à l’anonymat de personnes mineures.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 3, article 8.2)
La composition du comité des plaintes lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Mme Micheline Bélanger
Mme Micheline Rondeau-Parent
M. Alain Tremblay
Représentant des journalistes :
M. Vincent Larouche
Représentants des entreprises de presse :
M. Éric Latour
Mme Micheline Pepin
Analyse de la décision
- C16B Divulgation de l’identité/photo
Date de l’appel
25 March 2015
Appelant
Mme Émilie Dubreuil, journaliste, M. Michel Cormier, directeur général, information et la Société Radio-Canada
Décision en appel
PRÉAMBULE
Lors de l’étude d’un dossier, les membres de la commission d’appel doivent s’assurer que les principes déontologiques ont été appliqués correctement en première instance.
GRIEF DES APPELANTS
Les appelants contestent la décision de première instance relativement à un grief :
- Grief 1 : atteinte au droit à l’anonymat de personnes mineures
Grief 1 : atteinte au droit à l’anonymat de personnes mineures – Les appelants estiment que la décision rendue par le comité des plaintes « n’est pas conforme aux règles prévues dans le guide des Droits et responsabilités de la presse et ne respecte par les décisions du Conseil ». Les appelants soutiennent que le comité a ajouté au principe du DERP, que l’anonymat soit préservé par « tous les moyens » et donc, que personne ne puisse identifier les enfants, y compris les proches. De l’avis des appelants, le comité a déjà interprété cette exigence comme imposant de ne pas donner d’information permettant au grand public d’identifier les personnes dont l’anonymat doit être protégé. Les appelants rappellent certaines décisions dans lesquelles le comité concluait que « l’anonymat est protégé puisque les personnes concernées ne peuvent être reconnues » (D2010-04-073 et D2008-05-072 (2)). Les appelants allèguent que cette interprétation est bien fondée puisqu’elle permet d’atteindre le juste équilibre entre la liberté d’expression des médias et la protection des personnes impliquées dans des affaires judiciaires d’intérêt public dont l’anonymat doit être préservé pour diverses raisons.
Les appelants soutiennent avoir respecté le guide en s’abstenant de diffuser toute information propre à permettre l’identification, par le grand public, des enfants en cause. Ils rappellent qu’on ne peut jamais voir dans le reportage l’image des enfants et que ceux-ci ne sont jamais nommés. Le reportage ne donne pas non plus le nom du père, dont le visage était camouflé et la mère, qui est voilée, a le visage partiellement masqué, ne laissant que sa bouche pour bien entendre ses propos et que seul son prénom est donné, ce qui ne permet pas l’identification des enfants. Les appelants concluent qu’il est impossible pour le grand public d’identifier les enfants en cause à l’aide des informations diffusées.
Les intimés réfutent les arguments présentés par les appelants et soulignent que le guide de déontologie du Conseil de presse, reconnaît d’emblée la Loi sur la protection de la jeunesse qui accorde une protection spéciale aux enfants les plus vulnérables de notre société. Les intimés sont d’avis que les enfants sont en droit de ne pas voir leurs chances de réinsertion sociales compromises par une diffusion permettant de les identifier. Selon eux, il n’était pas nécessaire, pour informer correctement le public, de mentionner le prénom de la mère des enfants ni de montrer son visage. Ces informations combinées à l’information que les enfants sont les petits-enfants du rabin Slomo Helbrans permettent clairement leur identification, non seulement par les membres de la communauté Lev Tahor, mais également dans la communauté qu’ils tentent d’intégrer actuellement. Les intimés prétendent que chaque fois que les enfants auront à s’identifier en donnant leur nom de famille et le prénom de leur mère, que ce soit à l’école, à l’hôpital ou à l’inscription pour des loisirs, ils risqueront d’être reconnus comme des enfants sous la protection de la jeunesse. Les intimés concluent en soulignant qu’il est du devoir du Conseil de presse de s’assurer que les journalistes et les médias respectent les lois.
Les membres du comité de première instance retenaient, à la majorité (3 membres sur 6, avec vote prépondérant de la présidente), le grief d’atteinte au droit à l’anonymat de personnes mineures, et concluaient au paragraphe [8] : « Après avoir soupesé le droit du public à l’information et le droit à l’anonymat des personnes mineures, le comité a jugé à la majorité, trois voix pour la décision incluant le vote prépondérant de la présidente du comité des plaintes, et trois voix contre, que du point de vue de la déontologie journalistique, les mis en cause n’ont pas fait preuve de suffisamment de prudence pour préserver l’anonymat des enfants, aux yeux du grand public, en révélant le prénom de leur mère et en ne masquant pas complètement le visage de celle-ci. Considérant qu’ils ont assurément vécu des « difficultés personnelles graves » du fait d’avoir été pris en charge par la DPJ, l’anonymat de ces enfants devait, par tous les moyens, être préservé. » Et au paragraphe [9] : « De l’avis du Conseil, la diffusion des mêmes extraits d’entrevue, sans nommer la jeune femme et sans montrer partiellement son visage, aurait permis la même compréhension des enjeux pour le public. »
Les membres de la commission d’appel concluent que le comité de première instance a appliqué correctement le principe d’atteinte au droit à des personnes mineures : « La Loi sur la protection de la jeunesse accorde une protection spéciale aux personne mineures. Les pouvoirs publics ont également adopté des mesures visant la protection de l’anonymat des jeunes impliqués dans un débat judiciaire ou dans une situation qui menace leur sécurité et leur développement, afin de ne pas compromettre leurs chances de réinsertion sociale et familiale. Pour les mêmes raisons, l’éthique journalistique oblige également au respect de balises particulières lors de la collecte, du traitement et de la diffusion d’informations concernant les mineurs, plus spécifiquement quant à leur identification ». (DERP, p. 43) « Hors du contexte judiciaire, […] la presse devrait s’abstenir de donner des détails susceptibles de permettre l’identification de jeunes stigmatisés, que ce soit comme victimes, tiers innocents ou parce qu’ils vivent des difficultés personnelles graves. » (DERP, p. 44) Cependant, « il peut arriver que l’intérêt public commande une dérogation à ce principe. […] Dans tous ces cas, les médias et les journalistes doivent faire preuve de circonspection, de retenue et de respect envers les personnes en cause lors du choix de l’angle de traitement du sujet. La presse doit aussi éviter toute détresse inutile aux jeunes victimes de drames humains et d’événements traumatisants. » (DERP, p. 44)
Les membres de la commission rappellent que dans la jurisprudence du Conseil de presse on y retrouve de nombreuses décisions (D2013-08-014, D2011-05-091, D2006-08-007) en référence à l’atteinte au droit à l’anonymat de personnes mineures et que la conclusion qui se dégage de ces décisions est que « la presse devrait s’abstenir de donner des détails susceptibles de permettre l’identification de jeunes stigmatisés, que ce soit comme victimes, tiers innocents ou parce qu’ils vivent des difficultés personnelles graves. » De l’avis de la commission, les membres du comité de première instance n’ont fait qu’appliquer correctement le principe d’abstention d’identification de mineurs.
DÉCISION
Après examen, les membres de la commission d’appel ont conclu à l’unanimité de maintenir la décision rendue en première instance.
Par conséquent, conformément aux règles de procédure, l’appel est rejeté et le dossier cité en titre est fermé.
Le Conseil de presse du Québec rappelle que les décisions de la commission d’appel sont finales. L’article 8.2 s’applique aux décisions de la commission d’appel : « Lorsqu’une plainte est retenue, l’entreprise de presse visée par la décision a l’obligation morale de la publier ou de la diffuser. Les entreprises de presse membre s’engagent pour leur part à respecter cette obligation, et à faire parvenir au secrétariat du Conseil une preuve de cette diffusion au maximum 30 jours suivant la date de la décision. » (Règlement No 2, article 8. 2)
La composition de la commission d’appel lors de la prise de décision :
Représentants du public :
Mme Hélène Deslauriers
M. Pierre Thibault
Représentant des journalistes :
M. Daniel Renaud
Représentant des entreprises de presse :
M. Denis Bélisle